Nous observons ce jeudi 3 mai la Journée mondiale de la liberté de la presse. A cette occasion, Radio Plus vous a proposé ce jeudi après-midi une émission-réflexion sur les médias à Maurice.
La presse est-elle vraiment libre ? L’impact de la technologie et des réseaux sociaux sur le métier de journaliste, la fusion annoncée entre l’Independent Broadcasting Authority (IBA) et l’Information and Communication Technologies Authority (ICTA), la Freedom of Information Act... Autant de sujets qui ont été abordés par Nawaz Noorbux et ses invités : Ehshan Kodarbux, directeur du Défi Media Group, Kris Kaunhye, directeur de Top FM, Jérôme Boulle, représentant de l’Union internationale de la presse francophone, et Rajen Bablee, directeur exécutif de Transparency Mauritius.
L’Attorney General Maneesh Gobin et le directeur éditorial d’ION News, Rabin Bhujun, sont également intervenus au cours de l'émission.
Ci-dessous un compte-rendu des interventions des invités :
Nawaz Noorbux : Selon le rapport de Reporters sans frontières (RSF), la liberté de la presse à Maurice se dégrade. Comment interprétez-vous ces chiffres ? A quel point les médias sont libres à Maurice ?
Jérôme Boulle : Je suis toujours assez réservé vis-à-vis des classements internationaux parce que les critères utilisés ne permettent pas de faire une analyse du contexte dans sa totalité.
Les autorités peuvent dire « on n’a aucun problème avec la presse, on n’emprisonne pas les journalistes». A Maurice, une personne extérieure peut dire qu’il n’y a pas de censure par exemple.
Mais on ne voit pas les problèmes qu’il y a en profondeur : difficultés d’accès à l’information, les pressions financières exercées sur les organes de presse…
Ce sont des pressions subtiles, il faut être dans le métier pour savoir. Le grand public ne voit pas, et souvent les évaluateurs non plus ne peuvent pas voir.
Rajen Bablee : La presse mauricienne est dynamique. On est à la croisée de chemins, avec les nouvelles technologies. Il faut tenir compte de tout ça pour être les journalistes dont le peuple a besoin. Il faut par exemple se méfier des fake news, ça va très vite, les journalistes ont peu de temps pour vérifier leurs informations.
On a eu le rapport préliminaire Robertson en 2013, qui relevait les lois désuètes. Il y a plusieurs lois qui sont comme une épée de Damoclès au-dessus des journalistes.
L’aspect économique aussi est important. On sait que dans certaines situations, le gouvernement peut bloquer la publicité pour asphyxier des organes de presse.
Nawaz Noorbux : Quelles sont les formes d’intimidation politique et financière sur les médias ?
Kris Kaunhye : A la radio, nous sommes plus vulnérables au niveau du cadre légal et financier. Au niveau de la presse écrite, il y a plus de marge de manœuvre en ce qui concerne l’expression. A la radio, c’est beaucoup plus règlementé et ça restreint beaucoup de choses.
Nawaz Noorbux : Nous constatons aujourd’hui qu’il y a une prolifération des sites d’infos grâce au progrès de la technologie. Mais cela impacte-t-il le métier du journalisme traditionnel ?
Rabin Bhujun : Une manière simple de répondre à cette question est qu’il est facile aujourd’hui de devenir journaliste car auparavant, il fallait avoir accès à une presse pour imprimer un journal et avoir des équipements lourds. Pour opérer une radio et une télévision, il fallait avoir des infrastructures compliquées. Sur le Web, la diffusion des informations sur les réseaux sociaux est moins coûteuse. Mais le danger dans cette simplicité : un journaliste reste toujours un journaliste. C’est une question de méthode journalistique, de formation, d’intégrité et de déontologie.
La perception est qu’il est plus facile d’avoir accès à l’information aujourd’hui. Mais ce n’est pas bien de voir les choses ainsi. Au contraire, il faut faire attention à la qualité des informations que nous recevons.
Ehshan Kodarbux sur la démocratie et les réseaux sociaux :
Nous avons une démocratie qui est limitée dans le sens que le pays lui-même est petit. Nous n’avons pas un marché comme aux Etats-Unis, en France et dans les grandes démocraties, où vous pouvez dire ce que vous voulez dire et faire ce que vous avez envie de faire. Si quelqu’un vous boycotte ici, les autres vont vous aider là-bas.
Mais à Maurice, c’est un peu difficile. Si quelqu’un veut vous aider, «taler kouma dir nou pas konne ki pouwar ki kapave pran sanksion kont li». Nous avons cette contrainte. Mais je crois qu’en général, les Mauriciens chérissent leur liberté d’expression.
Ce débat aujourd’hui est axé sur la presse. Je crois que c’est un peu dépassé. Aujourd’hui, nous devons parler de la liberté d’expression dans un cadre plus large avec la technologie de l’information : nous avons des réseaux sociaux. Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont pris le dessus sur la presse traditionnelle.
Un politicien se vante d’avoir plus de 125 000 followers sur Facebook, cela vous donne une idée de l’impact des réseaux sociaux. La presse est de plus en plus marginalisée. Mais le problème est que nous nous braquons toujours sur la presse. Nous oublions les réseaux sociaux, la mondialisation et tous ces outils d’expression qui existent. Dites-vous bien que tout ceci n’est pas réglementé alors que la presse traditionnelle et les radios sont extrêmement réglementées
Nawaz Noorbux : Aujourd’hui, tout le monde peut être journaliste, on parle du citoyen journaliste. Cela implique une plus grande responsabilité des médias traditionnels.
Jérôme Boulle : Dans un support traditionnel, il faut un investissement, un chef d’entreprise qui décide de lancer une entreprise de presse. Naturellement, il va investir dans des ressources humaines compétentes. Mais quand on regarde à côté la facilité qu’offre la technologie, Internet, tout le monde peut publier quelque chose. Mais ça ne veut pas dire que tout le monde peut devenir journaliste. Le support ne fait pas le journal. C’est un danger pour la qualité du journalisme si n’importe qui peut faire un journal. Finalement, c’est le lecteur, la population, qui va décider c’est quoi le journalisme de qualité.
Nawaz Noorbux : Au niveau de Transparency Mauritius, quel regard vous portez sur l’actionnariat, les sources de financement des médias ?
Rajen Bablee : Nous n’avons pas travaillé dessus. Nous nous intéressons plus aux partis politiques et au secteur public. Mais j’aimerais faire ressortir que les réseaux sociaux ont donné au citoyen une plateforme où il peut donner son opinion. C’est bien, mais ça a aussi ses mauvais côtés.
Quand un journaliste écrit qqch, il faut que ce soit vérifié et approuvé par son rédacteur en chef, par un correcteur… Mais certains membres du public, quand ils publient quelque chose, ne peuvent pas interpréter l’information. Ils publient des choses qui peuvent entraîner une fausse conception, ça peut devenir une fake news. On arrive à une dictature de l’opinion. Cela donne une responsabilité additionnelle aux journalistes. Comment opérer dans une telle situation ?
Liberté de la presse
Ehshan Kodarbux : Parfois, nous sommes confus quand nous parlons de la liberté. Nous pensons que la liberté est absolue. Nous avons une culture bien insulaire à Maurice. Nou kontan koze, enn de ler nou kontan fer enn tigit palab. Nous avons tendance à faire un scandale de tout. Peut-être que je ne me ferai pas beaucoup d’amis en disant cela. Parfois, nous ne nous rendons pas compte de l’agenda que certaines personnes peuvent avoir. Toutes les petites choses deviennent des scandales. Et c’est surtout braqué sur le gouvernement et les politiciens. Souvent il se passe des choses dans le secteur privé mais des journalistes et des journaux qui se disent indépendants en font rarement état.
L’impact des réseaux sociaux sur les médias traditionnels
Kris Kaunhye : Les réseaux sociaux ont très rapidement infiltré la vie des Mauriciens. Il y a des gens qui font du copier/coller et volent le contenu des articles publiés par plusieurs organes de presse et les publient sur un site. Il faut cesser cela. Parce que les auteurs de ce délit n’ont aucun sens de l’éthique et des responsabilités. Tandis que les journalistes, ils se battent pour l’éthique, l’écriture et la formation entre autres. Je dois ajouter que les jeunes journalistes souvent ne savent pas écrire. Leurs articles sont corrigés avant d’être publiés. Bref, celui qui n’a aucune responsabilité ne peut pas fournir un produit de qualité.
Eventuelle fusion de l'IBA et de l'Icta qui propose que la nouvelle entité puisse infliger jusqu’à Rs 1 million d’amende aux radios privées
Intervention de l'Attorney General, Maneesh Gobin :
Maneesh Gobin : Un régulateur a un pouvoir de sanction limitée. Il faut juger l’institution sur l’exercice de ses fonctions et non sur la méthode de recrutement. Il est encore prématuré pour parler des mécanismes de cette nouvelle entité. C’est encore compliqué de discuter de la fusion parce qu’elle concerne deux entités. Il faut attendre un document officiel pour pouvoir débattre sur ce sujet.
Les fake news ou encore l’usurpation d’identité sont un phénomène mondial. À Maurice, les réseaux sociaux créent un réel problème. C’est bien qu’on ait la liberté d’expression mais il ne faut pas qu’il y ait par exemple incitation à la haine raciale.
Jérôme Boulle : Ce qui me dérange, c’est que les institutions de régulation comme l’IBA, dans les autres pays, elles soutiennent aussi le secteur, comme le conseil de l’audiovisuel en France. Elles accordent un soutien. Elles ne font pas que surveiller et sanctionner. Je suis assez choqué quand le nouveau président de l’IBA explique qu’il conçoit son rôle comme celui d’un garde-chiourme.
On n’a pas mis un organisme pour soutenir la liberté d’expression et faire les médias travailler dans de bonnes conditions, de manière responsable. Dans leur esprit, il faut contrôler les médias. Alors qu’un démocrate devrait encadrer la presse et permettre aux gens d’exprimer leur opinion.
Ensuite, comment peut-on prendre un board nommé par le pouvoir politique pour contrôler les vecteurs de la liberté d’expression, d’autant plus qu’ils ne disent pas les règles au départ. Ici, il y a des règles comme l’IBA Act, mais elles sont sujettes à interprétation.
Il faut avoir des loirs. Mais il faut déjà consolider les lois existantes sur la diffamation, la sédition etc. S’il y a délit, on va ensuite devant un tribunal et on laisse le législateur décider de la sanction. Là, le président vient dire il faut une amende qui dépasse Rs 1 million, un autre président peut venir et dire qu’il faut une amende de Rs 5 millions.
C’est dangereux si ce genre de choses arrive. La profession doit faire entendre sa voix.
Ehshan Kodarbux : Le ministre s’est voulu rassurant. J’espère que nous bougeons dans cette direction. Cela ne rassure pas uniquement nous, mais la population aussi car avec l’avènement des radios privées, les citoyens ont eu la possibilité de s’exprimer. Non seulement les auditeurs qui participent à des émissions par téléphone, mais aussi des syndicalistes, des ONG et des politiciens. Ces derniers ont l’occasion de participer à plusieurs émissions. Cela a libéré la parole en quelque sorte et il y a eu un approfondissement de la démocratie. Sans compter que les simples citoyens peuvent téléphoner pour exprimer leur opinion. Chaque radio et groupe de presse a sa façon d’opérer, ses principes et ses valeurs. Cela peut arriver de temps à autre qu’il y ait quelques petits dérapages, si nous voulons appeler cela ainsi. Mais il ne faut pas maintenant utiliser cela comme un prétexte et venir de l’avant avec des règles. Kouma dir nou pe rod touy enn moustik ek enn bombe atomik. Cela causera plus de dégâts aux opérateurs de radios. Ce sera une attaque contre la liberté d’expression et la démocratie elle-même. Nous souhaitons que nous n’en arriverons pas jusque-là.
Nawaz Noorbux : La fusion de l’Independent Broadcasting Authority (IBA) et de l’Information and Communication Technologies Authority (ICTA) avec des amendes allant jusqu’à Rs 1 million a-t-elle pour but d’intimider les radios privées ?
Kris Kaunhye : l’IBA n’est pas un régulateur comme la Financial Services Commission ou la Banque de Maurice. C’est un organisme qui est nommé par le gouvernement du jour. Ce n’est pas à lui de décider qui est punissable ou non. Comment est-ce possible de laisser tout dans la main de l’IBA qui est censée être une institution indépendante ? Or, elle n’est jamais indépendante ? C’est grave de donner un pouvoir accru dans l’application des sanctions à une institution qui est gérée par des nominés politiques.
Ehshan Kodarbux : Il y a la diffamation criminelle qui existe dans nos lois. C’est pourquoi on peut arrêter des journalistes et les maintenir en détention. Plusieurs pays africains ont décriminalisé la diffamation. A Maurice, il y a un «process». N’importe quelle personne qui se sent lésée ou qui estime avoir été insultée ou diffamée à la radio ou à travers les journaux peut avoir recours que ce soit au civil ou au pénal. Tout cet arsenal légal existe. Je ne comprends pas pourquoi on veut en ajouter.
Rajen Bablee : L’Attorney General s’est surtout concentré sur les contrôles. Cela me surprend parce que le programme gouvernemental était surtout axé sur la méritocratie, la liberté d’information… Là on se retrouve avec un projet de loi pour bâillonner le citoyen.
Est-ce que l’exécutif essaie de se substituer au judiciaire ? Est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt créer un tribunal spécial au lieu d’imposer une amender décidée par des nominés politiques ?
Je pense qu’il faut un grand débat avant que cette loi soit présentée.
Freedom of Information Act
Maneesh Gobin : Il y a une crise de l’instantané au niveau des journalistes parce qu’ils ont leur agenda. Nous sommes là pour aider les citoyens surtout, pour qu’ils aient accès aux informations dont ils ont besoin.
Nawaz Noobux : Le Premier ministre a dit l’autre jour au Parlement que la Freedom of Information Act n’a pas marché dans certains pays et qu’il y a eu un abus du système. Quel modèle un pays comme Maurice doit-il adopter ?
Ehshan Kodarbux : Je suis d'accord sur un point avec Maneesh Gobin. La Freedom of Information Act ne concerne pas que la presse et les journalistes, mais toute la population. Nous devons comprendre que la Freedom of Information Act est sur toute une ligne historique pour «empower» les citoyens. Après tout, c’est le citoyen qui compte car c’est lui qui fait le gouvernement. Dans une société moderne, il faut comprendre les droits des citoyens.
Nawaz Noorbux : L’Attorney General dit que la presse un agenda...
Jérôme Boulle : Ça confirme ce qu’on disait plus tôt. Ce ministre a une perception assez étriquée du rôle de la presse. Il dit que la presse a un agenda. Certainement la presse a un agenda : c’est de servir le public, donner l’information au public pour que celui-ci fasse son jugement, son analyse.
L’Attorney General voit la presse comme un ennemi. Ailleurs, il y a des lois qui soutiennent la presse. Ici, on voit au contraire comme s’il ont envie d’étrangler la presse financièrement.
Dire que la presse a un agenda, cela sous-entend que la presse a un agenda contre le gouvernement. Ce n’est pas un message rassurant du tout.
En cette journée de la presse, les messages de l’Attorney General ne vont pas dans la bonne direction.
Nawaz Noorbux : Le Freedom of Information Act n’a pas l’air d’être une priorité du gouvernement. Maneesh Gobin prend l’exemple de certains pays, disant que des gens abusent du système...
Rajen Bablee : L’Attorney General répète plusieurs fois qu’il est un démocrate et que le gouvernement est démocratique. Mais la démocratie c’est quoi ? C’est quand le citoyen donne le mandat à ses représentants pour effectuer un travail. Imaginez que demain, vous demandez à un jardinier de venir travailler chez vous. Il vous dit qu’il va travailler pendant une journée chez vous, mais vous n’avez pas le droit de regarder ce qu’il fait. Ce n’est pas possible. Vous devez avoir un contrôle sur ces gens qui travaillent pour vous.
L’attorney General a aussi donné l’exemple du papier-toilette. Je ne vois pas le problème si un citoyen pose des questions dessus. Si par exemple la femme d’un ministre est actionnaire dans une compagnie qui fabrique du papier-toilette et que le ministère achète tout là-bas, le citoyen a le droit de savoir.
L’information n’est pas réservée à une élite, à certaines personnes.
Kris Kaunhye : On ne peut pas sommer une radio de divulguer ses données, voire des informations, surtout dans un pays de droit concernant le Data Protection Act. Si l’IBA saisit la justice pour connaître les sources d’information, c’est une entrave vis-à-vis des lois qui existent à Maurice et par rapport à la Convention internationale sur la protection des informations.
Télévision privée
Nawaz Noorbux : On parle de télévision privée. Lancez-vous un appel aux autorités en cette Journée mondiale de la liberté de la presse pour octroyer des licences de télévision ?
Ehshan Kodarbux : Pour être franc et honnête, ce modèle qu’on appelle la télévision privée est dépassé. Aujourd’hui, tout un chacun peut avoir sa télévision privée sur Internet. D’ailleurs, nous avons une Webtélé. Sauf que nous avons fait une demande pour l’obtention d’une licence pour une télévision privée, peut-être pour nous couvrir afin que les autorités, demain, ne disent pas que nous opérons dans l'illégalité. Nous avons obtenu une réponse nous informant qu’il n’y a aucun appel pour opérer une télévision privée pour l’instant et qu’il faut oublier cela pour le moment. Enfin, j’espère que ce n’est que pour le moment. J’ai toujours l’espoir que peut-être avant les prochaines législatives la télévision pourrait être libéralisée.
Nawaz Noorbux : La libéralisation de la télé dans un pays comme Maurice, c’est «long overdue», non ?
Rajen Bablee : Effectivement. Je remarque qu’on a une tendance au nombrilisme. On essaie de tout cacher, tout bloquer à Maurice. La rhétorique du gouvernement, dans son plan stratégique 2017-2020 par exemple, c’est qu’on doit aller vers la bonne gouvernance, la transparence, l’éthique, la redevabilité. Il y a un mismatch quelque part.
L’Attorney General a parlé d’agenda de la presse. Je pose la question : si vous n’avez rien à cacher, si ou vini with clean hands, pourquoi faut-il avoir peur que les gens apprennent quelque chose ?
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