Un pâtisson à Rs 800, un kilo de petits piments à Rs 1 200 en supermarché… Dans cette tempête économique causée par les intempéries, les consommateurs grondent. Pourquoi les légumes sont-ils chers ? Pour le découvrir, suivez-nous ce dimanche… de l’encan aux champs.
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Mardi 20 février, aux petites heures. Nous arrivons au National Wholesale Market à Wootun. Dans la fine pluie, des agriculteurs viennent tour à tour déposer leurs moissons pour la vente à l’encan. Avec les intempéries, ils sont moins nombreux à s’y rendre. On y trouve surtout quelques chanceux qui ont des légumes en stock ou dont une partie de leur culture a été épargnée par le cyclone Belal et les récentes pluies diluviennes.
Nous parcourons les allées où les enchérisseurs font le va-et-vient pour écouler les maigres cargaisons de légumes reçues. Si le piment, les pommes d’amour et les aromates sont rarissimes, les légumes filants, tels que « margoz » et calebasse, sont, eux, au rendez-vous.
Des marchands suivent les enchérisseurs comme leurs ombres pour faire de bonnes affaires. Celui qui mise le plus en termes de piastres remporte la « cagnotte ». Celle-ci sera revendue sur les étals dans les marchés à travers l’île. Mais pourquoi le prix des légumes est-il en escalade ? Nous allons à la rencontre de Shemida Ramdewar-Emrith, la présidente de l’Association des encanteurs.
Shemida Ramdewar-Emrith, enchérisseuse : «Des abus surtout au niveau de la vente au détail»
Enchérisseuse depuis 15 ans, Shemida Ramdewar-Emrith explique qu’en raison des intempéries, la production locale des légumes est très faible. Elle reconnaît également qu’il y a une différence entre les prix des légumes vendus en gros à l’encan et ceux vendus au détail. Elle rappelle d’ailleurs que toute personne souhaitant comparer les prix peut le faire, les montants des produits en vente « wholesale » étant récemment publiés sur le site de l’Agricultural Marketing Board (AMB).
Pour elle, certains marchands « exagèrent » en ce moment quant aux prix des légumes en vente aux consommateurs. Elle mentionne notamment le prix du pâtisson à Rs 800. « Ici, lors de la vente à l’encan, le prix des pâtissons varie entre Rs 125 et Rs 150 la pièce, selon leur taille. Je ne comprends pas comment ce produit peut se vendre au détail à Rs 800 », dit-elle. Même si le produit est importé, il ne peut coûter aussi cher, insiste-t-elle.
Comment expliquer la situation actuelle, alors ? « Je pense que certains marchands savent qu’il y a une pénurie de légumes et en profitent », répond-elle. Du côté des planteurs ? « Certains planteurs pensent que ce sont les enchérisseurs qui mettent des prix forts lors de la vente aux enchères. Tandis que d’autres s’interrogent aussi sur les marchands qui vendent leurs légumes à ces prix. Mais ici, c’est clair. Quand vous venez voir, vous savez à quel prix un certain produit est vendu », affirme Shemida Ramdewar-Emrith.
D’après elle, les abus se font plus au niveau de la vente au détail, et non lors de la vente en gros. « Nous avons eu plusieurs requêtes des planteurs nous demandant de trouver une solution à cette situation. Ils estiment qu’il n’est pas possible qu’un marchand fasse ce qu’il veut en doublant, voire triplant les prix des légumes qu’il achète à moindre coût à l’encan », poursuit l’enchérisseuse.
Et si des consommateurs pensent que lorsqu’ils achètent un légume, le plus grand profit revient au planteur, elle tient à préciser que ce n’est pas vrai. D’ailleurs, elle fait comprendre que lorsqu’un cyclone arrive, la production locale peut être extrêmement affectée et il se peut même qu’il n’y ait pas de légumes du tout, hormis les produits importés par l’AMB tels que des oignons, de l’ail, du chou, des carottes, etc.
Que faire face à la flambée des prix des légumes ? « Le gouvernement doit contrôler les marges qu’ils peuvent fixer. Il peut également établir un plan de production pour éviter que tous les planteurs sèment ce qu’ils veulent et sur la superficie qu’ils veulent, ce qui peut parfois entraîner des excès ou des manques de légumes sur le marché », suggère Shemida Ramdewar-Emrith.
Selon elle, les plans agricoles futurs devraient inclure des solutions pour que les planteurs de l’île produisent des légumes selon les besoins du pays afin de maintenir des prix abordables pour les consommateurs. Elle parle aussi de la transformation.
Du reste, face aux prix élevés aux marchés et dans les supermarchés, Shemida Ramdewar-Emrith affirme que la loi de l’offre et de la demande a un rôle à jouer. « Depuis quelques jours, les prix des légumes commencent à baisser car les consommateurs n’en achètent pas. Si les consommateurs continuent d’acheter à des prix élevés, les prix resteront élevés. En revanche, s’ils n’achètent pas, automatiquement la loi de la concurrence fera baisser les prix », estime-t-elle.
Y a-t-il une pénurie d’un légume en particulier aux enchères ? Shemida Ramdewar-Emrith parle des piments. Et s’il y a un planteur qui en a ? « Lors de la vente aux enchères, le prix varie entre Rs 350 et Rs 450 le kilo, en fonction de la qualité des piments », dit-elle.
Roshan Beegoo, planteur : « Le cyclone Belal nous a laissé un goût amer »
Après le rond-point de Belle-Rive, nous empruntons un sentier rocailleux à travers les champs de canne pour aller à la rencontre d’un planteur s’occupant de sa plantation de choux. Sur place, nous nous apercevons que les choux sont à deux ou trois tons. Tout en observant ses employés mettre la semence en terre, l’agriculteur Roshan Beegoo nous explique que les choux sont de cette couleur car les plantes affectées par les grosses pluies n’ont pas pu bien se développer.
À quand remonte cette semence de choux ? « Nous avons planté ces choux juste avant le passage du cyclone Belal. Les fortes pluies qui ont suivi ont vraiment affecté la plantation. Néanmoins, nous continuons à en planter d’autres même s’il y a un deuxième cyclone qui arrive à grands pas (NdlR, Eleanor) », répond le planteur.
Pourquoi replanter avec le risque de tout perdre ? « Les risques font partie du quotidien des planteurs. Ce métier est notre gagne-pain, nous devons persévérer face aux caprices du temps. D’autre part, nous portons un fardeau louable, celui d’assurer la sécurité alimentaire du pays même si les changements climatiques affectent énormément les planteurs », affirme Roshan Beegoo.
Interrogé sur les problèmes auxquels sont confrontés les planteurs, il évoque la hausse des prix des intrants et la présence des rongeurs, insectes et des maladies qui ont développé une grande résistance. « Il y a également l’augmentation des prix des produits phytosanitaires de 600 %. Tout cela fait que la plantation n’est plus rentable comme avant », souligne le planteur. Avant, les agriculteurs n’avaient pas besoin de traiter ou de surveiller les plantations de choux contre les insectes. Aujourd’hui, s’ils ne viennent pas dans les champs tous les jours pour s’occuper des plantes, ils n’arriveront pas à faire une bonne récolte, fait-il comprendre.
Comment se fait-il qu’un chou se vende à environ Rs 360 au supermarché, lui demandons-nous. « Pourquoi, les planteurs n’ont-ils pas le même prix de vente ? » voulons-nous savoir. Roshan Beegoo répond que lors de la vente aux enchères, un chou ne s’écoule même pas à un quart de ce prix. « Le prix d’un chou en supermarché de nos jours est aberrant ! Je ne comprends pas pourquoi un tel prix », lance-t-il.
« Nous, les planteurs, faisons d’innombrables sacrifices tous les jours malgré les difficultés que nous rencontrons pour assurer la production locale. Nous n’en tirons pas profit. Mais nous, comme les consommateurs, devons payer des prix exorbitants fixés par des marchands. C’est vraiment ridicule ! » estime-t-il.
Le planteur cite le prix actuel des carottes comme un autre exemple. « Les planteurs touchent Rs 40 par livre de carottes alors qu’elles sont revendues à Rs 125 sur les étals par des marchands. Il n’y a pas de doute. Les marchands sont en train de profiter de la faiblesse des consommateurs. C’est un acte antipatriotique car tout le monde n’a pas les moyens d’acheter des légumes à de tels prix », s’indigne le planteur.
Pour les pommes d’amour, le gouvernement a trouvé une solution et les consommateurs peuvent utiliser des tomates en conserve au prix d’une trentaine de roupies. « Il est vrai que la culture des pommes d’amour a été sévèrement affectée par les intempéries. En ce moment, une caisse de pommes d’amour se vend à Rs 5 000 lors des enchères et les marchands les revendent trois fois à quatre fois ce prix. Nous, les planteurs, notre conscience ne nous permet pas de vendre des légumes à des prix chers. Mais les marchands ont-ils une conscience ? » s’interroge-t-il.
De ce fait, Roshan Beegoo trouve que les autorités doivent intervenir en faisant des contrôles stricts pour éviter les prix abusifs. « J’ai l’impression que le travail des maraîchers est devenu lucratif. Je pense que la Mauritius Revenue Authority devrait jeter un coup d’œil là-dessus. »
Pour le planteur, cette situation est inacceptable alors que ce sont les planteurs qui se démènent tous les jours dans les champs. « C’est vrai que nous bénéficions de subsides, mais c’est nous qui achetons les semences. Le coût de production reste cher d’autant que nous devons maintenant payer le salaire minimum. Mais ce n’est pas pour autant que nous vendons nos légumes à des prix exorbitants lors de la vente à l’encan », insiste Roshan Beegoo. Il trouve ainsi révoltant que les consommateurs montrent du doigt les planteurs devant la cherté des légumes alors que ce sont les marchands qui fixent les prix sur le marché.
Que pense-t-il du prix des piments à Rs 1 200 le kilo ? « Bientôt, les piments se vendront chez les bijoutiers », répond-il avec humour.
Quel est le pire scénario si la tempête tropicale Eleanor fait des dégâts lors de son passage sur l’île ? « Il y aura une pénurie de légumes car nous allons devoir tout recommencer à zéro. En ce moment, nous ne pouvons qu’espérer qu’il ne ravage pas nos cultures. Cependant, nous redoublons d’efforts malgré les difficultés pour continuer la production locale des légumes. »
Ses employés et lui sèment en ce moment des légumes qui ont des cycles courts pour que les récoltes puissent se faire d’ici 45 jours afin de combler le manque de légumes dans les enchères.
Rouma Goolap, agricultrice : « Je fixe les prix en fonction de la qualité du produit »
En parcourant les champs agricoles de la région, nous rencontrons le couple Goolap qui effectue la récolte des carottes à Hermitage. Vêtue d’un imperméable, Rouma Goolap arrache à la chaîne des carottes et les entasse sur le sol. En nous voyant arriver dans la pluie, elle s’arrête pour discuter avec nous.
Pourquoi fait-elle la récolte sous la pluie ? « Avant que le cyclone Eleanor n’arrive, nous récoltons un maximum de carottes pour les revendre au marché à St-Pierre. Sinon, les carottes fonderont dans la terre si Eleanor ramène avec elle de grosses pluies », dit-elle. La perte financière sera énorme d’autant que les graines des carottes se vendent très cher en ce moment.
« Nos récoltes de carottes étaient prêtes. Lors de son passage, le cyclone Belal a balayé 75 % de la plantation », confie-t-elle.
Rouma Goolap explique que lorsqu’elle était femme au foyer, elle a commencé la plantation de légumes sur un terrain familial. « Mon mari travaillait dans une entreprise alimentaire. Au lieu de payer une journée de travail à une autre personne, je l’ai convaincu de me rejoindre dans la plantation de légumes. Ensemble, nous avons commencé à gagner notre vie grâce à ce métier, il y a cinq ans. Ensuite, notre fils Nihaal nous a rejoints », raconte-t-elle.
Pour exercer ce métier, Rouma Goolap ne cache pas qu’il faut faire preuve de beaucoup de patience. « Tous les jours, il faut être là, peu importe le temps qu’il fait », dit-elle. Cependant, en ce moment, les voleurs sont un véritable problème pour les planteurs. « Vous les voyez. Ils vous voient. Les intempéries ne les empêchent pas de voler nos récoltes », déplore-t-elle.
L’on dit que les planteurs se font plein les poches avec la cherté des légumes. Qu’en pense-t-elle ? « Si un marchand vient dans mon champ pour acheter des carottes, je les lui vends à un certain prix, et lui, il fixe son propre prix sur les étals », souligne-t-elle.
Et elle, combien vend-elle les carottes au marché en tant que marchande ? « La production locale se vend à
Rs 90 la livre. Moi, en raison de la qualité du produit, je vais les vendre à Rs 75. Si ça part, tant mieux. Sinon, je vais baisser les prix pour les écouler », soutient Rouma Goolap.
Le piment se vend à prix d’or en ce moment, en a-t-elle planté ? « Oui, j’avais un demi-arpent mais le cyclone Belal a tout balayé. J’en avais planté avant le cyclone et ça rapportait bien. Ça se vendait à Rs 50 le kilo à la vente, mais après le passage de Belal, on n’en voit plus », explique-t-elle.
En a-t-elle acheté ? « Non. J’en ai un peu de temps en temps avec ma belle-sœur et sinon, j’utilise du piment sec », dit-elle en éclatant de rire. Rouma Goolap précise que ce n’est pas de sitôt qu’on en trouvera car de la semence à la récolte, cela prend quatre mois. « En juin, il commencera déjà à faire froid. Et seuls les planteurs des endroits chauds dans le nord et l’est pourront en planter », fait-elle ressortir.
Cultures : quand la terre défie le ciel...
En tissant un lien intime avec la terre qu’ils cultivent, leurs mains calleuses et leur esprit résolu défient les caprices du temps. Dans le monde des planteurs, chaque jour est une bataille pour la survie et chaque récolte est une victoire sur l’incertitude. Ce dimanche, nous vous invitons à découvrir en images ces hommes et femmes qui défient les éléments pour semer l’espoir et récolter les fruits de leur sacrifice pour assurer notre sécurité alimentaire. Leur résilience pour redémarrer les cultures malgré les risques liés aux intempéries, témoigne de la force inébranlable de l’esprit humain face aux défis de la vie.
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