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Sébastien Sauvage, CEO Eco-Sud : «Avant de demander réparation au monde, exigeons des comptes chez nous»

Sébastien Sauvage, CEO d’Eco-Sud, appelle à une justice environnementale locale avant de pointer les grands pollueurs. Il dénonce les politiques incohérentes et insiste sur la nécessité d’une gouvernance inclusive, ancrée dans le vécu des citoyens.

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Rs 3,3 milliards pour l’environnement, dit le Budget. À quoi ressemblerait vraiment un budget écologique, selon vous, avec du courage et sans effets d’annonce ?
Rs 3,3 milliards (pour le ministère de l’Environnement concernant la gestion des déchets et le changement climatique) versus Rs 164 millions (pour restaurer les habitats vitaux, prévenir l’érosion des plages et lutter contre la pollution). Cela représente à peine 5 %.

Il est certes important de mieux gérer nos déchets et pour cela, nous devons d’abord questionner la production elle-même. Par exemple, celle du plastique qui, aujourd’hui, est un facteur majeur de la crise environnementale et climatique. Il contamine les sols, les eaux, les océans et perturbe les écosystèmes, tout en libérant des substances toxiques qui affectent aussi bien la biodiversité que la santé humaine.

En tant que petit État insulaire en première ligne du changement climatique, notre priorité la plus urgente n’est pas seulement la réduction de nos émissions (Maurice contribue à 0,01 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre), mais surtout de régénérer efficacement notre capital naturel et de réintégrer nos écosystèmes pour nous préparer aux conséquences graves et inévitables du dérèglement climatique.

Nous ne pouvons avoir une croissance infinie dans un monde à ressources finies… Qui veut l’entendre aujourd’hui ?»

Le gouvernement mise sur des « pôles de croissance » verts. Est-ce qu’on parle d’écologie… ou juste d’économie repeinte en vert ?
Il est essentiel de repenser nos stratégies dans plusieurs domaines clés :

Énergies renouvelables, oui, mais aussi sobriété énergétique. Il ne suffit pas d’augmenter la production d’énergie verte sans réduire notre consommation. L’énergie, c’est aussi une question de transport. À la fin décembre 2024, Maurice comptait 710 605 véhicules, dont les voitures particulières sont passées de 188 299 en 2015 à 335 398 en 2024, soit une hausse de 80 % en neuf ans ! Il est urgent d’adopter une vision stratégique nationale pour maîtriser cette croissance.

Notre rapport à l’océan doit être revisité. Aujourd’hui, Maurice est complice du pillage de la biodiversité de l’océan Indien à travers les accords de pêche signés avec l’Union européenne et le Japon. Les techniques utilisées par ces flottes ne sont pas durables et portent un lourd préjudice à la biodiversité marine.

Si le concept de Big Ocean State vise à baser notre développement économique sur l’océan, il doit impérativement être réévalué à l’aune de la sixième extinction massive des espèces et de la fragilité extrême de nos écosystèmes. Par ailleurs, il faut prendre fermement position contre l’exploitation des nodules marins : il n’existe pas d’exploitation minière durable en haute mer, pas plus que d’exploitation pétrolière compatible avec les enjeux climatiques, alors même que l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 °C devient irréalisable.

Gestion des déchets : Nous devons tourner définitivement la page du projet avorté de Waste to Energy à La Chaumière, une technologie coûteuse, polluante et incompatible avec les principes de tri à la source et de compostage, qui régénèrent nos sols.

Transports durables : Ce budget prévoit Rs 10,3 milliards pour la construction de la M4 jusqu’en 2030. Or, comme le titre le magazine WIRED : « You can’t build your way out of congestion. It’s the roads themselves that cause traffic. » Les économistes Turner et Duranton ont même montré une corrélation quasi parfaite : +10 % de routes = +10 % de trafic. Cela répond au concept de induced demand ! Il est urgent de mettre fin à une politique d’infrastructures dictée par des intérêts privés au détriment du bien commun.

Construction écologique : Qu’il soit « vert » ou produit avec moins de CO2, le béton ne doit pas détruire nos écosystèmes et notre patrimoine naturel. Face à l’urgence, il faut stopper l’artificialisation des sols, préserver la biodiversité et régénérer nos milieux naturels.

Écotourisme : Le simple préfixe « éco » ne suffit pas. Avec la nécessité de reculer notre trait de côte et de mettre en œuvre des stratégies fondées sur la nature, le secteur touristique doit impérativement repenser son positionnement, notamment sur le littoral, s’il ne veut pas entraîner l’ensemble des Mauriciens dans la spirale inévitable de l’érosion des plages et des terres. La rigidification systématique du littoral pourrait, à terme, être qualifiée de crime d’écocide.

Chaque mesure budgétaire devrait être guidée par la nécessité de protéger les biens communs naturels, renforcer la résilience locale et garantir les droits fondamentaux des générations présentes et futures.

Avec l’interdiction du bouturage corallien, on vous coupe l’herbe sous le pied après 10 ans de terrain. Est-ce que vous avez eu l’impression qu’on vous disait : « Merci pour le travail, maintenant laissez faire les technocrates » ?
Eco-Sud est profondément préoccupé par le fait qu’une politique nationale, ayant des implications majeures pour l’avenir de la restauration des récifs coralliens, ait été élaborée sans engagement formel des principales parties prenantes – à savoir les acteurs de la société civile, les institutions parapubliques, les partenaires financiers et même d’autres ministères clés comme celui de l’environnement, par exemple !

Une telle approche unilatérale du ministère de la pêche sape les principes d’une élaboration de politiques inclusives et fondées sur des données probantes. Elle risque d’affaiblir notre capacité collective à renforcer la résilience climatique, à protéger les écosystèmes côtiers vitaux et à accéder aux financements internationaux pour le climat.

Le gouvernement parle de bouturage inefficace. Vous, vous parlez de méthode brutale. Au fond, qu’est-ce qu’on vous reproche vraiment, vous les ONG ?
Nous sommes toujours face à une incompréhension… Les enseignements tirés du programme national de restauration, conduit par le ministère de la Pêche avec l’appui du PNUD, du Fonds d’adaptation, de l’Albion Fisheries Research Centre et du Mauritius Oceanic Institute (MOI), sont essentiels pour l’avenir de la restauration des récifs coralliens à Maurice. 

Dans la région de Vieux-Grand-Port, nos observations ont révélé que certaines espèces coralliennes montrent une plus grande tolérance thermique, et que certains sites présentent des caractéristiques propices à jouer un rôle de refuge climatique lors de pics de température.

Vous parlez d’un « problème multifactoriel » qui nuit à la restauration des coraux. Si les fermes coralliennes ne sont qu’une partie du problème, quelles sont les trois priorités absolues sur lesquelles le gouvernement devrait agir en urgence pour la santé des lagons mauriciens ?
La dégradation de nos littoraux est bien antérieure au réchauffement climatique. Nous avons :
Construit sur les dunes, Fragmenté plus de 60 % de nos wetlands, Coupé près de 90 % de nos mangroves,
Privatisé nos côtes, excluant peu à peu les Mauriciens de leur bien commun, leur propre littoral.

En parallèle, nous avons intensifié la pression humaine avec :

  • La pollution agricole (pesticides, azote et phosphate dans nos lagons)
  • Le déversement de nos eaux usées dans nos lagons
  • L’apport de sédimentation liée à l’artificialisation des terres et au non-respect des zones tampons.
  • La vulnérabilité de nos côtes est d’abord une conséquence de nos choix humains et de notre modèle de société.

Le 2 mai 2025, Eco-Sud a tenu un atelier national sur les coraux. Les principaux enseignements issu de cette rencontre sont la nécessité d’avoir :

  • Approche écosystémique et intégrée : on ne peut restaurer un récif sans s’attaquer à ce qui le détruit à terre (pollution, ruissellement, etc.)
  • Renforcement de la gouvernance inclusive : les communautés doivent être intégrées dans la décision, la mise en œuvre et la surveillance.
  • Capitalisation des données et suivi scientifique : les projets doivent être évalués sur le long terme pour éviter de répéter les mêmes erreurs.
  • Formation des jeunes et inclusion des pêcheurs et des gens de la mer : parce qu’ils sont les premiers concernés, les premiers impactés et ont aussi une expertise !

La biodiversité, ce n’est pas juste un petit lézard qui vit sur l’île aux Aigrettes»

Chaque année, on parle de « saison de blanchiment ». Est-ce que les décideurs réalisent que le récif mauricien est en train de mourir à petit feu et sous leurs yeux ?
Les récifs coralliens réduisent jusqu’à 97 % de l’énergie des vagues, et jouent un rôle crucial contre l’érosion. Mais ils ne sont pas éternels. Leur capacité à protéger nos côtes dépend de leur santé écologique.

Or, au niveau des tempé-ratures dans la région de l’océan Indien, les projections sont particulièrement alarmantes. Les scénarios climatiques les plus pessimistes indiquent une augmentation des températures jusqu’à 5°C d’ici 2100.

Les coraux vivent en symbiose avec des algues qui leur fournissent couleur et énergie. Lorsque l’eau devient trop chaude, les coraux expulsent ces algues, perdant ainsi leur couleur et, surtout, leur source d’énergie. Si les températures ne redescendent pas rapidement, les coraux ne peuvent pas se régénérer, ce qui conduit à leur mort.

Les dernières projections du GIEC sont alarmantes concernant l’avenir des récifs coralliens face au réchauffement climatique.

À +1,5 °C de réchauffement global, entre 70 % et 90 % des récifs coralliens pourraient disparaître.

À +2 °C, plus de 99 % des récifs coralliens seraient perdus.

Les coraux sont nos alliés naturels. Les ignorer dans la gestion des risques, c’est se tirer une balle dans le pied.

Est-ce qu’on vit dans le déni ? Ou est-ce que l’État évite sciemment d’alerter la population ?
Il y a certainement un manque d’informations au sujet de l’urgence environnementale. La biodiversité est « l’ensemble des êtres vivants et la diversité des espèces vivantes dans les écosystèmes ». Il est important de comprendre que la biodiversité, ce n’est pas juste un petit lézard qui vit sur l’île aux Aigrettes, ce n’est pas juste une petite fleur sur l’île Ronde. La biodiversité, on la porte dans notre chair, on la porte dans notre corps. 

Le microbiote intestinal est composé de 100 000 milliards de bactéries vivant dans l’intestin et assurant des fonctions diverses : digestives, métaboliques, immunitaires et neurologiques. Cette biodiversité est en train de disparaître avec tous les pesticides qu’on ingère, avec une assiette qui est de moins en moins diversifiée.

Je ne pense pas que nous vivions dans le déni, je pense sincèrement que notre modèle de société, nos modèles politiques ont choisi de valoriser autre chose que la vie. Un modèle de société qui repose sur l’extraction des ressources et l’exploitation de l’homme. 

Malgré les alertes, les politiques tergiversent. Qu’est-ce qui bloque ? Le courage ? La compétence ? Les lobbies ?
Les lobbies. La corruption. Notre système de financement des partis politiques doit être revu. Le secteur privé ne devrait pas pouvoir financer les partis politiques.

Nous avons aussi un besoin urgent de changement de mentalité au sein de l’administration publique. Les notions de cogestion, les principes de collaboration, transparence, participation, le partage des informations devraient être une évidence pour tous. 

L’urgence n’est pas seulement climatique : elle est sociale, sanitaire, psychologique, territoriale»

Votre combat a commencé bien avant que le mot « climat » devienne à la mode. Avez-vous l’impression qu’on vous écoute davantage aujourd’hui… ou qu’on vous tolère poliment ?
Cette année, Eco-Sud à 25 ans… C’est à partir de l’année 1980 que le mot « climat » devient populaire. Et c’est en 1972 que le rapport Les Limites à la croissance (dans un monde fini) est publié. Ce rapport porte sur les liens entre conséquences écologiques de la croissance économique, limitation des ressources et évolution démographique.

Nous ne pouvons avoir une croissance infinie dans un monde à ressources finies… Qui veut l’entendre aujourd’hui ?

Vous êtes souvent sur le terrain, au contact des lagons, des pêcheurs, des jeunes. Qu’est-ce qu’ils comprennent de l’urgence climatique… que les décideurs, eux, ne veulent pas voir ?
Les citoyens vivent dans leur chair les conséquences de la crise environnementale. Ils comprennent ce que les décideurs refusent souvent de voir, que l’urgence n’est pas seulement climatique : elle est sociale, sanitaire, psychologique, territoriale. Elle touche les corps, les familles, les équilibres du quotidien.

C’est précisément pour combler ce fossé entre les crises environnementales et sociales qu’Eco-Sud a lancé, fin 2023, le projet Mycelium. Ce projet mise sur une approche collective : renforcer la capacité de la société civile à intégrer les défis environnementaux dans leurs programmes, favoriser la mise en commun des savoirs et expériences pour une résilience partagée.

Lors de l’atelier Transform, en partenariat avec Gender Links et le Collectif Arc-en-Ciel, nous avons abordé l’invisibilisation des personnes LGBTQIA+ dans les politiques de résilience. Cyclones et inondations rendent encore plus difficile leur accès à des espaces sûrs et à des refuges.

Lors d’une rencontre avec les bénéficiaires d’AILES, nous avons discuté des impacts de la hausse des températures sur la gestion des addictions, en particulier les traitements de substitution à la méthadone, l’accès aux soins en période de crise, l’exclusion des programmes de réduction des risques face à l’urbanisation rapide et à la gentrification

Avec PILS, nous avons exploré les adaptations nécessaires pour que les associations puissent mieux répondre aux crises sanitaires et environnementales combinées, notamment face à la dengue ou au chikungunya. La double vulnérabilité des personnes vivant avec le VIH – à la fois médicalement et socialement – a été au cœur des échanges.

Avec TIPA et les participantes de l’un de leurs projets, nous avons abordé la charge mentale accrue chez les femmes et l’éco-anxiété grandissante chez les enfants en période de crise et des catastrophes. 

Ce que ces rencontres nous disent toutes, c’est que les solutions ne viendront pas uniquement de l’expertise technique ou des grands plans climatiques. Elles doivent émerger du terrain, des vécus, de la diversité des réalités.

La Cour internationale de justice (CIJ) va donner son avis sur les États pollueurs. À votre échelle, est-ce que cela vous redonne de l’espoir ?
Cela représente un pas important, voire historique. Elle montre que les luttes portées depuis des années trouvent écho dans les plus hautes institutions juridiques internationales.

La vraie question c’est : qui va payer pour ce que subit une petite île comme la nôtre ? Et surtout : qui osera demander des comptes ?
Avant de pointer du doigt les grands États pollueurs, il faut avoir le courage de regarder chez nous.
Aujourd’hui, les citoyens mauriciens paient chaque jour le prix de la dégradation de leurs propres écosystèmes, de la perte accélérée de leur biodiversité, de la détérioration de leur qualité de vie. Et ce coût-là ne vient pas uniquement de l’étranger.

Quand nos terres sont bétonnées sans vision d’ensemble, quand nos sols sont saturés de pesticides qui empoisonnent nos légumes et nos lagons, ce ne sont pas des multinationales ou des gouvernements étrangers qui en sont directement responsables, mais bien des compatriotes qui exploitent la nature sans retenue.

Gentrification, pression foncière, accélération de l’artificialisation des sols, destruction d’espaces naturels, conflits d’usage… Voilà des décisions qui relèvent clairement de choix politiques locaux. Et ce sont ces choix qui aggravent notre vulnérabilité face aux chocs climatiques et écologiques.

On ne peut pas demander réparation au monde si, en parallèle, on laisse nos propres décideurs affaiblir nos protections environnementales. Nous devons aussi exiger des comptes ici, chez nous.

David contre Goliath, c’est un peu le résumé de la restauration marine à Maurice aussi, non ? Vous vous sentez parfois seuls ?
Parfois, oui. Quand les politiques publiques nous ignorent ou nous freinent. Mais nous ne sommes pas isolés. Nous faisons partie d’un courant plus vaste : celui des citoyens, des scientifiques, des pêcheurs, des jeunes, des ONG, des peuples de l’océan Indien, qui refusent de baisser les bras.

Face à l’urgence environ-nementale et sociale, l’unité est notre seule arme. Un océan Indien de coopération, de justice et de régénération est non seulement possible, mais nécessaire.

Au-delà de compensations financières, souvent jugées insuffisantes, quelle forme de justice Eco-Sud juge-t-elle légitime et nécessaire ?
La justice que nous revendiquons est avant tout sociale, écologique et démocratique. Elle commence ici et maintenant, avec le courage de repenser en profondeur nos modèles, à Maurice comme ailleurs. Rendez-vous le 17 juillet à partir de 9 h sur la page Facebook d’Eco-Sud pour une discussion sur la justice environnementale à Maurice. 

 

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