Live News

Jane Ragoo : «C’est la première fois qu’on a eu une loi qui protège les travailleurs»

La question de la relativité salariale a placé le monde syndical au cœur de l’actualité politique, économique et sociale. Porte-drapeau de cette revendication, la Confédération des travailleurs du secteur privé (CTSP) fait observer que l’organisation patronale, Business Mauritius a fait « fi de la loi en demandant à leurs membres de ne pas payer, c’est grave et inacceptable ». Dans l’interview qui suit, Jane Ragoo, secrétaire- générale de la CTSP reconnait, entre autres, « le dialogue social » engagé par le ministère du Travail avec la classe syndicale.

Publicité

À l’approche des élections générales, quel état faites-vous de la situation économico-sociale du pays ? Sommes-nous sortis la tête hors de l’eau ? Est-ce que la reprise est-elle bien installée ?

L’économie va bien. Du point de vue d’un syndicaliste, c’est la première fois qu’on a eu une loi qui protège les travailleurs, les chiffres parlant d’eux-mêmes. Le nombre d’emplois a augmenté. Maurice est devenu un pays à revenu élevé. Toutefois, seul un prétentieux peut dire qu’on n’aura pas de problème, puisque la situation géopolitique mondiale peut nous réserver bien de surprises qui, indiscutablement, auront un effet sur Maurice, car 80 % de ce que nous consommons est importé.

Votre réponse, vous l’aurez en regardant l’attitude du patronat qui ne se gêne pas pour se servir des stratégies afin de bloquer toute augmentation de salaire et toute correction anticonstitutionnelle.  Pour n’en citer que quelques-unes : 

  1. Est-il normal qu’un travailleur n’est pas payé selon ses aptitudes, ses expériences et ses qualifications, mais par rapport au secteur dans lequel il est employé ?
  2. Est-il normal qu’indépendamment du travail qu’ils font ils restent sous gradés ? Par exemple, un travailleur étranger de grade 1 est rémunéré en grade 3 sans aucune impunité ?
  3. Est-il normal qu’à cause du salaire minimal qui était inévitable, un chauffeur de camion de poids lourd touche le même salaire qu’un chauffeur avec trois mois de service.  Pourtant il est clairement stipulé dans l’Employment Relations Act, paragraphe 58 (1) (b), que « where there is a change in circumstances all existing collective agreement may be updated or a variation of collective agreement ».  
  4. Est-il normal que 75 000 de femmes qui ne bénéficient pas d’un Rémuneration Order indépendamment de leurs qualifications, diplômes et même plus, soient payés avec un salaire minimum à l’embauche ?
  5. Est-il normal que le gouvernement, lors du Budget 2023-2024, ait donné une aide aux PME pour le paiement d’un salaire de Rs 25 000 aux gradués afin de leur permettre de recruter des personnes qualifiées ?
  6. N’est-il pas aberrant que dans des entreprises qui font des centaines de millions de profit, embauche un personnel qualifié féminin pour moins de Rs 25 000 ?

Seul un prétentieux peut dire qu’on n’aura pas de problème car la situation géopolitique mondiale peut nous réserver bien de surprises qui, indiscutablement, auront un effet sur Maurice. Car 80 % de ce que nous consommons est importé"

Aujourd’hui, la CTSP est invitée par de grandes organisations syndicales internationales pour échanger avec des collègues d’Afrique, d’Asie et d’Europe de l’Est. Elle partage les avancées de la législation du travail, comme l’introduction du PRGF, l’interdiction du travail intermittent et la mise en place du « wage guarantee fund ». Il y aussi la CSG, qui a rendu la retraite universelle et renforcé notre état providence, car la retraite avec le NPF était payée sur une base sectorielle. L’introduction du « seed capital » prend en charge le paiement de la retraite au cas où l’entreprise est en faillite. Le congé de maternité à 16 semaines, le congé de paternité à 30 jours et bien d’autres encore sont autant d’avancées notables. 

Êtes-vous satisfait du bilan du ministre du Travail ? Quels ont été ses rapports avec la classe syndicale mauricienne ? Est-il un ministre du dialogue et qui est à l’écoute des syndicalistes ?

Pour mettre les choses dans leur juste perspective, revenons à 2008 sous l’ancien régime. Le 22 aout 2008, à une heure du matin, au Parlement, deux nouvelles lois du travail sont votées : l’Employment Relations Act (EReA) et l’Employment Rights Act (ERiA). Ces lois entrent en vigueur le 2 février 2009. 

Les deux lois précédentes étaient très mauvaises et ne protégeaient pas les travailleurs, mais ces deux nouvelles lois, en dépit du fait qu’elles contenaient certaines bonnes conditions pour les travailleurs, sont, dans le même temps, venues enlever deux choses fondamentales aux travailleurs du secteur privé. D’abord, le Termination Contract Service Board (TCSB), qui faisait obligation aux employeurs de justifier les licenciements, avait été aboli. 

Ensuite, le paiement pour les années de service avant 60 ans avait aussi été aboli. Ainsi, que vous ayez travaillé pendant un an ou 40 ans, lorsque votre employeur vous licenciait via des comités disciplinaires fictifs, vous ne receviez aucune compensation pour vos années de service. Vous étiez trois fois puni : vous n’aviez plus vos années de services, vous perdiez votre emploi et vous n’aviez plus de recours devant le TCSB. 

La CTSP a milité de toutes ses forces depuis février 2009 jusqu’à septembre 2019, sous l’ancien et le nouveau gouvernement pour faire changer ces lois. En octobre 2019, l’EReA a été amendée, tandis que l’ERiA a été remplacée par le Workers Rights Act.

Finalement, nos demandes ont été acceptées : le Portable Retirement Gratuity Fund, le Redundancy Board et les mêmes conditions de travail qui régissent l’ensemble des travailleurs du secteur privé (comme c’est le cas dans la fonction publique). À ces avancées, il faut aussi ajouter l’introduction du salaire minimum national en 2018 après notre grève de la faim de 10 jours en octobre 2017, et bien plus encore.

Alors sommes-nous satisfaits du bilan du ministre du Travail ? Oui, nous le sommes.  Ce ministre du Travail a toujours prôné le dialogue social avec la CTSP et les autres syndicats et a formulé des lois en faveur des travailleurs.  « We have to call a spade a spade ». Il n’y a pas d’autres mots.

La seule arme que nous avons en collectif, c’est la grève, on allait s’en servir. L’adage « ou pa paye ou tase » allait s’appliquer à eux"

La question du réajustement salarial a déclenché une véritable opposition du syndicat patronal, celui-ci avait appelé ses membres à observer le statu quo. Quelle réflexion vous inspire cette posture, qui est de nature à créer un conflit social ?

L’intérêt du patronat c’est le profit.  On comprend qu’ils ont du mal à diminuer de leurs poches, mais de là à faire fi de la loi en demandant à leurs membres de ne pas payer, c’est grave et inacceptable. Un syndicat qui se respecte ne peut rester tranquille.  La seule arme que nous avons en collectif, c’est la grève, on allait s’en servir. L’adage « ou pa paye ou tase » allait s’appliquer à eux.

Certains chefs d’entreprises souhaitent qu’on réaménage les horaires de travail dans d’autres secteurs afin de booster la productivité à Maurice face un monde post-Covid devenu très compétitif…

Depuis que je suis dans le monde syndical et cela fait 40 ans, j’entends ce mot : « productivité », « travayer pa productif ».  Pourtant, de nombreuses compagnies réalisent d’énormes profits d’année en année, surtout après la Covid. Je dis qu’il ne faut pas toucher pas aux heures de travail. Au contraire, avec un bon salaire et moins d’heures de travail, les 3 huit (8 heures de travail, 8 heures de repos et 8 heures de loisir) il y aura davantage de productivité. J’aimerais comprendre comment les employeurs mesurent leur propre productivité.

La question du paiement de la retraite universelle à Maurice divise encore. De nombreux d’entre eux faisant valoir qu’il faut donner aux plus vulnérables. Est-ce une réflexion pertinente ou pas ?

Je ne partage pas cet avis.  L’État a la responsabilité de prendre en charge tous les citoyens, dès leur naissance jusqu’à ce que chacun trouve un travail et à partir de l’âge de la retraite jusqu’à son décès.  La véritable question, c’est de savoir où trouver de l’argent.

Est-ce que le gouvernement doit-il soutenir les entreprises en incapacité de payer ?

Oui, mais attention, il convient de vérifier avant de payer. Ne mettons pas toutes les entreprises dans le même panier.

Il faut reconnaitre qu’avec le travail formidable que font certaines ONG, Maurice avance graduellement sur la parité.  Mais cela prend du temps. Parce que la volonté est là, mais la mentalité ne change pas"

La problématique du recours à la main-d’œuvre étrangère reste toujours entière et divise la classe politique. Faut-il maintenir le recours à cette main-d’œuvre ? Est-il avéré qu’elle est mal payée à Maurice ?

J’avais proposé une base de données pour identifier les vrais chômeurs, leurs aspirations et leurs profils. Je ne l’ai toujours pas vue. Cela aurait permis de mieux cerner nos besoins avant de faire appel à la main-d’œuvre étrangère. Cependant, le fait reste qu’on a besoin de la main-d’œuvre étrangère dans l’agriculture, le secteur de la mer, la boulangerie, le textile ou même la construction parce que de nos jours beaucoup de nos enfants souhaitent faire des études tertiaires et ne veulent plus faire de métiers manuels. 

Sans les travailleurs étrangers dans certains secteurs, le pays ne peut fonctionner.  Toutefois, je suis triste de voir que ceux qu’on appelle les « expats » peuvent, eux, venir avec leurs familles, mais pas les travailleurs étrangers.  Ces derniers restent à Maurice 3 à 10 ans, sans aucune possibilité de visite à leurs familles respectives, faute de moyens. Qu’arrive-t-il aux enfants qu’ils laissent dans leurs pays ? Il faudrait un jour penser à cette injustice flagrante.

Les lois sont les mêmes pour les migrants et les Mauriciens, mais le vol des salaires par les employeurs existe bel et bien pour les migrants. Nous connaissons des centaines de cas. Du fait qu’ils ne connaissent pas leurs droits, ils sont sans défense et sont exploités.  La CTSP a des projets pour les éclairer en ce sens.

Quelle serait la réponse à la tentation présente chez de nombreux Mauriciens de partir au Canada ? Comment les retenir ?

Mais pourquoi les retenir ?  La tentation de partir à l’étranger a toujours existé.  On ne peut retenir une personne contre son gré. Ma propre belle-sœur est partie quand elle avait 19 ans. Depuis 50 ans, elle vit à l’étranger. C’est le même scénario pour ma tante qui est en Angleterre depuis 60 ans, mais elles passent des vacances ici tous les ans. 

Peut-on durablement nouer des accords avec des pays africains – avec lesquels nous avons des liens historiques – afin de créer des opportunités d’emplois autres que dans le secteur bancaire, financier et celui de la comptabilité ?

Certainement, c’est même une nécessité.  Néanmoins, il faudrait plus de volonté politique et prendre des décisions durables.

Un des autres grands enjeux auquel Maurice fait face est la formation de compétences nouvelles dans des domaines tels que l’informatique et l’intelligence artificielle, mais aussi dans un secteur comme la filière des ressources de notre océan, toujours attendue. Faut-il des investissements massifs de l’État, aussi en partenariat avec des pays étrangers ?

Il faut reconnaitre qu’on manque de compétences. Il faut un plan soutenable et durable, avoir les compétences et l’investissement de l’État.  Jusqu’à présent, il y a eu que des annonces de bonne intention dans les domaines mentionnés plus haut.  Il faudrait cette volonté politique pour aller de l’avant.

A ce jour, est-ce que le travail des femmes à tous les niveaux est-il rétribué à égalité avec celui des hommes ? Est-ce que Maurice avance-t-elle sur la question de la parité ?

Il faut reconnaitre qu’avec le travail formidable que font certaines ONG, le pays avance graduellement sur la parité, mais cela prend du temps, parce que la volonté est là, mais la mentalité ne change pas. La société patriarcale domine.  Il faudrait attaquer le problème à la source, commencer par l’école, enseigner à nos petits que nous sommes tous égaux.  Quant à la question de la rétribution, on fait tout à la CTSP pour que la disparité disparaisse, d’où notre travail avec le salaire minimum national, la reconnaissance des catégories, la hiérarchie salariale et la reconnaissance des années de service.  « Work of equal value should be equally remunerated. » Un travail de valeur égale doit être également rémunéré.

Je suis triste de voir que ceux qu’on appelle les « expats » peuvent, eux, venir avec leurs familles mais pas les travailleurs étrangers"

Faut-il que le ministère de l’Éducation se mette à l’écoute du patronat pour la formation des compétences au niveau tertiaire afin de répondre à la question du « mismatch » ou faut-il laisser au jeune la liberté de choisir une filière qui correspond à sa personnalité ?

Il faut absolument une solution durable pour la formation, avec une vision claire et une compréhension de nos futurs besoins. Cela demande la participation de tous, pas seulement du patronat. Une approche holistique est nécessaire, car chacun a quelque chose à apporter.

Quel constat faites-vous de l’avenir du syndicalisme à Maurice ? A-t-il pu s’adapter aux nouvelles mutations et contraintes dans le monde du travail ?

Le syndicat des travailleurs existera toujours tant qu’il y aura l’exploitation de l’homme par l’homme.  Le profil des travailleurs va changer.  À Maurice, par exemple, nous aurons à défendre les intérêts des travailleurs étrangers face à l’exploitation à outrance dont ils sont victimes de la part de certains patrons.  Je parle pour la CTSP. Il est certain qu’avec la formation des jeunes et nos affiliations avec de puissants syndicats mondiaux, nous faisons face aux mutations.  Déjà, les moyens de communication avec les membres ont changé. Il faut constamment s’adapter au changement.

Est-ce que les syndicats et leurs représentants doivent-ils garder leur indépendance vis-à-vis de la classe politique ?

Un syndicat des travailleurs est la seule organisation où il n’existe pas de classes, religions, couleurs politiques ou autres appartenances.  De ce fait, les syndicats et leurs représentants doivent rester indépendants et représenter uniquement les intérêts des travailleurs. Vous comprendrez qu’en dehors de toute considération politique partisane qui, d’ailleurs est la force de la CTSP, un syndicat regroupant les travailleurs se donne pour mission de défendre ces derniers. Il s’agit de les organiser pour en finir avec le népotisme et les hypocrites.

La CTSP puise sa force dans son indépendance, sa capacité intellectuelle, son travail d’équipe et le soutien de tous ses membres et la population.

  • salon

     

 

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !