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Kevin Teeroovengadum,  économiste : «Maurice a besoin d’un nouveau modèle économique»

Alors que 2023 touche à sa fin et que l’économie enregistre une nouvelle avancée, Kevin Teeroovengadum s’interroge sur la nature de cette croissance. Dans cette interview, il examine les éléments qui favoriseront positivement le développement du pays tout en abordant l’un des sujets actuels, à savoir la compensation salariale.

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La croissance du PIB réel devrait être supérieure à 7 % en 2023 selon la Banque de Maurice. Que signifierait un tel taux pour le pays après les différentes crises ?
La croissance mondiale depuis 2021, trois ans après la pandémie, a eu des répercussions sur le développement à Maurice. Les frontières sont ouvertes depuis deux ans, favorisant ainsi la reprise de l’activité touristique. Il est donc naturel d’observer une croissance de l’économie locale. Cependant, la question qui subsiste est la suivante : est-ce une croissance qualitative de l’économie mauricienne ? Il faudrait tenir compte du PIB par tête d’habitant après deux années de croissance suivant la Covid-19. En termes de dollars, Maurice est au même niveau qu’en 2017-18. Autrement dit, le pays est loin derrière le développement de 2019, soit la période pré-Covid. 

La réelle solution est de créer plus de valeur économique.»

Quels sont les éléments nécessaires pour atteindre une croissance qualitative en 2024 ?
Il convient de souligner que nous traversons une période d’incertitude qui date d’avant la pandémie. La crise ukrainienne, suivie du conflit au Moyen-Orient, a succédé à la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Nous sommes dans une décennie où il devrait y avoir pas mal de turbulences sur la scène internationale. Toutefois, Maurice est géographiquement éloigné de ces différentes crises. L’île tropicale, que l’on est, a des opportunités pour devenir un lieu sûr dans ce monde incertain. En Europe, l’inflation, l’immigration, la criminalité ou encore la guerre russo-ukrainienne est au cœur de l’actualité. Ce marasme devrait permettre à Maurice – qui a des atouts - de se positionner pour être « the natural » Dubaï de l’océan Indien. Dubaï a connu un développement impressionnant, attirant de grosses fortunes sur ses terres. De plus, là-bas, le secteur de la construction est en plein boom, même si le pays se situe dans une région de guerre. Il faudrait, toutefois, une stratégie cohérente et holistique à Maurice et miser sur le tourisme, silver economy ou encore le Global Business qui figurent parmi les éléments pouvant contribuer à une croissance qualitative.  

Maurice s’apprête à clôturer 2023 avec un chiffre touristique inférieur à celui de 2019.»

Comment est-ce qu’une bonne stratégie économique dont vous évoquez fait- elledéfaut à Maurice ?
La réalité est qu’il n’y a pas eu de changement depuis 2010. Maurice a besoin d’un nouveau modèle économique. La pandémie a entrainé un terme inédit, en l’occurrence, la nouvelle normalité. Toutefois, nous sommes revenus à l’ancienne normalité. Maurice peine à saisir les opportunités qui se présentent. Voilà plus de 10 ans que le pays n’a pas connu un vrai plan de relance de l’économie. Les mesures prises peuvent être qualifiées de « fire fighting ». La réelle solution est de créer plus de valeur économique. Nous avons besoin de nouvelles personnes avec des façons inédites de penser dans le secteur public comme dans le privé. Rien n’a pas changé entre les périodes post et pré-covid. Il est important d’attirer au moins un milliard de dollars d’investissements directs étrangers (IDE). Nous en sommes à 500 – 600 millions de dollars depuis les 15 dernières années. Nous devons réfléchir à la manière de faire pour accueillir plus de touristes et que ceux-ci dépensent davantage sur notre sol. La facture d’importation doit être réduite et des mesures doivent être prises pour augmenter nos exportations. Le déficit commercial du pays pointe vers le haut année après année. 

Le pays est loin derrière le développement de 2019, soit la période pré-Covid.»

La barre du million de touristes accueilli à Maurice a été franchie en octobre dernier. Le pays est, cependant, en retard face aux Maldives sur ce front. Peut-on aspirer à prendre les devants dans l’océan Indien dès 2024 ?
Il est clair qu’il y a une demande internationale incroyable pour le voyage, ce qui a contribué à la croissance mondiale du tourisme. Or, Maurice s’apprête à clôturer 2023 avec un chiffre touristique inférieur à celui de 2019. En revanche, les Maldives devraient atteindre 1.9 million, voire 2 millions d’arrivées touristiques cette année, soit un niveau qui dépasse celui de 2019. Il faudrait se demander pourquoi les touristes optent pour d’autres destinations, alors qu’il y a des problèmes d’insécurité ailleurs. Par ailleurs, la stratégie développée par Dubaï se reflète sur ses chiffres enregistrés dans le tourisme. Nous avons besoin d’un vrai diagnostic pour déterminer la raison expliquant que Maurice ne fait pas mieux qu’en 2019 et ainsi venir de l’avant avec des solutions pour remédier à cela. L’île continue de surfer sur la même vague et reste bloquée avec un ancien business plan. D’ailleurs, le pays n’a pas été en mesure de débloquer de nouveaux marchés, voire d’attirer les touristes russes par exemple et profiter de la situation en Europe.  

Avec un système économique comme le nôtre, il ne devrait pas y avoir des inégalités croissantes.» 

Le dernier comité de politique monétaire a débouché sur un statu quo du Key Rate à 4,5 %. Celui-ci n’a pas connu d’évolution tout au long de 2023. Était-ce l’approche à adopter de la part de la Banque de Maurice ?
L’impact de l’inflation n’a pas facilité les choses. Les taux ont bien augmenté aux États-Unis et en Europe depuis les deux dernières années. La roupie est, par conséquent, toujours sous pression, d’où les interventions de la Banque de Maurice sur le marché intérieur des changes. Celle-ci essaie de gagner du temps en attendant que les taux baissent aux États-Unis, ce qui pourrait arriver en juin prochain. 
Par ailleurs, la situation pourrait expliquer le jeu de spéculation sur le marché des changes sachant que le dollar est à l’avantage des investisseurs. La Banque centrale va, cependant, devoir poursuivre ses actions dans le court terme. Elle n’a pas d’autres choix que de continuer ainsi, à moins que les autorités ne viennent de l’avant avec un vrai modèle économique qui contribuera à ramener plus de devises étrangères dans le pays.  

Statistics Mauritius a avancé une inflation de 7,1 % lors de la première réunion tripartite, un taux qui sera pris en compte dans le calcul de la compensation salariale. Les syndicalistes proposent un montant entre Rs 1 500 et Rs 2 000. Quel est le montant qui vous semble le plus approprié au vu du contexte actuel ?
Le cycle inflationniste et la hausse des prix sont toujours d’actualité. L’augmentation des prix a été non-négligeable durant les quatre dernières années à Maurice. L’exercice de la compensation salariale vise à essayer de rattraper le retard en cette fin d’année. La classe moyenne, de même que les revenus faibles et moyens, a subi l’effet néfaste de l’inflation ces trois dernières années. L’effort à être consenti devra être en leur faveur. Il faudrait ainsi une bonne compensation salariale, car, pour rappel, le pouvoir d’achat a chuté depuis 2021. Avec un système économique comme le nôtre, il ne devrait pas y avoir des inégalités croissantes. Or, Maurice a, d’un côté, des maisons coûteuses construites dans des Smart Cities et de l’autre, des ménages qui peinent à joindre les deux bouts à la fin du mois. Les réunions tripartites devront déboucher sur une compensation équitable. Le bilan publié par le secteur privé avec la croissance affichée de plusieurs entreprises et les dividendes qui seront versés est significatif et il n’y a pas d’excuse quant à la compensation. La main-d’œuvre a actuellement la possibilité d’aspirer à de meilleures rémunérations à l’étranger et il conviendrait de les retenir.   

Le montant de Rs 15 000 sous forme de salaire minimum avancé par le ministre du Travail n’est pas une surprise.»

Le salaire minimum de Rs 15 000 en 2024 arrive donc au moment opportun ?
Le montant de Rs 15 000 sous forme de salaire minimum avancé par le ministre du Travail n’est pas une surprise. Toutefois, Rs 15 000 aujourd’hui est l’équivalent d’environ Rs 10 000 en 2020. La valeur de la roupie a changé. Un dollar vaut Rs 44 aujourd’hui, mais c’est un taux artificiel. Les autorités se targuent d’une belle croissance économique, mais la Banque de Maurice continue à injecter de l’argent pour défendre la roupie. Ajouté à cela un taux élevé d’inflation entre 2021 et 2023. Le salaire minimum était d’environ Rs 10 000 en 2019-20. En indexant l’inflation à ce montant, l’effet réel d’une hausse de Rs 10 000 à Rs 15 000 n’est pas visible. De ce fait, avoir un salaire minimum de Rs 15 000 en 2024 ne signifierait pas avoir automatiquement plus de moyens financiers. L’impact de l’inflation sur le pouvoir d’achat est bien plus que l’augmentation en termes de salaire.  

Le « feel good factor » est éphémère, contrairement à l’impact de l’inflation»

Avec la révision du salaire minimum, du revenu minimum garanti et tenant compte de la promesse concernant la pension de retraite, le gouvernement s’est-il lancé dans un jeu économique dangereux avec les élections en ligne de mire ?  
La dépréciation de la roupie permet à l’État d’engendrer davantage de taxes, notamment sous forme de TVA. Je suis tenté de dire que le gouvernement fera ce qu’il doit faire, c’est-à-dire ramener le salaire minimum à Rs 15 000. Toutefois, le schéma de prendre dans la poche gauche pour mettre dans celle de droite n’a pas changé. On ne s’en sort pas économiquement. L’économie se redresse. La classe moyenne accuse néanmoins le coup. Le « feel good factor » est éphémère, contrairement à l’impact de l’inflation. À la fin de la journée, nous sommes toujours à la case départ.  

Risque-t-on d’assister à une année où les cadeaux vont pleuvoir de part et d’autre en 2024 et où les dépenses du gouvernement sont susceptibles de bondir ?
L’année électorale est une période « la bouss dou » dans n’importe quelle démocratie à travers le monde. C’est le cas aux États-Unis ainsi qu’en France, par exemple. Il n’y a rien de surprenant dans cette approche. Ce ne sera pas la première fois à Maurice que le gouvernement met le paquet à l’approche des élections.  On sait comment ça se passe. Le gouvernement va faire des promesses. Avec certaines mesures du budget qui n’ont pas encore été implémentées, il a automatiquement de l’argent quelque part qui n’a pas été utilisé et qui s’avèrera cruciale pour se préparer à l’année électorale. C’est une tactique couramment utilisée par tout gouvernement.

 

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