Anne Laure Cabirol est une éducatrice en droits humains basée à Blois (200 km au sud de Paris) qui suit avec intérêt le parcours de DIS-MOI de ces dernières années. Passionnée de droits humains et de l’humain en général, elle nous livre dans cette interview sa réflexion sur les grands sujets de société.
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Anne-Laure bonjour. Pouvez-vous vous présenter rapidement pour les lecteurs mauriciens ?
J’ai eu un parcours très diversifié, qui m’a conduit à étudier le droit, la gestion de projets culturels et plus récemment les sciences de l’éducation. J’ai été enseignante dans le primaire, mais l’essentiel de mon expérience professionnelle s’est déroulé dans le milieu associatif, où je me suis occupée d’éducation artistique et culturelle dans un objectif d’éducation et de culture pour tous.
De quand date votre intérêt pour les droits humains et quel en a été le déclic ?
Lorsque j’étais en fac de droit, j’étais passionnée par les libertés fondamentales et la philosophie du droit. Par la suite, je me suis orientée vers la culture et mon travail m’a amené à réfléchir sur le droit et l’accès à la culture, ainsi que le lien qui existe avec la citoyenneté. Le déclic s’est véritablement opéré en 2015 lorsque, suite à l’attentat contre Charlie Hebdo, et de ceux qui ont suivi, on m’a demandé d’élaborer et d’animer des activités en prison pour aborder la liberté d’expression, la liberté de conscience et la démocratie. Ce fut très compliqué, mais passionnant, et cela m’a poussé à m’intéresser aux pédagogies liées à l’éducation aux droits de l’Homme.
Puisque vous savez ce qui se passe à Maurice, vous n’êtes pas sans savoir que le traitement des prisonniers dans notre pays, surtout avec la présente administration est resté au stade où un directeur des prisons n’hésite pas à dire que la prison ‘n’est pas lakaz maman ‘(la maison de Maman) et qu’il faut être puni encore et encore. Comment expliquer cette mentalité ?
À Maurice comme en France, je pense qu’il y a une schizophrénie de la peine. À quoi doit-elle servir ? À punir, ou à réparer ? De cette question initiale en découle logiquement une seconde: la prison doit-elle servir à punir ou à réinsérer ? Interrogez qui vous voulez, si vous grattez un peu, vous découvrirez que la plupart des gens sont partagés. On vous répondra souvent «Les deux», ou «Ça dépend». Mais quand on essaie de traduire ça concrètement, ça devient compliqué. Et quand les choses sont compliquées, le politique est vite tenté de les simplifier pour évacuer le problème. La répression à outrance fait partie, selon moi, de ces tentations de gérer une question de société à la va-vite au lieu d’en accepter la complexité et de s’y attaquer vraiment.
Comprenez donc que ce que vous avez fait dans les prisons de France dans le cadre des grands débats d’Emmanuel Macron - donner la parole aux prisonniers et les laisser s’exprimer – est à des années-lumière de notre République ? Qu’est-ce que vous a appris cette expérience avec les prisonniers?
L’objectif du gouvernement français était de s’adresser à TOUS les citoyens. Il aurait été choquant que l’Administration pénitentiaire ne garantisse pas la participation des citoyens placés sous sa garde ! Je ne cesserai jamais de le rappeler : la sanction d’un détenu, c’est d’être privé de liberté. Ce n’est pas d’être privé de culture, de sport, d’information, de relations familiales, ni de vie citoyenne. Certes, l’accès est plus difficile, c’est pourquoi l’Administration met en place les dispositifs permettant que ces droits soient les plus effectifs possible. Il y a 50, 60 ans de cela, on en était loin ! Ainsi la presse était censurée et il y avait peu de partenariats avec l’extérieur. Aujourd’hui, la réinsertion est une priorité, et j’en suis la preuve. L’Administration aurait pu simplement donner des questionnaires aux détenus, mais on a fait appel à moi en estimant que mon expertise sur l’animation de débat serait un bénéfice pour le public. Cela dit, je ne suis pas dupe. Il y avait aussi un enjeu politique pour le gouvernement qui verrait la légitimité du grand débat (objet de polémique en France), renforcée par l’importance du nombre de participants. Au final, ce fut l’occasion de montrer aux détenus qu’ils étaient des citoyens à part entière dont la parole avait autant de valeur que celle des autres.
À Maurice comme en France, je pense qu’il y a une schizophrénie de la peine. À quoi doit-elle servir ? À punir, ou à réparer ?»
Vous êtes éducatrice aux droits humains? Très peu de gens comprennent ce concept : expliquez-nous ? Peut-il rendre les êtres humains plus humains ?
La France est membre fondateur du Conseil de l’Europe, une organisation intergouvernementale rassemblant 47 États membres du monde entier (un jour Maurice, je l’espère !). L’un des objectifs est de promouvoir et défendre les droits de l’Homme (Convention européenne des droits de l’Homme, 1950). Le Conseil a beaucoup travaillé sur l’éducation aux droits de l’Homme pour les jeunes et les enfants, et leurs manuels en la matière sont des références (Manuels Compass et Compasito, consultables en ligne). En 2011, le Conseil a même adopté une Charte sur l’éducation aux droits humains, et je m’inscris dans ce cadre institutionnel et pédagogique pour travailler la question des droits, de la citoyenneté et de l’interculturalité auprès de tous les publics intéressés. Je suis convaincue que des activités de groupe basées sur l’expérience et la participation sont un bien meilleur outil pour donner un sens aux droits humains que n’importe quelle convention !
Les droits humains sont à l’agenda depuis un demi-siècle. Les mentalités ont certes évolué, mais l’intolérance est de retour et inquiète les défenseurs des droits humains. Que pense l’éducatrice des droits de l’homme ?
Que sont les droits humains ? En 2017, Joanne Coysh a identifié quatre possibilités : on peut les considérer comme des faits, des interprétations, un combat, ou des constructions socioculturelles. Pour ma part, je les conçois comme un combat et j’assume totalement la dimension politique de mon engagement en tant qu’éducatrice aux droits humains. J’accepte que cela ne va pas de soi de défendre qu’il existe des aspirations et des droits qui nous rassemblent en vertu de notre humanité partagée.
Nous avons des cultures et des réalités différentes. Pourtant, je crois en un «intérêt humain «, comme il existe un intérêt général, qui se définit par le respect de la dignité de chacun. Si ce dernier est posé comme but, alors nous pouvons commencer à parler de droits humains. Si le respect de la dignité est considéré comme secondaire, accessoire, alors le rapport de force tourne en faveur d’une minorité qui souhaite conserver sa supériorité, qu’elle soit économique, sociale, politique ou morale.
Quel regard posez-vous en tant que citoyenne française de 30 ans sur les soubresauts sociopolitiques de votre pays ?
En comparaison avec d’autres pays, je me dis que la France a des problèmes de riche (rires)... Malgré tout, nous devons les affronter ! L’élection d’Emmanuel Macron en 2017, alors qu’il n’appartenait à aucun parti, a montré que nous étions en attente de changement et d’un nouveau projet national. Nous cherchons à faire société, mais c’est très difficile : impôts, Europe, climat, chômage, immigration, inégalités, etc. Il n’y a aucun consensus, ni sur les diagnostics, ni sur les solutions. Partout, je sens de l’insatisfaction, de l’incompréhension, de l’angoisse, mais aussi de l’espoir, de la fierté, et une volonté d’améliorer les choses. La France est un pays très chanceux, avec des ressources et de la vitalité.
Le monde semble aller mal. Gramsci parlait d’une époque fascinante. Une période transitoire où le vieux monde n’a pas totalement disparu et le monde nouveau n’est pas tout à fait là. Il parlait de monstres qui allaient apparaître : qui sont ces monstres Anne Laure?
Le monstre se tapit dans le rapport de force, et il est selon moi avant tout économique. Nous avons vécu une crise financière majeure en 2008. De nombreux économistes ont souligné qu’elle aurait dû déboucher sur une nouvelle donne, mais ce ne fut pas le cas. Les principaux responsables ont été renfloués, aux dépens des budgets publics, et persévèrent dans un ultra-libéralisme sauvage qui réduit les personnes à de simples données chiffrées, quantifiables donc échangeables ou réductibles. Quid de l’humain ? Quid du citoyen ? Nous produisons à l’échelle de la planète des richesses qui devraient nous permettre de tous vivre dans la dignité. Pourquoi ce n’est pas le cas ? Cette violence économique concourt à un sentiment d’impuissance plus général : Nous sentons-nous capables d’influer sur le destin commun ? Je n’en suis pas sûre. La tentation est donc grande de rester dans notre pré carré, quitte à en exclure les boucs-émissaires théorisés par René Girard, en espérant maîtriser au moins ce que nous connaissons.
Le mot de la fin.
Je suis devenue éducatrice aux droits humains parce que je voulais apprendre les droits humains. En effet, j’ai compris que ce n’était qu’en me confrontant aux autres que je pourrais, petit à petit, mieux cerner mon humanité. N’ayons jamais peur de ce que l’autre, qu’il soit notre voisin ou un détenu, puisse nous dire. Sa parole ne fera que nous aider à comprendre qui nous sommes et comment faire société avec lui !
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