Interview

Rajiv Servansingh: « Si on n’améliore pas la distribution de la richesse, on est mal barré »

Rajiv Servansingh, Chairman de MindAfrica
Rajiv Servansingh revient sur notre parcours depuis l’indépendance. Il analyse les défis qui attendent Maurice si le pays veut franchir un nouveau palier de son développement. [blockquote]« L’avenir de Maurice repose sur deux choses: le développement des services et la croissance du continent africain »[/blockquote] Que vous inspire le parcours de Maurice, de l’indépendance à nos jours ? Il y a trois périodes assez distinctes. D’abord, la période 1968-82 sous le gouvernement de sir Seewoosagur Ramgoolam. On sous-estime la performance économique du pays durant cette période. Le gou-vernement avait hérité d’une économie dominée par le sucre, qui représentait 97 % de nos exportations. Mais déjà en 1982, la zone franche représentait 36 % des exportations et nous avions accueilli 120 000 touristes. La performance était honorable. Mais cette période a aussi été marquée par la répression politique après la coalition Parti travailliste-Parti mauricien social-démocrate (PTr-PMSD), le renvoi des élections prévues en 1972 et la répression syndicale des années 1971-73. Ce qui a fait que ce gouvernement était devenu extrêmement impopulaire. Ce que vous dites va à l’encontre de la mémoire collective, qui célèbre surtout le sauvetage specta-culaire, par Anerood Jugnauth, d’un pays au bord du gouffre en 1982… Ce n’est pas totalement vrai, comme le démontrent les chiffres que j’ai cités. Ce qui a aggravé la situation, c’est qu’entre 1976 et 1982, on a eu droit à un mandat gaspillé. Le gouvernement Ramgoolam avait une majorité d’un député et il y avait des dissensions à l’intérieur même du PTr. Puis, il y a eu une deuxième période de 1983 à 2000. C’est celle du fameux miracle économique sous sir Anerood Jugnauth avec le lancement réel de l’industrialisation, une situation de plein emploi et l’importation massive de main-d’œuvre étrangère. La croissance moyenne est de 6 à 7 %. Quant à la troisième phase, qui coïncide avec la mondialisation, elle nous oblige à libéraliser les importations, tandis que les accès préférentiels aux marchés européens, assurés par la Convention de Lomé et le Protocole sucre, sont rendus caducs. Maurice doit revoir tout son modèle de développement. Nous sommes au milieu de ce que les économistes appellent le middle-income trap. Notre maîtrise de l’économie nous a permis de passer du statut de pays sous-développé à celui de pays à revenu moyen. Mais elle n’est pas d’une très grande utilité pour transformer une économie à revenu moyen en économie à haut revenu. On ne peut pas appliquer les mêmes formules ? Ni les mêmes formules, ni les mêmes moyens, ni les mêmes stratégies. La période 2000-2015 a été marquée par notre incapacité à nous préparer à la transformation de notre stratégie économique pour effectuer cette transition. Que faudrait-il faire pour s’y préparer? Nous sommes déjà très en retard. Il faut se rendre à l’évidence : Maurice est essentiellement un pays avec une économie de services. Il y a toujours une niche pour la manufacture, mais elle ne survivra uniquement si on fait la transition vers les produits moyens et hauts de gamme. Ce modèle ne peut pas être une industrialisation de masse mais axé sur des marchés de niche. La zone franche employait à un moment 90 000 personnes et aujourd’hui, nous en sommes à 40 000. Et presque la moitié est constituée d’étrangers. Cette tendance va se poursuivre. Il faut une main-d’œuvre qualifiée et beaucoup de formation. Le système éducatif doit évoluer pour pouvoir soutenir ce modèle d’industrialisation. L’avenir de Maurice repose sur deux choses: (i) le développement des services et (ii) la croissance du continent africain. Le ministère de l’Éducation revoit justement le système éducatif avec l’introduction de la Nine-Year Schooling. Est-ce un pas dans la bonne direction ? Je vais vous avouer que la Nine-Year Schooling ne m’intéresse pas tellement. Je suis plus intéressé par le contenu que par la forme. Au niveau du contenu, je suis désolé de voir que ce n’est absolument pas à la hauteur de ce dont le pays a besoin. Quelle direction l’éducation nationale devrait-elle donc plutôt emprunter ? D’abord, les sciences et la technologie sont de moins en moins prisées dans les écoles. Ensuite, je suis atterré de voir le niveau des langues, que ce soit le français ou l’anglais. Vous avez mentionné l’importance du développement du continent africain. Le président malgache est justement l’invité d’honneur du pays. La coopération régionale est-elle capitale ? Absolument. Une Afrique prospère est la meilleure chose qui puisse arriver pour Maurice. On parle beaucoup du succès de Singapour, mais on oublie que cette île avait un arrière-pays pour lequel elle s’est positionnée comme hub de services. C’est ce que nous pouvons faire avec l’Afrique. Si nous savons utiliser à notre avantage le fait que nous sommes développés depuis un certain temps déjà, Maurice devrait pouvoir devenir un hub de services pour les pays africains. Ce serait dans le cours normal des choses que Maurice exporte des médecins, des avocats et des professionnels vers le continent africain. On devrait devenir un education hub pour un grand nombre de pays africains. Le gouvernement semble déterminé à faire sortir le pays du middle-income trap. Le problème, si on y arrive, c’est comment s’assurer d’une distribution de la richesse plus équitable… Maurice étant un petit pays, l’impact de la misère ou de la distribution inégale des richesses est beaucoup plus direct. À Maurice, les grands mansions et les faubourgs sont côte à côte. Cela décourage les gens, ce qui nuit à la productivité. Le nombre de délits est une forme de révolte contre cette inégalité sociale qui est visible par tous. Si on a un projet de développement de notre pays qui ne règle pas cette question de distribution de la richesse, on est mal barré. Dès le départ, la politique économique doit intégrer la notion d’une meilleure distribution de la richesse. Ça, on le fait par la politique fiscale. Notre régime fiscal d’une flat tax de 15 % n’a pas eu les résultats escomptés. Il faut donc taxer davantage les riches ? C’est le meilleur moyen de s’assurer d’une meilleure distribution de la richesse. Mais il faut aussi donner accès à l’éducation. Elle a été le moteur de la mobilité sociale depuis l’Indépendance. Aujourd’hui, j’ai bien peur que même dans l’éducation, on est en train de créer deux modes parallèles qui sont l’éducation publique et l’éducation privée. L’éducation publique devient un ghetto qui ne permet plus la mobilité sociale. L’éducation est pourtant gratuite... C’est la qualité de l’éducation qui ne s’est pas adaptée aux nouveaux besoins du pays. Avec la faillite du contenu, ceux qui en ont les moyens se sont tournés vers le privé. On juge le succès d’une économie par rapport au taux de croissance, pourtant le Produit intérieur brut masque d’autres aspects, comme l’effritement de la classe moyenne et l’écart grandissant entre riches et pauvres… Doit-on revoir notre méthode d’évaluation du progrès d’un pays ? La croissance demeure l’indice essentiel du développement économique. Mais elle ne peut être l’unique mesure. Encore faut-il savoir ce qu’on fait avec la croissance et comment les retombées sont distribuées. Il faut une politique volontariste pour s’assurer que les fruits de la croissance soient distribuées comme il faut. La politique du gouvernement vous laisse-t-elle espérer que cela se fera ? Jusqu’à présent, non. Mais il y a deux éléments qui laissent espérer. D’abord la pension de vieillesse à Rs 5 000. Puis, le National Remuneration Board a fixé le salaire minimum pour certains postes à Rs 6 500. C’est un début de politique de salaire minimum vital. Le gouvernement devrait poursuivre dans cette direction.
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