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Amit Bakhirta : «La roupie a perdu 76 % de sa valeur face au dollar depuis 2002»

À quelques semaines de la présentation du Budget 2023-24 du Budget, Amit Bakhirta, fondateur et Chief Executive Officer de la société Anneau, passe en revue les facteurs qui ont occasionné la croissance après deux années de fermeture de notre économie. Même si la croissance en 2023 sera en recul, contredisant les prévisions, Amit Bakhira estime que « la marge d’expansion budgétaire sera relativement plus importante ». 

Comment l’économie mauricienne s’est-elle relancée depuis janvier 2023 et quels sont les secteurs qui portent cette relance ? 
Au sens strict du terme, l’économie du pays est fermement engagée sur la voie de la reprise depuis 2021, l’année 2022 étant probablement relativement plus forte avec la reprise des activités touristiques et celles liées à l’hébergement. Compte tenu du resserrement malheureusement très tardif et rapide des conditions monétaires au pays (pas encore suffisant jusqu’à ce que nous ayons resserré le taux directeur de + 1 % à 5,50 %), nous pensons que c’est en 2023 que l’économie ressentira le « pincement » de ce cycle de resserrement (en alignement avec d’autres pays).

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Par conséquent, alors que nous prévoyons que l’économie aura maintenu sa trajectoire de croissance au premier trimestre de 2023 (« Q123 »), nous pensons que la croissance du Produit intérieur brut (PIB) réel devrait être plus faible que pour la période correspondante de 2022. Car le resserrement des taux d’intérêt, conjugué avec des pressions inflationnistes incontrôlées, a probablement affecté la consommation privée intérieure. 

L’investissement, tel que mesuré par la formation brute de capital fixe (« FBCF ») et l’investissement du secteur privé, a dû s’affaiblir en conséquence. Il aurait probablement encore été affecté négativement par l’effet de base élevé de 2022.

Quoi qu’il en soit, la croissance des activités touristiques sur les économies réelles et parallèles, ainsi que les dépenses d’infrastructure soutenues continuent de soutenir cette reprise économique. 

Dans quelle mesure l’intensification de la guerre en Ukraine pèsera-t-elle encore sur notre situation économique ? 
Chez Anneau, nous pensons que les variables nationales (y compris les inadéquations des politiques budgétaires et monétaires publiques) sont les principales responsables de l’environnement inflationniste et de l’appauvrissement des facteurs exogènes externes – encore moins dû au  conflit russo-ukrainien. Les prix mondiaux du pétrole brut ont déjà perdu -47 % par rapport à leurs sommets, ceux des matières premières ont perdu – 34 % alors que ceux du fret ont perdu -87 %. Les activités touristiques n’ont, pour leur part, pas été largement gênées par la guerre. 

Les prix mondiaux du pétrole, du gaz, ainsi que des matières premières douces (engrais et autres comestibles) et dures (matériaux) ont chuté à des niveaux qu’on peut qualifier de « normalisés ». Donc, au niveau national, l’accent devrait plutôt être mis sur la prise de conscience, d’abord, que la politique budgétaire régressive consistant à maintenir un taux de +35 % à +38 % des prix des carburants est de plus en plus préjudiciable à la consommation intérieure et à l’appauvrissement de notre peuple. 

L’accent devrait aussi être mis sur le renforcement de la valeur de la roupie via un resserrement monétaire (pour resserrer le différentiel de taux d’intérêt entre la roupie et les devises fortes des autres principaux partenaires commerciaux) et des interventions soutenues sur le marché des changes voire des réglementations bancaires commerciales. L’objectif : contenir l’effet artificiel de thésaurisation des devises fortes et les ventes à découvert de la roupie par les banques commerciales. 

Les consultations budgétaires ont débuté en vue du prochain Budget. De quelle marge de manœuvre dispose le ministre des Finances et quels sont les secteurs qui, selon vous, doivent être davantage soutenus par l’État ?
Compte tenu de la politique budgétaire publique régressive utilisant les prix des carburants, la marge d’expansion budgétaire sera probablement plus importante. Cela fait des années que nous n’avons pas adopté de réformes structurelles à plus long terme pour le pays. L’élaboration des politiques publiques, soutenue par une allocation intelligente de ressources limitées (le budget), devrait à tout moment équilibrer intelligemment les stratégies de roulement à court terme et structurelles à long terme qui assurent le développement plus durable de l’économie. 

Chez Anneau, nous pensons qu’un plan clair de normalisation des prix des carburants devrait désormais ouvrir la voie à cette stratégie budgétaire répressive, compte tenu de son caractère non durable et de son impact sur l’appauvrissement supplémentaire de notre nation, y compris le coup porté à la compétitivité économique de notre pays. 

En outre, la Banque centrale devrait être recapitalisée. Le Budget pourrait créer l’espace nécessaire à ce besoin immédiat car le processus de resserrement monétaire et quantitatif devrait être accéléré. 
L’inflation, malgré sa trajectoire baissière, reste élevée à 11 % en février 2023. Cet exercice budgétaire (par opposition au précédent) devrait donc être de nature déflationniste, autant que plausible.
Sur le plan intérieur, les secteurs prioritaires devraient être l’environnement, la culture et les infrastructures de base. Il faudrait également accorder de l’attention à l’économie de la mer, où la demande mondiale est supérieure à l’offre. 

Dans une perspective plus longue, l’accent devrait être mis sur des liens économiques plus forts avec les grandes superpuissances du continent africain au profit de nos secteurs public et privé. 

Dans son dernier rapport, MCB Focus attire l’attention sur la nécessité d’un « mélange optimal de travailleurs étrangers hautement et faiblement qualifiés, tout en conservant les talents locaux », pour relancer l’économie, sans oublier l’importance de faire appel à des talents étrangers. Maurice ne forme-t-il pas suffisamment de compétences nécessaires ?
Non, à mon humble avis. Mais là n’est pas la question. Maurice est un pays compliqué avec une histoire et un héritage socio-économico-culturel encore plus complexe. Nous avons toujours été un importateur de main-d’œuvre, et ce depuis l’arrivée des premiers colons. 

Le pays a été fondé, bâti et développé sur la main-d’œuvre importée. Le mélange de travailleurs peu qualifiés et hautement qualifiés a naturellement évolué à travers les phases de notre histoire socio-économique et culturelle. Nous sommes maintenant confrontés à un problème d’offre et de demande dans certaines industries. Il est fondé sur de nombreuses variables socio-économiques, y compris une grande perte de  compétitivité due à une perte de -85 % de la valeur de notre devise. La croissance du revenu réel ajusté dans certaines industries au fil du temps a été si catastrophique que cela ne rime à rien pour la main-d’œuvre locale d’y participer. 

Avec le développement économique, la prospérité et des niveaux d’alphabétisation plus élevés, une économie atteint un stade où une main-d’œuvre faible et peu qualifiée doit être complétée par une main-d’œuvre étrangère naturelle. Cependant, dans la mesure où nous continuons à avoir des besoins en travailleurs hautement qualifiés, toujours satisfaits par des expatriés, malgré la disponibilité de talents locaux, il s’agit de pratiques archaïques qui, espérons-le, disparaîtront avec le temps. 

Enfin, notre pays, plus que l’ère des années 1960, fait de plus en plus face à un exode « intellectuel ». Des facteurs internes inhérents dissuadent beaucoup de Mauriciens de rester pour contribuer à la prospérité socio-économique de ce pays. 

De nombreux parents sont de plus en plus pessimistes pour l’avenir de Maurice. Ils encouragent plus que jamais leurs enfants à émigrer (s’ils ne le font pas eux-mêmes). De nombreux professionnels établis et chevronnés font leurs valises et partent, attirés par des pays plus démocratiques et plus stables sur le plan socio-politique. 

Un des axes sur lesquels s’articulent les arguments du patronat mauricien porte sur le niveau de productivité trop moyen à Maurice afin de relever les nouveaux enjeux issus de l’économie mondiale… Cela signifie-t-il qu’on ne travaille pas assez à Maurice ?
Albert Einstein disait : « L’insanité consiste à répéter la même action, encore et encore, tout en s’attendant à des résultats différents… » À quoi doivent-ils s’attendre lorsqu’ils ont privilégié une stratégie régressive de « dévaluation compétitive » pour notre devise ? 

La roupie a perdu -85 % par rapport à l’euro et -76 % par rapport au dollar américain depuis 2002. Pas étonnant que cela équivaille à une régression économique et à une paupérisation inégalée dans notre histoire. 

Deuxièmement et de manière générale, les horaires de travail sont terriblement bas à Maurice. Une économie qui carbure avec des horaires s’étalant de 9 heures à 17 heures dans un monde hautement compétitif et globalisé que celui d’aujourd’hui est une économie « endormie ». Ce n’est donc pas étonnant que la croissance de notre production économique ait été faible voire léthargique en termes réels ces dernières décennies. 
Si une petite économie de 11 milliards de dollars de PIB croît moins qu’une énorme économie chinoise de 19 000 milliards de dollars, soit notre compréhension des mathématiques et de la physique est défectueuse, soit Maurice est vraiment endormi. Auquel cas, il faut y remédier. 

L’économie s’endort à 17 heures littéralement. Voyez vous-même la capitale après les heures de travail. Les rues deviennent désertes à travers l’île et les télés s’allument. L’humaniste Etienne de La Boétie a écrit :  « Un peuple diverti est un peuple consentant… » Plus notre économie mûrit à l’intérieur, plus ce tissu culturel socio-économique « 9 heures à 17 heures » obsolète subsiste. Et moins nous réussissons en dehors de nos frontières. 

Dans le secteur du tourisme, les opérateurs craignent que les chiffres souhaités – 1,2 million de touristes à juin 2023 – ne soient pas atteints à cause de la guerre en Ukraine. Cette crainte est-elle justifiée ? 
La guerre en Ukraine est désormais la coupable facile de tous les péchés. En 2022, nous avons terminé l’année (selon les statistiques mauriciennes) avec 997 290 touristes, ce qui est inférieur au chiffre auquel nous nous attendions. 

Sur la base d’un exercice fiscal (juillet 2022 à juin 2023), nous pensons que si la trajectoire de croissance janvier/février se maintient, il est probable que nous atteindrons cet objectif. Nous avons besoin de 202 710 arrivées de touristes supplémentaires (c’est-à-dire + 54 % sur un an) pour ce second semestre de l’exercice (contre seulement 376 556 arrivées de janvier à juin 2022). Ce qui, à ce stade, semble plausible. 

Cependant, l’éléphant dans la pièce reste une récession accélérée des économies développées et la pression résultant du resserrement des conditions monétaires sur les salaires et le revenu disponible. N’oublions pas qu’une croissance des salaires plus faible et un chômage plus élevé (par le biais de la décélération économique) sont recherchés pour maîtriser l’inflation mondiale. 

Une petite économie insulaire comme Maurice est souvent confrontée à des problématiques plus complexes dans ses rapports commerciaux et économiques avec ses principaux marchés souvent très éloignés – le coût du fret, le manque de conteneurs et le coût des devises. Comment Maurice doit-il traiter ces problématiques ? 
Par l’externalisation de l’activité économique et de la production. L’économie mauricienne a mûri et elle a stagné en termes réels (notre production économique nominale est toujours d’environ -25 % par rapport aux cinq années précédentes) et donc une faible croissance du PIB en termes réels. 

Une dévaluation compétitive de la monnaie, plutôt que d’aider, a aggravé la compétitivité. Ainsi, pour contrer nos faiblesses géographiques et démographiques, la croissance doit être importée de la région : l’Afrique et son PIB de 4 000 milliards de dollars. L’accès à ces marchés voisins, à la fois en termes d’importations et d’exportations, palliera largement ces faiblesses sous-jacentes.

Trouvez-vous que la politique du gouvernement et du secteur privé tient compte de la question liée à la préservation de l’environnement et des enjeux relatifs aux énergies renouvelables ainsi qu’au réchauffement climatique ? 
Après des années de déni, d’allocation inintelligente de ressources économiques et de politiques publiques limitées dans le charbon pollueur, nous sommes enfin dans la bonne direction avec le « verdissement » de l’économie mauricienne. S’il reste certes de grandes marges de progression, nous pensons que nous sommes au moins dans la bonne direction, nonobstant le fait que l’empreinte carbone de Maurice est marginale et négligeable. Cependant, chaque petit geste compte quand il s’agit de la Terre-Mère. La conscientisation et l’action vont de pair. 

Comment voyez-vous le gouvernement, le patronat et les syndicats réagir ou agir face à l’enjeu de la transition vers le numérique et la robotique dans le monde du travail ?
Nous sommes très en retard du point de vue des politiques publiques en raison de nombreux goulots d’étranglement socio-politiques. Dans ce monde plus mondialisé et compétitif sur le plan technologique, il devrait être obligatoire pour nos enfants d’apprendre le codage dès le début de l’école primaire. Le reste suivra, au fil du temps. Tout commence avec les enfants, les jeunes. Mais pour que cela se concrétise, nous avons besoin de dirigeants qui ont la sagesse de voir au-delà du bout de leur nez. 

Depuis 2020, soit à l’apparition de la COVID-19, il a souvent question de revoir notre modèle de développement. Cette démarche vous paraît-elle pertinente ?
Oui, à juste titre. Alors que d’autres aspirent à marcher sur la Lune et sur Mars, notre aspiration, en tant que nation du XXIe siècle ne peut se limiter à la construction de routes et de voies ferrées. Les rêves de nos enfants ne doivent pas être limités.

Il est relativement plus facile de créer et de maintenir une prospérité socio-économique durable pour une nation de 1,3 million d’âmes que pour les 1,2 milliard d’Indiens ou d’Africains ou encore des 1,3 milliard de Chinois. Il suffit d’avoir une volonté altruiste et la capacité de faire accepter des changements structurels et socio-économico culturels audacieux où cette économie est catapultée dans le vrai monde du XXIe siècle plus humain, inclusif et technologique. 

L’« exode des cerveaux » est jugé préoccupant. Comment le gouvernement et le secteur privé peuvent-ils enrayer ce phénomène ?
Une base économique déjà stable, avec la méritocratie et l’équité (égalité des chances pour tous) en son cœur, devrait faire beaucoup de chemin. La perception d’une corruption accrue sape la confiance. 
Deuxièmement, un pays dont la monnaie perd -90 % de sa valeur et où la liberté d’expression est une contrainte éprouve plus de difficultés à attirer et à retenir les intellectuels locaux. Nous avons donc besoin de réformes économiques et juridiques qui soient progressives par nature et non régressives. 

La confiance reste ici le mot-clé. Car c’est elle finalement qui enflamme toujours le patriotisme et l’amour pour notre pays et notre peuple. Sans elle, l’exode ne fait peut-être que commencer. 

Est-ce que vous voyez les pouvoirs publics s’inquiéter du « vieillissement de la population », une question déjà mise en évidence par la Banque mondiale ? 
Considérant l’état défectueux de nos politiques publiques de retraite ainsi que le manque d’infrastructures adaptées de santé et de vieillesse à travers le pays, nous pensons qu’il y a une énorme marge de progression. Regarder un compatriote mauricien de 70 à 80 ans faire la queue pour voir un médecin ou récupérer des médicaments dans nos hôpitaux publics est une honte. 

Le « malaise des retraités » est un autre tabou silencieux dans notre société où même les anciens fonctionnaires et professionnels à la retraite se retrouvent de plus en plus à ne pas avoir suffisamment épargné ou investi. Ils doivent alors survivre avec une maigre et inadéquate pension publique/privée. Ils sont alors contraints de baisser considérablement leur niveau de vie à la retraite alors qu’avec les avancées technologico-médicales, on vit de plus en plus vieux. 

En sus de cela, peu de nos infrastructures publiques et privées sont vraiment adaptées pour les « personnes âgées ». Il y a donc encore de grands progrès à faire pour nos aînés qui restent à jamais nos racines.

 

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