
Arrachés à leur archipel natal dans les années 1960 et 1970, Roger, Janine, Nella et tant d’autres portent encore les cicatrices d’un déracinement brutal. Aujourd’hui, à l’heure où un plan de retour progressif se dessine, entre réparation symbolique et défis logistiques immenses, leurs voix se font entendre. Témoignages poignants d’un peuple en quête de justice, de dignité retrouvée et d’un foyer reconstruit sur les rivages de leur mémoire.
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«Avant de mourir, je veux retourner chez moi. » La voix de Janine Sadrien, 69 ans, tremble à peine, mais porte le poids d’un demi-siècle d’exil. Cette phrase, simple et déchirante, dit tout. Elle résume la douleur d’un peuple déraciné et l’espoir fragile qui renaît enfin. Elle avait 12 ans lorsqu’elle a été contrainte de quitter Diego Garcia avec sa famille.
« Nous vivions heureux là-bas. Ce jour-là, c’est comme si une partie de nous avait été arrachée à jamais. Ce jour-là, tout a basculé », raconte-t-elle les larmes aux yeux. Dès leur arrivée à Maurice, leur calvaire a débuté.
C’est à Cassis que Janine et les siens ont trouvé refuge, mais ils ont eu droit à un accueil glacial. « Dimounn ti pe dir nou vilin e ki nou’nn vini pou manz Morisien. À Baie-du-Tombeau, bann dimounn ti fini tou savat ek bake pou ki nou pa gagn nanye pou servi », se remémore-t-elle, non sans peine.
Marginalisation
La situation n’était guère mieux à l’école. Elle se souvient surtout de cette marginalisation qui leur a été infligée dès les premiers jours. « L’enseignant prenait nos cahiers de lecture et les jetait dans un coin, comme si nous n’étions que des bons à rien. » Une souffrance que Janine porte encore en elle malgré les années qui se sont écoulées.
Mais elle n’a jamais cessé d’espérer. Si elle veut retourner sur l’île, c’est pour honorer ceux qui sont partis sans avoir vu la justice triompher. « Avant de mourir, je veux retourner chez moi, dans mon pays. Je veux être là-bas. Je pourrai rendre hommage à mes parents et à ceux qui n’ont pas vu ce grand jour. Je veux rendre hommage à mes parents. »
Janine veut aussi que ses enfants sachent d’où ils viennent. Ces derniers vivent aujourd’hui en Angleterre, mais elle rêve que les générations futures puissent s’ancrer de nouveau sur leurs terres ancestrales. « Ce ne sera pas facile, mais c’est faisable. Ce qui importe, c’est que nous ne sommes plus effacés. Nous comptons de nouveau », confie-t-elle.
Un sentiment qui anime aussi Roger Alexis. À 70 ans, il vit à Pointe-aux-Sables, mais son cœur est resté à Peros Banhos. Cet homme au regard vif n’avait que cinq ans lorsqu’il a quitté l’île précipitamment pour accompagner ses deux frères malades.
« Plus possible de rentrer »
« J’ai dû accompagner ma mère à Maurice pour les soigner. Malheureusement, leur état de santé s’est aggravé. Peu de temps après, ils sont décédés. Quand maman a voulu rentrer, ce n’était plus possible. C’est là que nous avons compris que nous ne reverrions plus jamais notre terre natale », relate-t-il avec beaucoup de tristesse.
La voix tremblant légèrement, il se remémore les derniers instants passés sur l’île. Des souvenirs d’une vie simple, mais heureuse. « À l’époque, il n’y avait pas encore d’école. Chaque matin, c’était petit-déjeuner, puis plage. On vivait au rythme de la mer. J’avais deux sœurs et deux frères. On ne manquait de rien. »
Des décennies plus tard, Roger n’a toujours pas perdu de vue son rêve : celui de fouler à nouveau le sol chagossien et d’y finir ses jours, entouré de cette nature qu’il n’a jamais oubliée. « Je veux qu’on puisse reconstruire des maisons, des écoles et des structures médicales. Je suis réaliste qu’il faudra du temps. Mais le gouvernement a les moyens. »
Pour lui, comme pour tant d’autres, la signature du traité est une réparation longtemps attendue. « Nous avons mené un combat pendant 50 ans. Cette victoire vient réparer toute l’injustice que nous avons subie. Cet argent n’est pas juste une compensation, c’est l’espoir de demain. Je crois en la reconstruction de l’archipel. Ce sera un moment difficile, mais je suis sûr que nous allons y arriver. »
À 62 ans, Nella Gaspard accueille la nouvelle avec prudence et clairvoyance : « Je suis heureuse, bien sûr. Mais ce n’est que le début. La reconstruction prendra du temps. Il faut d’abord faire un état des lieux, une étude sérieuse. » Native des Chagos, elle insiste sur la nécessité de penser un développement durable, en phase avec les réalités de l’époque.
Elle plaide pour une approche moderne et durable : « Le temps des cases et des lampes à pétrole est révolu. Il faut des maisons modernes, de l’eau, de l’électricité et des moyens de subsistance. Pourquoi pas des marchés, de la pêche organisée et du tourisme responsable ? »
Pour Nella, le retour ne doit pas être précipité, mais construit avec intelligence. « Olivier Bancoult a fait un travail extraordinaire. Il nous a rendu notre dignité. Maintenant, il faut faire les choses bien », dit-elle.
Le chemin est encore long. Le retour aux Chagos ne sera ni immédiat ni facile. Il exigera de la patience, des efforts, du temps, des moyens et une coordination rigoureuse entre toutes les parties prenantes. Mais pour Roger, Janine, Nella et tant d’autres, une promesse est en marche : retrouver enfin leur île, leur mémoire, leur place...
Suzelle Baptiste, 60 ans : une vie entre îles et exil
Son histoire a quelque chose de décalé. Née à Diego Garcia d’un père mauricien et d’une mère seychelloise, Suzelle Baptiste quitte l’île à seulement un an, emmenée avec son frère jumeau Cyril aux Seychelles. « Il était gravement malade, alors maman nous a conduits là-bas pour des soins. Mais on n’a jamais pu revenir sur les Chagos, les îles étaient alors sous occupation anglaise. »
La famille se replie aux Seychelles, puis met le cap sur Agaléga. C’est là que Suzelle passe son enfance, aux côtés de ses parents et de son frère jumeau, sans jamais être scolarisée. Dans cette fratrie de dix enfants, nés entre Diego, les Seychelles, Agaléga et Maurice, elle garde un souvenir tendre de cette enfance insulaire.
Aujourd’hui, son regard sur le futur reste mesuré : « S’il y a des projets de développement, il faut du temps pour le relogement, car tout est à faire ou refaire. Je ne cours pas après une compensation, mais si on l’obtient, tant mieux. J’en appelle aux Chagossiens du BIOT : qu’ils nous rejoignent ! Et merci à tous ceux qui ont cru dans notre combat, pour que Maurice retrouve sa souveraineté sur les Chagos, y compris Diego Garcia. »
Anne-Marie Ste-Marie : « J’ai hâte de rentrer chez moi »
Elle avait sept ans lorsqu’elle a été arrachée à l’île Salomon. Aujourd’hui mariée et mère de trois enfants, Anne-Marie Ste-Marie poursuit depuis 2017 son combat pour le retour et la reconnaissance. « On m’a déracinée trop jeune. Ce deal, c’est une vraie ouverture. Je suis heureuse que ce soit enfin possible. »
Et serait-elle prête à tout quitter à Maurice pour y retourner ? Sa réponse fuse : « Pourquoi pas ? S’il y a des projets de relogement, j’ai vraiment hâte de rentrer chez moi. »
Joseph Miko Xavier, 86 ans : « Je veux finir mes jours aux Chagos »
Né sur Peros Banhos, Joseph Miko Xavier n’a rien perdu de sa vivacité. À 86 ans, veuf et père de huit enfants, il évoque ses années sur son île natale avec une clarté intacte. Le combat, il le mène depuis 2002 aux côtés d’Olivier Bancoult : « Cela fait plus de 22 ans. J’ai même participé à la grande grève de la faim de 19 jours pour obtenir le passeport anglais. » Ce nouveau chapitre dans l’histoire des Chagossiens, il l’attendait depuis longtemps. « J’aurais aimé retourner aux Chagos pour y finir mes jours. Même mes enfants veulent y vivre, une fois les travaux de relogement terminés. Et il y aura enfin une compensation pour notre déracinement. Ce deal est plus que bienvenu. »

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