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Entre diplômes, réseaux et mérite : le défi du recrutement

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À Maurice, compétences et diplômes coexistent avec réseaux et traditions hiérarchiques. Ce déséquilibre freine motivation, innovation et performance. Trois expertes analysent les défis du recrutement et proposent des solutions pour bâtir une vraie méritocratie durable, afin de stimuler l’équité et la compétitivité.

Mérite et compétences

Pour Jessyca Joyekurun, fondatrice de Compliance HR Mauritius, au-delà de la seule justice sociale, la méritocratie est aussi un facteur clé de compétitivité.
Pour Jessyca Joyekurun, fondatrice de Compliance HR Mauritius, au-delà de la seule justice sociale, la méritocratie est aussi un facteur clé de compétitivité.

Ancienne headhunter et fondatrice de Compliance HR Mauritius, spécialisée en droit du travail, paie et conformité, Jessyca Joyekurun accompagne les entreprises dans leurs pratiques RH et la formation de leurs équipes. Pour elle, la méritocratie au travail se définit simplement : « Prendre des décisions professionnelles en se basant exclusivement sur la compétence, la performance et le potentiel de croissance d’un individu, indépendamment de son réseau ou de son statut. »

Elle insiste sur l’importance de reconnaître équitablement les efforts et d’offrir des opportunités à ceux qui démontrent un véritable savoir-faire. À Maurice, cette idée progresse, mais elle reste fragilisée par le poids des connexions sociales, familiales ou politiques. Sans processus de recrutement et d’évaluation transparents, le principe peine à devenir une réalité tangible. Et c’est précisément dans le recrutement concret que cette fragilité se révèle.

Dans un marché encore marqué par des réflexes hiérarchiques, la question des diplômes et de l’expérience reste centrale. « Les diplômes ont une valeur indéniable : ils ouvrent des portes, attestent d’un parcours académique et donnent une base théorique solide », explique Jessyca Joyekurun. Mais elle rappelle que, sur le terrain, « ce sont l’expérience, l’adaptation et le savoir-faire concret qui font réellement la différence à long terme ».

L’équilibre entre bagage académique et compétences acquises sur le terrain devient ainsi essentiel pour valoriser pleinement un talent et garantir une vraie reconnaissance du mérite.


Comparaison secteur public vs privé

Prisheela Mottee, de Raise Brave Girls, dénonce le  « monstre de la séniorité » dans la fonction publique.
Prisheela Mottee, de Raise Brave Girls, dénonce le 
« monstre de la séniorité » dans la fonction publique.

Les dynamiques ne sont pas les mêmes selon le secteur. « La fonction publique est souvent perçue comme fortement influencée par les considérations politiques, observe Jessyca Joyekurun. Ce qui limite l’accès aux opportunités pour les candidats sur la base du seul mérite. » 

À ce constat, Prisheela Mottee, fondatrice de Raise Brave Girls, ajoute ce qu’elle appelle « le monstre de la séniorité ». Elle s’explique : « Le secteur public à Maurice reste souvent rigide et hiérarchique, où le mérite est éclipsé par l’ancienneté. Même un professionnel hautement qualifié peut voir son avis ignoré s’il est jugé “junior”. Les idées et propositions sont rejetées sans considération réelle. »

Pourtant, séniorité ne rime pas forcément avec compétence ou productivité : « Trop souvent, elle ne reflète que le temps passé dans la fonction publique, pas les compétences acquises ni la valeur apportée. Les promotions automatiques sapent l’efficacité et démoralisent les équipes. »

Le problème se renforce lorsqu’aucune formation continue n’accompagne les années de service : « Ces pratiques créent une stagnation qui freine l’évolution du secteur. Lorsqu’une direction reste ancrée dans des mentalités dépassées, toute réforme ou initiative innovante devient quasi-impossible. »

Cela expliquerait les difficultés du secteur public à retenir les jeunes professionnels talentueux, alimentant le phénomène de fuite des cerveaux. Elle regrette que, bien que la nouvelle génération refuse la médiocrité et l’inefficacité, elle se heurte à un système qui valorise le temps plutôt que les compétences. 

Le poids du copinage

« Ces jeunes cadres, formés, motivés et désireux de contribuer au développement du pays, se retrouvent bloqués par des structures qui ne reconnaissent pas leur valeur », dit-elle.

À l’inverse, le secteur privé, soumis à des impératifs de performance et de compétitivité, tend à évoluer plus vite vers des pratiques transparentes, même si certains biais persistent, précise, de son côté, Jessyca Joyekurun.

Cependant, si beaucoup d’entreprises affichent une volonté méritocratique, la réalité reste plus nuancée. Les réseaux familiaux, politiques ou sociaux continuent de peser dans certaines décisions. Conséquence : des candidats brillants peuvent encore être écartés faute de connexions.

Ces différences montrent que la méritocratie ne peut se mesurer qu’au prisme des contextes et des enjeux spécifiques à chaque organisation, avec un impact direct sur l’efficacité, l’innovation et la rétention des talents.


Barrières invisibles, biais et rémunération

La méritocratie souffre aussi de freins culturels. Femmes, minorités, personnes issues de milieux modestes ou en situation de handicap rencontrent encore des obstacles implicites qui ralentissent leur progression et limitent la reconnaissance de leurs compétences, malgré des qualifications parfois supérieures. 

« Les organisations qui veulent bâtir des équipes solides doivent adopter des pratiques inclusives, transparentes et centrées sur le mérite », insiste Jessyca Joyekurun. Pour elle, la méritocratie implique une vigilance active sur les biais et les obstacles invisibles.

Un autre angle mort de la méritocratie demeure la rémunération. Idéalement, le salaire devrait refléter uniquement les compétences, la performance et la valeur ajoutée du collaborateur, précise-t-elle. Mais dans la réalité, ancienneté, réseaux ou genre continuent d’influencer les grilles salariales.

Les écarts hommes-femmes persistent, même pour des postes comparables. Ces biais structurels minent la motivation et la fidélisation des talents féminins, prévient Jessyca Joyekurun. 


Népotisme et conflits d’intérêts

Laura Jaymangal, de Transparency Mauritius, alerte : népotisme et nominations partisanes affectent la performance économique.
Laura Jaymangal, de Transparency Mauritius, alerte : népotisme et nominations partisanes affectent la performance économique.

Laura Jaymangal, Executive Director de Transparency Mauritius, alerte sur les risques liés au népotisme et aux nominations partisanes, qui fragilisent la confiance dans les institutions et affectent la performance économique : « Les liens familiaux, sociaux ou politiques ne doivent jamais supplanter les critères de compétence et d’expérience. Leur influence fragilise la perception de justice et d’équité dans une démocratie. »

Elle concède que la séparation entre compétence professionnelle et engagement politique reste délicate dans un petit pays comme Maurice. « Tout le monde se connaît, mais la distinction demeure indispensable », insiste-t-elle. Le paradoxe réside dans la tentation de justifier des nominations politiques au détriment de l’expertise, au risque de miner la confiance du public et l’efficacité institutionnelle.

Selon Transparency Mauritius, la proximité avec des réseaux familiaux ou politiques nourrit le soupçon de népotisme, perçu comme une forme de corruption. « Elle donne l’impression que les nominations reposent sur les relations plutôt que sur les compétences, érodant ainsi la confiance dans les institutions et fragilisant l’idée même de méritocratie », souligne Laura Jaymangal.

Qu’en est-il du conflit d’intérêts ? Maurice reconnaît le conflit d’intérêts lorsque des liens familiaux directs sont concernés, mais la loi ne couvre pas encore les affiliations partisanes ou l’influence de tiers, indique Laura Jaymangal. « Dans le secteur public, l’intégrité et l’éthique sont aussi importantes que les compétences. Transparency Mauritius recommande d’élargir la loi, d’obliger à déclarer ses affiliations et de garantir un processus de sélection transparent. C’est ainsi que l’intérêt général peut être protégé. »


Transparence et dialogue

Transparence et dialogue

Le marché du travail évolue progressivement, constate Jessyca Joyekurun. « Certaines entreprises comprennent que la performance réelle et le talent sont des leviers essentiels pour rester compétitives et attirer les meilleurs profils. Encourager des pratiques de recrutement plus transparentes et basées sur le mérite devient de plus en plus une priorité pour celles qui veulent bâtir des équipes solides et durables », souligne-t-elle.

A-t-elle déjà vu des candidats brillants écartés faute de connexions ? « Je reste transparente avec mes clients : recruter sur des critères relationnels peut parfois répondre à des besoins politiques ou stratégiques ponctuels, mais cela ne doit jamais devenir une règle systématique. Le risque est de compromettre la performance et la motivation des équipes sur le long terme », répond-elle.

L’objectif est de trouver un équilibre : respecter la demande du client tout en mettant en avant les avantages d’une approche méritocratique, qui garantit performance, motivation et durabilité au sein de l’organisation, explique-t-elle. 

« Parfois, cela implique de proposer des solutions alternatives, comme une évaluation objective ou un accompagnement renforcé du candidat, pour concilier les deux approches. »

À cela s’ajoute un autre phénomène : la pression populaire. Pour Laura Jaymangal de Transparency Mauritius, « les désistements récents après pression de l’opinion publique révèlent une vigilance citoyenne salutaire ». Cependant, cela illustre également l’absence de critères objectifs de mérite, dit-elle : « Les Mauriciens ont vécu un traumatisme avec la capture de l’État ces dernières années. Cette vigilance souligne l’urgence de règles claires et transparentes pour que la pression citoyenne complète, et non supplée, les mécanismes institutionnels. »

Laura Jaymangal insiste sur le rôle crucial des médias et de la participation citoyenne pour renforcer la transparence et la redevabilité. Elle préconise notamment l’adoption d’une Freedom of Information Law, permettant un accès réel aux informations publiques et un contrôle effectif par les citoyens et la presse.


Construire une culture du mérite

La méritocratie à Maurice, progrès ou illusion ? « Maurice avance, mais trop lentement », affirme Jessyca Joyekurun. Certaines entreprises commencent à valoriser davantage la compétence et la performance, mais le chemin reste long vers une culture du mérite réellement ancrée, précise-t-elle.

Pour Jessyca Joyekurun, l’enjeu dépasse la seule justice sociale : « La méritocratie est aussi un facteur clé de compétitivité et de durabilité. Recruter, évaluer et récompenser sur la base du mérite, c’est construire des équipes solides, motivées et innovantes. »

L’experte lance un appel clair : encourager les jeunes talents à rester, reconnaître leurs compétences réelles et éviter de privilégier systématiquement des profils plus âgés par habitude ou par réseau. Promouvoir une culture du mérite et du renouvellement générationnel n’est pas qu’une question d’équité : c’est un investissement stratégique pour l’avenir de l’économie mauricienne, insiste-t-elle. Pour Jessyca Joyekurun, le message est limpide : « Construire sur le mérite réel, c’est garantir la performance, l’innovation et la durabilité à long terme. »

Mais comment y arriver, concrètement ? Prisheela Mottee, de Raise Brave Girls, souligne l’importance de s’inspirer de modèles internationaux. Singapour, par exemple, base le recrutement et la promotion sur la compétence et la performance, et non sur l’ancienneté : « L’évaluation est continue, le leadership se renouvelle grâce à l’intégration de jeunes talents, et la formation permanente est obligatoire. Les fonctionnaires sont encouragés à développer leurs compétences, à poursuivre des études supérieures et à relever de nouveaux défis. »

Système transparent

Pour elle, Maurice a tout intérêt à s’inspirer de ce modèle. Réformer le secteur public pour que le mérite, la compétence et l’apprentissage continu priment sur les hiérarchies dépassées est indispensable. Cela permettrait de retenir les talents, stimuler l’innovation et créer une administration capable de répondre aux défis complexes d’une économie moderne, insiste-t-elle, en écho à Jessyca Joyekurun.

De son côté, afin de renforcer une culture de mérite dans les nominations publiques et dans le secteur privé, tout en tenant compte de la nécessité de représentativité et de participation politique, Transparency Mauritius propose de publier les appels à candidatures avec des critères clairs, « pour garantir la plus grande participation possible et assurer que chaque candidat soit évalué sur ses compétences et qualifications. Nous visons à mettre en place une commission indépendante pour les nominations, afin d’éviter la concentration de pouvoir et de garantir l’impartialité dans le processus de selection ».

Autre mesure : la création d’un comité parlementaire chargé de revoir les nominations. Objectif : assurer un contrôle démocratique, renforcer la reddition de comptes et publier les justificatifs expliquant pourquoi chaque personne est nommée, afin de permettre au public de comprendre les choix faits.

« Nous souhaitons aussi obliger les candidats à déclarer leurs conflits d’intérêts, y compris les affiliations politiques et autres influences, afin de protéger l’intégrité des institutions », ajoute Laura Jaymangal. Ces mesures, soutient-elle, visent à instaurer un système de nominations transparent, équitable et fondé sur le mérite, tout en garantissant la représentativité et la participation citoyenne.
En combinant ces leviers, Maurice pourrait bâtir un environnement où le mérite, la compétence et l’apprentissage continu priment, stimulant la motivation, l’innovation et la performance économique.

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