Depuis l’indépendance, un des moteurs du développement économique de Maurice a été le partenariat public-privé. Entre les représentants de l’Etat et ceux du secteur privé s’est forgé un dialogue permanent, souvent fructueux, pour établir les stratégies économiques du pays. Un mécanisme de feedback, par le truchement de leurs organisations respectives, a permis une réactivité efficace aux problèmes économiques du moment. L’institutionnalisation de leurs relations n’avait rien de répréhensible, mais aujourd’hui la ligne de démarcation entre l’Etat régulateur et les opérateurs privés devient floue, comme en témoigne la composition de l’Economic Development Board (EDB).
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Les risques de Policy Capture ou de State Capture sont bien réels à Maurice, soit le fait que des personnes proches du pouvoir influencent les politiques en faveur de leurs firmes ou de leur secteur d’activité. Désapprouvant cela dans un récent article de presse, Gérard Sanspeur affirme que « faire, néanmoins, le choix délibéré de nommer plusieurs membres du privé au conseil d’administration de corps parapublics ainsi qu’au sein d’institutions régulatrices, cela n’est pas pour autant introduire le loup dans la bergerie ». Voilà une position ambiguë de la part de quelqu’un qui dit s’inquiéter « des liens trop étroits entre régulateurs et opérateurs », de « l’influence indue des lobbys », de « la perception que les lobbyistes trament une sorte de coup d’Etat en douceur », et des « opérations de recherche de rente, c’est-à-dire l’obtention d’avantages fiscaux », qui est « totalement improductive pour l’intérêt général », mais qui « génère pourtant des profits énormes pour les parties prenantes ».
Une si belle prose fait regretter l’absence du conseiller spécial du Premier ministre de l’EDB. Mais pour lui, il suffirait de « réguler le marché de l’influence », d’officialiser la pratique du lobbying, comme aux Etats Unis, pour assurer la crédibilité et la légitimité de l’action publique. Ce marché où s’échangent « des faveurs mutuelles entre l’Etat régulateur et les acteurs privés » est ce que les économistes de l’école des choix publics appellent le « marché politique ». Or l’activité des lobbyistes a précisément perverti la démocratie américaine au point de créer le sentiment anti-establishment qui a porté Trump au pouvoir. La lobbycratie qui règne à Washington, et aussi à Bruxelles, est le terreau de cette « capture de l’action publique favorisant l’exclusion du plus grand nombre plutôt que promouvant l’inclusion et l’intérêt général ».
Car un lobby, défini comme un groupe de pression disposant d’un pouvoir d’influence qui s’exerce sur les décideurs publics, a un coût de fonctionnement. Dans toute organisation humaine, il y a un nombre optimal d’adhérents au-delà duquel elle subit des déséconomies d’échelle, en raison de l’existence de passagers clandestins, de ceux qui profitent du résultat de l’action collective sans participer au coût. Ainsi, l’efficacité d’un groupe dépend d’une taille critique. C’est la raison pour laquelle il n’existe pas de lobby contre l’impôt direct, les coûts étant trop prohibitifs pour mobiliser des dizaines de milliers de contribuables. Dans son livre The Logic of Collective Action, l’économiste américain Mancur Olson postule que « a lobbying organization, working in the interest of a large group of firms or workers in some industry, would get no assistance from the rational, self-interested individuals in that industry ».
C’est ce qui explique que les petites et moyennes entreprises peuvent difficilement s’organiser pour faire pression sur le gouvernement. Dès lors, réglementer le lobbying pour le mettre au centre du dialogue public-privé, voire au cœur de l’Etat, c’est avantager les grands groupes de pression, tel Business Mauritius, qui ont des ressources humaines et financières pour faire avancer leurs intérêts. D’autant qu’ils sont à même de pouvoir satisfaire ce que leur réclament en contrepartie les hommes politiques et les bureaucrates. C’est la loi de l’offre et de la demande du marché politique.
Il est illusoire de croire qu’on peut mettre tous les lobbies, petits et grands, sur un pied d’égalité. En supposant que ce soit possible, l’économie en pâtira. Car toutes les entreprises consacreront leur temps, non pas à créer des richesses, mais à chercher des rentes auprès de l’Etat, une rente étant un transfert de richesse du contribuable au producteur. Dans ce cas, l’action publique ne découlera pas de politiques objectives et réfléchies, mais de la capacité de négocier des uns et des autres.
L’EDB est-il la meilleure réponse institutionnelle au « lobbying abusif » ? Non, car il est au contraire une plateforme centralisée pour le lobbying, et il facilite d’autant plus le travail des lobbyistes que leurs interlocuteurs sont du secteur privé ! Tout organisme étatique attire des lobbyistes. Eliminez-le, et ils disparaissent. Les seuls et vrais remparts contre le lobbying sont la concurrence et la liberté des échanges.
L’île Maurice a besoin de nouveaux entrepreneurs, et non de nouveaux chercheurs de rentes. Or, pour entreprendre de nos jours, il faut avoir non seulement les facteurs travail et capital, mais aussi et surtout l’information. L’asymétrie d’information (l’information est dispersée et imparfaite) pousse des opérateurs privés à faire partie des institutions publiques afin d’obtenir des informations à moindre coût, sachant que l’information est à la base de l’intelligence économique. Toutes les informations traitées par l’EDB sont de nature confidentielle, mais pas pour les membres de son conseil d’administration. Là se situe le conflit d’intérêts.
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