
Le gouvernement veut créer une instance indépendante pour enquêter sur les juristes. Si certains saluent une réforme attendue, d’autres y voient une menace directe contre l’indépendance du barreau et l’autonomie de la profession.
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Le gouvernement a décidé, le 10 octobre 2025, de créer une instance indépendante chargée de traiter et d’enquêter sur les plaintes contre les praticiens du droit. Le Law Practitioners (Disciplinary Proceedings) Bill sera prochainement présenté à l’Assemblée nationale. Il vise à centraliser les plaintes contre les juristes mauriciens au sein d’une commission indépendante, la Law Practitioners Complaints Commission, remplaçant les instances professionnelles existantes, et confie à la Cour suprême le pouvoir disciplinaire exclusif. Cette réforme provoque des réactions très contrastées au sein de la profession juridique.
Me Sanjay Bhuckory, Senior Counsel, accueille « très favorablement » cette initiative. Il l’avait d’ailleurs lui-même préconisée en 2004, quand il était président du Bar Council. Il estime qu’« il était grand temps que l’on mette sur pied une instance disciplinaire avec du mordant ». À ses yeux, le Bar Council « est largement dépassé et impuissant, tel un bouledogue sans dents ». Cette loi formaliserait les procédures, ajoute, elle, l’avocate Amira Peeroo.
« Une entité dédiée et spécialisée dans ce genre de plaintes sera créée », affirme-t-elle.
Cette nouvelle commission présenterait plusieurs avantages majeurs. D’abord, elle fonctionnerait à plein temps, contrairement au Bar Council qui est « extrêmement limité en termes de temps, de moyens et de pouvoirs de sanction », poursuit Me Sanjay Bhuckory. Elle disposerait également de compétences bien plus étendues, contrairement au Bar Council qui ne peut imposer qu’un simple avertissement. Me Bhuckory espère que la commission « agira avec plus de promptitude et dans un temps imparti, contrairement aux interminables procédures que l’on connaît actuellement ».
Ni l’Attorney General, ni le Bar Council, ni la Chambre des notaires, ni la Mauritius Law Society ne pourront mener d’enquêtes ou infliger des sanctions disciplinaires aux juristes
À l’heure actuelle, « les juristes se fient uniquement aux articles 13 et 14 du Law Practitioners Act », qui « ne donnent pas de détails sur les actions disciplinaires contre les juristes, vu la généralité dans laquelle elles ont été rédigées et votées », rappelle Me Amira Peeroo.
De plus, dit-elle, avec cette réforme, « ni l’Attorney General, ni le Bar Council, ni la Chambre des notaires, ni la Mauritius Law Society ne pourront désormais mener d’enquêtes ou infliger de sanctions disciplinaires aux juristes ». Ce nouveau projet de loi a pour but de « formaliser le processus et la manière dont sont entendues les personnes ayant des doléances concernant le comportement des avocats, avoués et notaires ».
L’avocate est persuadée que ce renforcement de la responsabilité renforcera aussi « la transparence au sein de la profession ». Certes, les juristes sont déjà tenus de suivre un code de déontologie très strict, les engageant à un haut niveau de conduite, mais il existe parfois des clients non satisfaits, « rightly or wrongly », des démarches de leurs conseils légaux.
Pour elle, « désormais, avec une loi visant les sanctions disciplinaires, ils devront être plus vigilants dans leurs actions et leurs conseils. Cela ne pourra qu’améliorer le niveau et la qualité des membres du barreau ».
Inquiétudes quant à l’indépendance
Avec ce nouveau texte de loi, le système de recours s’en trouverait également amélioré, indique Me Sanjay Bhuckory. « Un légiste qui est réprimandé par la commission aura un droit d’appel à deux échelons. D’abord à la Cour suprême et par la suite au conseil privé du Roi. » Actuellement, l’unique recours d’un légiste sanctionné par la Cour suprême est de faire appel au Conseil privé du Roi, dit-il.
Cependant, le Law Practitioners (Disciplinary Proceedings) Bill ne fait pas l’unanimité. « Il est totalement inacceptable qu’une telle décision ait été prise par le Conseil des ministres. Pour moi, c’est un coup de massue, pour ne pas dire un coup de couteau dans le dos », lâche l’avoué Selva Murday, secrétaire de la Mauritius Law Society. Il précise intervenir en son nom personnel.
Ce projet de loi n’a pas vraiment sa raison d’être, et surtout aucune urgence ne justifie la création de ce comité. Il aurait suffi de codifier la procédure actuelle...
Il insiste : ce projet constitue une « volte-face contre la profession libérale ». La profession d’avoué, de notaire ou d’avocat est « self-regulated », rappelle-t-il. Donc, « ce sont les membres de cette profession qui doivent eux-mêmes prendre les sanctions nécessaires, définir un code d’éthique, puis l’appliquer pour préserver la noblesse de cette profession ».
L’avouée Urvashee Domun abonde dans le même sens. Elle estime que cette loi « vise clairement à affaiblir le rôle du Bar Council, de la Mauritius Law Society et de la Chambre des notaires ». Ces instances sont responsables de veiller aux intérêts de la profession, d’enquêter sur les fautes professionnelles commises par les praticiens du droit et d’infliger les sanctions disciplinaires qui s’imposent. En cas de faute majeure ou grave, l’instance régulatrice saisit la Cour suprême. « Il existe déjà des mécanismes en place », soutient-elle.
Me Murday renchérit : « Par mon expérience à la Mauritius Law Society, je peux vous dire qu’aujourd'hui nous avons une méthode très bien rodée en ce qui concerne les actions disciplinaires. » Il l’explique en détail : « Le client dépose sa plainte. L’avoué en question est mis devant ce qui lui est reproché et donne, par la suite, ses explications par écrit. De là, le Conseil examine la plainte et l’explication de l’avoué avant de prendre une décision juste sur le sort du juriste. »
En cas d’éventuelles actions disciplinaires, le dossier est envoyé à l’Attorney General qui le réfère à la Cour suprême. En somme, « on a aujourd’hui un système mixte qui fonctionne correctement, et qu’il fallait simplement ajuster pour mieux rendre justice ».
Véritables priorités
Pour l’avouée Urvashee Domun, « ce projet de loi n’a pas vraiment de raison d’être, et surtout aucune urgence ne justifie la création de ce comité ». Elle propose une alternative : « Il aurait suffi de codifier la procédure actuelle et d’attribuer les mêmes pouvoirs aux trois instances régulatrices déjà existantes. »
Quelles sont les « intentions réelles » derrière cette réforme ? C’est ce que veut savoir Me Murday. Il exprime ses doutes sur l’indépendance réelle de la nouvelle commission : « Un ‘self-regulated body’ empêche les interventions des tiers et des politiciens dans notre profession. Cette Law Practitioners Complaints Commission sera dirigée par qui, et nommée par qui ? Sûrement un autre nominé politique. Donc, on retire l’investigation de l’arène des avoués et on la met entre les mains des politiciens. »
Si le législateur entend instituer un panel chargé de déterminer les actions disciplinaires, sa composition devra être minutieusement pensée. Le panel devra être indépendant et équitable.
Selon lui, il aurait mieux valu un système mixte. « Décide-t-on maintenant de faire venir des étrangers pour nous juger ? » s’exclame-t-il, qualifiant cela « d’abomination ». Il se demande aussi : « Est-ce que ces personnes qui vont siéger sur ce comité auront l’immunité tant réclamée par le Conseil des avoués pendant ces vingt dernières années ? »
L’avocate Amira Peeroo insiste, elle aussi, sur l’importance de la composition du panel : « Si le législateur entend instituer un panel chargé de déterminer les actions disciplinaires, sa composition devra être minutieusement pensée. Le panel devra être indépendant et équitable, dans le respect des droits des juristes. »
Mais Me Murday n’en démord pas : cette réforme aura de graves conséquences. « L’impact de ce projet de loi est que les praticiens du droit seront à la merci des politiciens. Nous allons perdre notre indépendance. »
Il regrette que « les vrais problèmes restent entiers ». Il cite les honoraires pratiqués par certaines boîtes de juristes, le manque de personnel dans nos instances, les cours dispensés pour les juristes qui ne sont pas revus, entre autres. À cela, Me Urvashee Domun ajoute le dépôt des affaires au greffe de la Cour, qui prend trop de temps ; le manque de personnel dans le système judiciaire, qui ralentit les procédures ; l’absence de numérisation du judiciaire, qui reste pourtant une priorité.
Avec frustration, Me Murday lance : « Il y a tout cela à revoir et pourtant, on s’obstine à construire une machine qui détruira la profession. » Et de conclure, amer : « Notre métier est fusillé à bout portant par des ex-confrères. Ceux qui se sont battus à nos côtés sont aujourd’hui les ennemis de la démocratie et de la justice. »
Abus et plaintes malveillantes
Un autre sujet de préoccupation traverse la profession : celui des plaintes frivoles de clients frustrés. Me Sanjay Bhuckory reconnaît que le risque « existe, et existera toujours ». Cependant, il préconise de « passer au crible les plaintes afin d’en éliminer, à la base même, celles qui sont frivoles ».
Il s’appuie sur son expérience personnelle : « Je peux vous dire que lors de ma présidence et de mes deux mandats antérieurs en tant que trésorier du Bar Council, et plus récemment en tant que président de son comité d’éthique, le Bar Council a toujours su discerner et éliminer les plaintes fausses et malicieuses. J’ose espérer que la commission saura en faire de même. »
Me Bhuckory souligne également que « les juristes peuvent se protéger en respectant scrupuleusement leur code de déontologie et en honorant les obligations professionnelles qui les lient contractuellement à leurs clients ». Il ajoute : « Il y a, regrettablement, de plus en plus de brebis galeuses au sein de notre profession. Il est grand temps de sévir et de redorer notre blason, car il y va de l’intégrité et de la réputation de notre profession dans son ensemble. »
Cependant, Me Murday doute que ce filtrage soit efficace. Il s’interroge sur « des plaintes faites par des clients frustrés ». Il craint que « le risque de tels abus existe ». C’est d’ailleurs pour cette raison que « nous avions recommandé, il y a deux ou trois ans, qu’on ait un système mixte ».
L’avocate Amira Peeroo partage cette inquiétude. Elle note que « parfois, des clients dits compulsifs peuvent formuler des allégations à tort et à travers, simplement parce qu’ils n’ont pas obtenu le résultat escompté ». Elle martèle : « Les juristes ne font que leur travail, et il y a des limites à cela. »
Elle met en garde : « Si le législateur entend discipliner ou réprimander les juristes sans enquête sur la véracité des plaintes reçues (souvent de la part de clients compulsifs), il y aura des abus. La loi devra empêcher et protéger contre tout abus. »
Des garde-fous nécessaires
Elle demande, de ce fait, que le législateur prévoie des protections solides : « Toute nouvelle loi comporte des risques. Cependant, il incombe au législateur de prévoir des garde-fous ainsi qu’un mécanisme de filtrage des doléances. »
Elle souligne également que « le législateur devra veiller à ce que les ‘Disciplinary Proceedings’ se tiennent dans le respect des principes de droit tels que ‘fairness’, ‘natural justice’ et ‘proportionality’, entre autres ».
Dans la même veine, l’avouée Urvashee Domun soulève la question de la proportionnalité des sanctions : « Puisque tout sera codifié, cela rendra plus transparente la manière dont les sanctions seront prises. Il faudra aussi voir si le projet introduit de nouvelles sanctions pour les juristes. Les sanctions doivent être proportionnelles aux fautes commises. Sinon, on risque un manquement à l’équité dans le traitement des plaintes. »
Etant donné que le législateur est habilité à mettre en place ce projet de loi, Me Amira Peeroo fait valoir qu’« il lui revient donc de prévoir les garde-fous nécessaires contre les abus et les protections pour les juristes ». Me Murday, lui, insiste sur l’importance du code d’éthique existant : « Le code d’éthique a toujours été là pour les guider. D’où l’importance de faire signer un accord au client, concernant les honoraires et les conseils juridiques qui leur sont prodigués. »
Les juristes mauriciens devront attendre la présentation officielle du projet de loi à l'Assemblée nationale pour y voir plus clair.
Ce que prévoit le Law Practitioners (Disciplinary Proceedings) Bill
Le gouvernement a approuvé, le 10 octobre 2025, lors du Conseil des ministres, le Law Practitioners (Disciplinary Proceedings) Bill. Ce projet de loi vise principalement à simplifier et à codifier les procédures, ainsi qu’à garantir clarté et transparence sur :
- La création de la Law Practitioners Complaints Commission, qui sera désormais chargée de traiter et d’enquêter sur toute plainte déposée par un individu pour une faute professionnelle éventuelle commise par un juriste, et de décider, le cas échéant, de l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre ce dernier devant la Cour suprême.
- La mise en place d’une enquête indépendante sur toute allégation de faute professionnelle suspectée commise par un juriste dans l’exercice de sa profession.
- L’ouverture et la conduite d’une procédure disciplinaire contre un avocat devant la Cour suprême.
À retenir
« En conséquence, ni l’Attorney General, ni le Bar Council, ni la Chambre des notaires, ni la Law Society de Maurice n’enquêteront désormais sur une faute professionnelle présumée commise par un praticien du droit dans l’exercice de sa profession. De plus, ces organismes ne seront plus habilités à infliger une quelconque sanction à un juriste. Ces nouvelles dispositions entraîneront des modifications corrélatives à plusieurs lois, notamment le Courts Act, le Law Officers Act, e Law Practitioners Act, le Mauritius Bar Association Act, le Mauritius Law Society Act et le Notaries Act ».
Des avocats interpellent le Bar Council
Une vingtaine d’avocats, menés par Mes Yatin Varma et Assad Peeroo, ont adressé le vendredi 17 octobre 2025 une lettre officielle au secrétaire du Bar Council pour demander la tenue d’une réunion spéciale de la Mauritius Bar Association (MBA). Ils souhaitent que les membres puissent discuter du Law Practitioners (Disciplinary Proceedings) Bill.
L’objectif de la lettre est de permettre à la profession légale de formuler des propositions au gouvernement avant que le texte ne soit présenté à l’Assemblée nationale. Les avocats estiment également qu’il est important que les avis de la profession soient systématiquement consultés chaque fois qu’un projet de loi concernant le secteur juridique est préparé.

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