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Ehshan Kodarbux : «Un cadre régulatoire vise à responsabiliser sans pour autant confisquer des droits acquis»

L’Executive Chairman de Radio Plus et CEO du Défi Media Group, Ehshan Kodarbux, ne décolère pas. Il déplore sans ambages les amendements à l’IBA Act et la façon de faire du régulateur, qui a choisi de les apporter sans consultation préalable. Tantôt acerbe, tantôt ironique, il exprime, dans une interview « mise au point », ses craintes quant aux répercussions de cette loi. Dans un autre volet de l’entretien, il analyse les enjeux de l’industrie des médias, faisant le triste constat qu’à Maurice, compte tenu de l’insularité du pays, nous menons davantage des combats du XXe siècle que ceux du XXIe siècle.

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Les amendements à l’IBA Act ont été votés, le mardi 30 novembre, et ont obtenu l’assentiment du président de la République le 1er décembre pour être « gazetted » le même jour en dépit des nombreuses protestations de la part des radios privées, des partis de l’opposition, des ONG et du public. Quel est votre sentiment par rapport à cette précipitation ? 

 Presque l’ensemble des forces vives du pays (partis politiques, Opinion Leaders, syndicats, ONG ou défenseurs des droits humains) ont dit de vive voix ce qu’elles pensent. À l’exception de quelques hommes politiques connus pourtant pour leur attachement aux principes démocratiques. Au point que certains ironisent : « Peut-être attendent-ils les résultats des prochaines élections municipales pour se prononcer ? » Passons-nous de la politicaille. Pour ce qui nous concerne, j’ai eu l’occasion de réprouver cette manière de faire d’abord de l’IBA dès le départ.

Vous avez lu la déclaration du Chairman de l’IBA à l’express samedi ? Je cite verbatim : « Quelle consultation alors que cela ’defeat the purpose’ pour moi. Je suis le régulateur, je décide des changements à la loi ». Il l’a encore répété mardi dernier sur Radio Plus. On se croirait en 1655 entendre Louis XIV, dit le Roi-soleil, proclamer « l’État c’est moi ». À vrai dire, on ne sait pas s’il faut en rire ou en pleurer.»

Pourquoi ?

Vous avez lu la déclaration du Chairman de l’IBA à l’express samedi ? Je cite verbatim : « Quelle consultation alors que cela ’defeat the purpose’ pour moi. Je suis le régulateur, je décide des changements à la loi ». Il l’a encore répété mardi dernier sur Radio Plus. On se croirait en 1655 entendre Louis XIV, dit le Roi-soleil, proclamer « l’État c’est moi ». À vrai dire, on ne sait pas s’il faut en rire ou en pleurer. Ce que je sais, c’est que dans les pays civilisés, les pays démocratiques, le régulateur a le devoir de s’informer avant de prendre des décisions. Et comment va-t-il s’informer sans consulter les principaux stakeholders, entre autres les opérateurs ? Ailleurs, pour tout changement fondamental, le régulateur convoque des assises, entame des consultations, écoute tout au moins ce que les parties prenantes ont à dire ou suggérer. Ensuite, il décide en fonction de ses pouvoirs et prérogatives. Ici nenni. On ne fait que dicter, imposer, décréter. C’est cette manière de faire, sans aucune écoute, sans respect de l’autre partie, que je déplore, que j’ai qualifiée de dictature primaire.

De nombreux légistes estiment que certaines clauses de la loi peuvent porter atteinte à la liberté d’expression, un droit constitutionnel non seulement des opérateurs radios ou des journalistes, mais aussi de l’ensemble des citoyens. En parallèle, ces légistes estiment que l’institution d’un Independent Broadcasting Review Panel aux pouvoirs quasi judiciaires, constitue un empiètement de l’Exécutif sur les prérogatives du Judiciaire.»

Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ?

Attendez que je vous donne quelques exemples récents, qui servent en même temps de mise au point : 

(1) Les fonctionnaires de l’IBA avaient l’habitude, tout comme la Wastewater Management Authority, puisqu’on nous y compare, de nous envoyer la facture aux fins de renouvellement de notre licence. Le chèque était prêt. Puis, sur fond de  COVID-19, l’attention était braquée ailleurs. Soudain, patatrac, le tarif de la licence est doublé, passant de Rs 400 000 à Rs 800 000. (Il faut savoir que nous payons quelque Rs 2 M par an à Multi Carrier (Mauritius) Limited pour les frais de transmission sur les ondes). Mieux, on nous fait savoir qu’il y a une amende de 10 %, soit Rs 80 000, à payer puisqu’on était en retard sur le renouvellement. Encore mieux : on nous menace implicitement de faire une déposition contre nous à la police pour fonctionnement sans licence si nous ne nous acquittons pas du montant total sur-le-champ, amende comprise. Il a fallu toute l’argutie légale de notre avocat et une « strong worded letter » de notre direction pour obtenir que le paiement en cette période difficile soit effectué en trois tranches. Dispense accordée désormais par les autorités à une large gamme de secteurs, y compris les charretiers. Sous ce chapitre, on nous a effectivement traités comme un « flight by night operator », alors que nous sommes au service des citoyens depuis bientôt 20 ans.

(2) Le 1er avril, l’IBA, sans consultation aucune, a décrété qu’à partir du 5 avril 2021, toutes les radios privées devraient diffuser plusieurs bulletins d’informations en anglais par jour. Encore une fois, il a fallu l’intervention de notre avocat et ancien Chairman de l’IBA, 

Me Ashok Radhakissoon pour faire comprendre à l’IBA qu’une telle mesure engendre préparation et coûts, et ne se décrète pas au pied levé. Il faut savoir que la MBC, qui compte sept chaînes radios, donne déjà des infos en anglais, mais elle reçoit également la redevance payée par le public et des subventions de l’État, payées également par le public. Ce qui n’est pas le cas pour les radios privées. Finalement, le décret a été étendu au 30 juin.

(3) Récemment, encore malgré les comptes adressés à l’IBA et dévoilés à l’Assemblée nationale et on ne sait à qui encore, l’IBA a décrété que les comptes audités des radios pour 2020 lui soient soumis au plus tard le 10 décembre. Alors que selon les instances régulant les compagnies, à savoir le Registrar of Companies et la Mauritius Revenue Authority, les compagnies ont jusqu’au 28 décembre pour soumettre leurs comptes audités, voire jusqu’au 15 janvier 2022 pour ce qui est du Registrar of Companies. Allez savoir dans ce « kari melanz » des régulateurs, which is which ?

On aurait pensé que l’IBA avait mieux à faire que de nous enquiquiner, mais apparemment non.

Encore une fois, admettons qu’il a raison, admettons qu’il nommera des personnes indépendantes et intègres, au-dessus de tout soupçon, à la tête de l’Independent Broadcasting Review Panel qui a tous les attributs d’un tribunal, sauf l’appellation. Qui peut nous donner la garantie que ce sera ainsi sous un nouveau régime ? D’autant que cette instance peut prendre des décisions avec effet immédiat bien que celles-ci puissent être cassées deux, trois, cinq ou dix ans après devant la Cour suprême.»

Le président de la République, Pradeep Roopun, a été très critiqué en tant que garant de la Constitution. Qu’aurait-il pu faire d’autre si ce n’est que donner son accord rapidement à ces amendements ?

On connaît un certain Cassam Uteem ou même un Angidi Chettiar qui ont renvoyé un projet de loi devant l’Assemblée nationale pour être revu. Après le tollé suscité, on s’attendait à un geste symbolique. Manifestement, tout le monde n’est pas fait de la même étoffe.

Comment accueillez-vous la détermination de la société civile à maintenir une pression permanente sur le gouvernement aussi longtemps que cette loi ne sera pas abrogée ?

Il faut bien comprendre que l’amendement à l’IBA Act dépasse le cadre strict des opérateurs radios. Bien sûr, il rend encore plus compliquée et contraignante l’opération des radios privées.  Il semble aussi, malgré les assurances, s’attaquer à un principe sacro-saint : celui de la confidentialité des sources d’information. Mais au-delà, de nombreux légistes estiment que certaines clauses de la loi peuvent porter atteinte à la liberté d’expression, un droit constitutionnel non seulement des opérateurs radios ou des journalistes, mais aussi de l’ensemble des citoyens. En parallèle, ces légistes estiment que l’institution d’un Independent Broadcasting Review Panel aux pouvoirs quasi judiciaires, constitue un empiètement de l’Exécutif sur les prérogatives du Judiciaire. Voire une menace au principe fondateur de notre Constitution : celui de la séparation des pouvoirs. Est-ce que les appréhensions de ces légistes sont justifiées ou pas ? Seul un prononcé de la plus haute instance judiciaire du pays ou même du Privy Council peut nous éclairer.

L’opposition et des ONG demandent un recours conjoint en Cour suprême. Qu’en pensez-vous ?

Comme je vous l’ai expliqué plus haut, ce projet de loi dépasse le cadre strict de la réglementation des radios privées. Je crois comprendre que toute entité qui estime qu’elle a un « locus standi », une raison de contester une atteinte à un droit particulier, pourrait le faire devant la Cour suprême. 

De fait, il se peut qu’il y ait plusieurs recours pour des motifs différents par diverses parties. Pour ce qui nous concerne, nous avons eu une première session de travail avec notre homme de loi, qui va nous éclairer sur les implications de la loi et sur la marche à suivre. Allons-nous tout de go entrer une action en justice ou nous contenter des assurances données et entamer par la suite des actions en cas de pépin ? Il est trop tôt pour le dire. Nous attendons l’éclairage légal.

À quel point cette loi, en particulier le renouvellement de la licence, représente-t-elle une épée de Damoclès sur les radios privées ?

Je vous répondrai par une boutade. À quel point notre ami, l’avocat Ravi Rutnah se sentirait-il confortable s’il devait, même pas chaque année, mais chaque neuf mois, renouveler sa licence d’avocat devant un sous-comité de la Judicial and Legal Service Commission, présidé, disons, par l’ex-juge Lam Shang Leen ? (Rires). On a comparé le renouvellement de la licence sur une année à celui de beaucoup d’autres secteurs, y compris les eaux usées. Dans l’écrasante majorité des cas, le renouvellement des licences passe comme une lettre à la poste. Ici, il faut déposer la demande trois mois à l’avance, et c’est sujet au respect de mille et une conditions, pour ne pas dire tracasseries.

Pensez-vous que l’objectif est d’amener les radios privées à pratiquer l’autocensure ?

Je pense que tout journaliste qui se respecte va continuer à faire son travail de manière professionnelle, c-à-d., avec rigueur, en vérifiant et en confirmant les faits, en contextualisant les événements, en équilibrant son papier (en recherchant toujours la version d’une personne mise en cause) et en toute « fairness ». Et cela, « without fear or favor ».

Il s’agit surtout de ne pas prêter flanc. En fait, depuis quelques années déjà, nous avons entrepris un exercice de conscientisation et de formation, tout en recrutant les meilleurs. Il y a eu également des sessions de travail avec un ancien Chairman de l’IBA.

J’espère que les journalistes, à commencer par leurs chefs, saisissent mieux maintenant de quoi nous parlions en faisant référence au « process », au standard, au professionnalisme et à la qualité.

J’aime prendre cet exemple : l’Afrique du Sud a l’une des Constitutions les plus démocratiques au monde. Pourquoi pensez-vous que les hommes d’affaires, les entrepreneurs, les professionnels, les artistes, bref tout un important capital humain, fuient littéralement ce pays pour se réfugier à Maurice, par exemple ? La Constitution a été vidée de son sens et les institutions connaissent de nombreux dysfonctionnements.»

Maintenant que la loi est en vigueur, que craignez-vous le plus ?

Vous savez, et je l’ai déjà dit, le Central Criminal Investigation Department sait qui nous sommes et où nous sommes logés. Ils ne rencontrent aucune difficulté à frapper à notre porte. Ce que je crains le plus, c’est que si les gens ont l’impression de ne plus pouvoir parler librement ou se confier à la radio, c’est-à-dire exercer leur droit d’information et de parole dans un cadre institutionnel, ils vont le faire de manière anonyme et débridée ailleurs, en particulier sur le Net. Alors là, bonjour les dégâts qu’on voudrait limiter !

Au Parlement, au moment du summing-up des débats sur les amendements, le Premier ministre, Pravind Jugnauth, dira que les pénalités administratives allant jusqu’à Rs 500 000 seront utilisées comme un substitut pour la suspension d’une licence. Votre avis ?

Il a peut-être en partie raison : mieux vaut une amende qu’une suspension, voire une révocation de licence. Mais l’amende maximale, elle-même, est déjà trop élevée. Le Chairman de l’Information and Communication Technologies Authority (Icta), lors d’une émission sur Radio Plus, a évoqué une amende maximale de Rs 11 M infligée par l’Ofcom, organisme régulateur de l’audiovisuel en Grande-Bretagne. Simple « rule of thumb », simple calcul. La Grande-Bretagne comptait quelque 67,22 millions d’habitants en 2020; Maurice 1,266 million durant la même période. Ce qui fait une proportionnalité de 53 : 1. By proxy, cette amende de Rs 11 M, sans doute exceptionnelle, représenterait sur une échelle démographique au maximum quelque Rs 207 000 à Maurice. En d’autres mots, l’amende maximale instituée à Maurice serait de 140 % plus élevée que celle en vigueur en Grande-Bretagne. Maintenant, si on prend en considération la qualité de l’État de droit, la qualité de l’indépendance des professionnels et d’autres facteurs intangibles en Grande-Bretagne, nous parlons bien là de deux planètes différentes.

Il a aussi déclaré que le but n’est pas de « museler les radios privées » et que le gouvernement n’a pas d’agenda caché. C’est aussi ce qu’a dit Bhooneswar Rajkumarsingh, Chairman de l’IBA, dans une interview samedi. Sont-ils crédibles ?

Nous avons pris note de leur assurance, mais la loi, c’est la loi. Une fois votée, on ne sait jamais comment elle peut être utilisée, aujourd’hui, demain et après-demain.

Le Premier ministre a aussi dit : « People have access to the media to express their views and have unrestricted exposure to different viewpoints. There is no official or unofficial censorship of the Press. There is also unrestricted access to the Internet which is widely used. In any case, the proposed amendments do not touch Section 12 of the Constitution. » Que pensez-vous de ces propos ?

Encore une fois, admettons qu’il a raison, admettons qu’il nommera des personnes indépendantes et intègres, au-dessus de tout soupçon, à la tête de l’Independent Broadcasting Review Panel qui a tous les attributs d’un tribunal, sauf l’appellation. Qui peut nous donner la garantie que ce sera ainsi sous un nouveau régime ? D’autant que cette instance peut prendre des décisions avec effet immédiat bien que celles-ci puissent être cassées deux, trois, cinq ou dix ans après devant la Cour suprême. Savez-vous que la défunte BAI poursuit le gouvernement depuis sept ans ? J’espère que si le Premier ministre nous donne autant d’assurance, il peut également comprendre nos appréhensions.

« The three private radios in Mauritius have been operating for over 19 years now and in accordance with their own application forms, they were expecting to make losses only for the first 3-4 years. After that period, they became and are still profitable and it is known that one of them now owns a building in central Port Louis. Another one has grown in size with many related companies and is probably bigger a business than the other two put together », a affirmé le Premier ministre à l’Assemblée nationale mardi. Que répondez-vous à cela ?

So what? C’est un fait. Mais (1) il ne faut pas confondre chiffres d’affaires et profits; (2) On peut parler de profits ou dividendes par millions; il faut également parler des dettes par millions.

Il ne faut pas oublier que Radio Plus est la première radio du pays en termes d’audience, et de loin, d’après différents sondages. Il y a eu le travail de toute une équipe pour arriver à ce résultat. Durant ces 10 dernières années, nous avons réalisé en moyenne un surplus de 10 % (10,7 % exactement) sur nos revenus annuels, dont une pointe de 18 %. Ces chiffres sont vérifiables auprès du Registrar of Companies. Vous croyez que c’est du « rent seeking » avec tous les problèmes et les responsabilités que nous avons ? Jetez votre argent dans l’immobilier et vous réalisez de manière passive 10 % par an. Et ne parlons pas de l’investissement, passif également, à l’international. Les actions des FANG (Facebook, Amazon, Netflix, Google) ont apprécié en moyenne de 33 % par an et en dollars svp, au cours de ces cinq dernières années. Google, singulièrement, a enregistré une appréciation de 100 % en une année.

La réalité est que, depuis quelque temps, tous les médias traditionnels, y compris les radios, sont sur une courbe non pas ascendante mais descendante. Les chiffres d’affaires ainsi que le taux de rentabilité sont en baisse. Ils font face à une compétition « disruptive », inégale et sans merci de la part du numérique et des réseaux sociaux.

Nous avons déjà entamé, pour notre part, un processus de réinvention et de diversification en nous lançant dans l’événementiel (Events Plus), la formation ( Le Défi Training School), le marketing numérique, (Défi Digital et Défi Deal), etc. Tout cela pour continuer à informer notre audience gratuitement ou à moindre coût.

Quelle est la crédibilité de l’Independent Broadcasting Review Panel de l’IBA lorsque ses trois membres sont nommés par le Premier ministre ?

Je ne vous le fais pas dire !

Dans l’écrasante majorité des cas, le renouvellement des licences passe comme une lettre à la poste. Ici, il faut déposer la demande trois mois à l’avance, et c’est sujet au respect de mille et une conditions, pour ne pas dire tracasseries.»

Dans « l’express samedi », Bhooneswar Rajkumarsingh, président de l’IBA, a donné la garantie que les journalistes n’auront pas à divulguer leurs sources d’information. Vous y croyez ?

Si j’en crois la plupart des légistes qui se sont exprimés, la loi, comme elle a été amendée, n’exclut pas cette possibilité.

Reporters sans frontières a déjà pris position. D’autres grandes organisations internationales ainsi que les Nations unies ont été alertées. Pensez-vous que ces amendements terniront l’image de Maurice sur la scène internationale ?

Comme d’autres, j’ai toujours argué qu’à part la diversité culturelle de notre population et la beauté naturelle de notre pays, notre État de droit et notre démocratie vivante constituent nos plus gros atouts vis-à-vis de l’étranger. J’aime prendre cet exemple : l’Afrique du Sud a l’une des Constitutions les plus démocratiques au monde. Pourquoi pensez-vous que les hommes d’affaires, les entrepreneurs, les professionnels, les artistes, bref tout un important capital humain, fuient littéralement ce pays pour se réfugier à Maurice, par exemple ?
La Constitution a été vidée de son sens et les institutions connaissent de nombreux dysfonctionnements. Jusqu’à récemment, on parlait de « State Capture » par un clan, voire une tribu et des affairistes de tout acabit. À Maurice, nous n’en sommes pas là, malgré les tentations et les dérapages sous différents régimes. Il faut donc faire attention à l’image de marque que nous projetons à l’étranger. Sinon, au bout du compte, le pays sera perdant et la population, dans son ensemble, sera la plus grande perdante.

D’un autre côté, on en est encore aux vieux schémas villes/villages, aux grilles de lecture traditionnelles d’ethnicité, tandis que la technologie est transversale et l’enjeu générationnel. Vishnu Lutchmeenaraidoo ne croyait pas si bien dire en affirmant qu’on est entré dans un autre cycle.»

La Cybersecurity and Cybercrime Act, gazetted le 24 novembre dernier, oblige la presse à modérer davantage les commentaires sur sa page Web mais aussi sur Facebook. Est-ce réaliste ? N’est-ce pas une forme de censure ? Ou le but est-il, selon vous, vraiment de limiter les dérapages ?

Il ne faut pas mêler les genres, et surtout, il faut faire bien attention à la démagogie. Dans un journal, on sait qui écrit quoi. En tout cas, le rédacteur en chef est l’ultime responsable vis-à-vis des autorités. Idem pour les radios où, à travers un numéro de téléphone, on peut, dans une large mesure, identifier un intervenant. Souvent, ce n’est pas le cas sur la Toile, où des snipers et des trolls, attachés à des partis politiques, à des organisations sectaires ou même à des individus irresponsables, profitent de l’anonymat que leur confèrent de faux profils afin de répandre leur venin, injurier ou diffamer impunément. Il fallait mettre un peu d’ordre dans cette jungle.

Comment s’y prendre est une autre affaire. Tout cadre régulatoire dans une démocratie a pour objectif de responsabiliser, sans pour autant confisquer des droits acquis notamment celui à la libre expression. La répression n’est donc pas une solution en soi, car les gens se terreront dans d’autres « Rabbit Holes » et continueront à sévir. Il faut un accompagnement pédagogique à ce processus. Il faut éduquer les gens à développer une culture de civilité dans les échanges.

Je me souviens des « dérapages » du printemps de la parole libérée aux débuts de la radio privée. Une activiste connue, de Rose-Hill, avait, dans une émission « phone-in », verbalement agressé un ministre sur le plateau en lui lançant ces termes : « Mo ti pou kras lor ou si ou ti devan mwa ! ». Que s’est-il passé depuis ? On n’a pas arrêté les émissions en direct.

Certes, il y a un « broadcast delay mechanism » en place. Mais il y a surtout eu un « learning curve ». Auditeurs et animateurs ont mieux appris à communiquer à l’antenne. Nous n’avons absolument pas de problème dans 99 % des cas. Les gens sont devenus plus responsables dans leur façon de parler, bien que leurs propos puissent être très forts dans certains cas. Pourquoi pas un cheminement semblable avec les internautes ?

De toutes les façons, avec l’avènement du digital, l’émergence des médias sociaux et le développement des technologies de l’information, la donne a complètement changé. Je crains fort qu’à Maurice, ancrés que nous sommes dans notre insularité à qui est propriétaire de quoi ou qui est plus ‘mari’ que son prochain, on est en train de discuter et de mener des combats du XXe siècle pas du XXIe siècle.»

Le gouvernement fait passer des lois pouvant nuire à la libre circulation de l’information, mais il ne parle plus de la « Freedom of Information Act » qu’il avait pourtant promise dans son manifeste électoral de 2014.

Encore une fois, je ne vous le fais pas dire.

La MBC s’est lancée dans une campagne de décrédibilisation des radios privées et de la presse écrite. Elle a aussi fait une émission, il y a trois semaines, sur le besoin d’avoir un Press Council. Pensez-vous que c’est la prochaine étape du gouvernement pour tenter de mettre au pas la presse ?

Pour vous dire franchement, en raison de mes multiples responsabilités, mon « attention span » est assez limitée. Je n’arrive même pas à suivre les infos et les débats qui passent sur nos différentes plateformes. Je ne peux préjuger des intentions du gouvernement. S’il a des projets envers la presse, il le fera, comme il a passé l’IBA Act.

Seriez-vous favorable à la mise sur pied d’un Press Council ?

Si on va sur la formule du Britannique Geoffrey Robertson – spécialiste des lois sur les médias – calquée sur le modèle libéral irlandais, si je ne me trompe, on peut en discuter. Mais cette discussion ne peut occulter les autres recommandations de son rapport, à savoir l’introduction d’une Freedom of Information Act, etc.

En fait, il fallait appliquer le rapport Robertson in toto. Ce qui aurait donné un encadrement légal moderne à la presse traditionnelle. Pour cela, il faut toiletter au passage une dizaine de lois inscrites aux Codes civil et criminel, notamment la notoire et pénalisante diffamation criminelle.

On donne souvent l’impression que la presse et les journalistes exercent dans un « vacuum ». Ce n’est pas le cas. Je vous cite quelques lois existantes, telles que compilées par notre confrère Lindsay Rivière et dont la plupart datent de l’ère coloniale : « Outrage against public and religious morality » ; « Inciting disobedience or resistance to law » ; « Prohibiting circulation of seditious publication » ; « Criminal liability for defamation or insult » ; « False and malicious denunciation in writing » ; « Publication of reply by newspaper » ; « Publishing false news », « Civil liability for defamation » ; « Infringement of an individual’s right to privacy » et « Contempt of Court ».

Toutes ces lois, impactant la profession journalistique et applicables aux citoyens en général, existent déjà. Venir resserrer la vis avec de nouvelles législations sans réviser, voire jeter par-dessus bord, les lois les plus archaïques et scélérates, constituera un « overkill ».

De toute façon, avec l’avènement du numérique, l’émergence des médias sociaux et le développement des technologies de l’information, la donne a complètement changé. Je crains fort qu’à Maurice, ancrés comme nous sommes dans notre insularité à « qui est propriétaire de quoi ou qui est plus mari que son prochain », on soit en train de discuter et de mener des combats du XXe siècle, pas ceux du XXIe siècle.

On se braque sur les plateformes intermédiaires, presse et radios traditionnelles, alors que la communication effective est « peer-to-peer » entre citoyens. Il n’y a qu’à voir le nombre de personnes qui suivent les Facebook Lives des Bhadain, Mohamed et Valayden, entre autres. Sans compter les comédiens, les influenceurs et les TikTokeurs. À vrai dire, avec le « broadband », chaque Mauricien détenteur d’une connexion Internet et d’un smartphone est devenu un « broadcaster » multimédia.»

Pouvez-vous élaborer ?

Il y a comme une fixation sur la presse traditionnelle, radios comprises, alors que l’action réelle se passe dans le cyberespace, sur les réseaux sociaux. On se braque sur les plateformes intermédiaires, presse et radios traditionnelles, alors que la communication effective est « peer-to-peer » entre citoyens.

Il n’y a qu’à voir le nombre de personnes qui suivent les Facebook Lives des Bhadain, Mohamed et Valayden, entre autres. Sans compter les comédiens, les influenceurs et les TikTokeurs. À vrai dire, avec le « broadband », chaque Mauricien détenteur d’une connexion Internet et d’un smartphone est devenu un « broadcaster » multimédia. J’espère que l’Icta ou l’IBA ne viendra pas avec l’introduction d’une licence, assortie de mille conditions, pour chaque Mauricien qui fait un Live ou publie un post sur Facebook, YouTube, TikTok, Instagram et autre réseau social.

D’un autre côté, on en est encore aux vieux schémas villes/villages, aux grilles de lecture traditionnelles d’ethnicité, tandis que la technologie est transversale et l’enjeu générationnel. Vishnu Lutchmeenaraidoo ne croyait pas si bien dire en affirmant qu’on est entré dans un autre cycle. Il n’y a qu’à voir les statistiques démographiques. La génération Y (les milléniaux), née entre 1981 et 1994-96, constitue plus de 22,8 % de la population et la génération Z, née entre 1997 et 2012, environ 23 %.

Si on y ajoute les éléments progressistes de la génération X (née entre 1965 et 1979-80, qui constitue environ 22 % de la population), ces trois catégories d’internautes/Facebookers, nés avec un portable entre les mains, sont majoritaires au pays. Ils ont des communautés d’intérêts qui transcendent les barrières sociales et ethniques. Internet et les réseaux sociaux constituent un espace de liberté sans frontières pour eux. Envoyez des signaux que vous avez l’intention de toucher à leur « playing field » et à leurs jouets, vous verrez quel sera le résultat final.

Et la télévision privée ?

J’ai entendu deux politiciens, et non des moindres, dire que quand ils seront à nouveau au pouvoir, ils introduiront la télévision privée. Je suis tenté de leur dire ceci : Messieurs, désolé, vous êtes en retard. Les véhicules à moteur ont depuis longtemps remplacé les diligences tirées par les chevaux. Internet, qui n’appartient pratiquement à personne, remplace de plus en plus les ondes dites étatiques.

De fait, le streaming, que ce soit Facebook Live, Netflix ou encore les podcasts sur YouTube, remplace peu à peu la télévision traditionnelle. Celle-ci perd du terrain en Occident. Ce phénomène se généralise à travers le monde. Qui a encore besoin d’attendre 19 h 30 pour regarder un journal télévisé quand l’information peut être diffusée instantanément, en « live and direct », à partir d’un téléphone portable à destination des détenteurs de n’importe quel autre support numérique (smartphone, laptop, desktop, Smart TV ou même une boîte mail). Elon Musk va chez Joe Rogan, un « one-man broadcaster », pour parler pendant trois heures, pas chez CNN.

Vous savez, en Inde, le gouvernement a essayé d’appliquer un « code moral » à l’industrie cinématographique. Les réalisateurs de la nouvelle génération lui font la nique en produisant, même pas en dehors de l’Inde, des films très osés diffusés sur Netflix ou Amazon Prime que des petits malins se chargent de propager sur le Net ou par le biais de vidéos pirates dans les villages. Voilà la nouvelle réalité du monde digital. L’audiovisuel numérique est devenu un produit immatériel que les pays ne peuvent pas bloquer aux frontières, malgré toute leur législation et leur armée.

La nouvelle réalité aussi est que vous ne pouvez pas interdire aux mammouths d’Internet de diffuser ce qu’ils veulent, car ils sont pour la plupart incorporés aux États-Unis, où le Premier amendement de la Constitution garantit le droit absolu à la liberté d’expression. Les petits pays en particulier n’ont pas intérêt à les enquiquiner car ces multinationales constituent un continent en elles-mêmes et disposent de leur propre code de conduite universel. Elles peuvent en un tour de main vous couper du reste du monde et faire s’écrouler des pans entiers de votre économie.

Est-ce à dire que vous renoncez à l’idée de lancer une chaîne de télévision privée ?

Nous avions pensé à une licence télé pour couvrir et consolider nos activités audiovisuelles. Mais je pense que la technologie a devancé la législation. Les « transaction costs » (licence, coûts de transmission, etc.) ainsi que les contraintes régulatrices et administratives risquent d’être très, voire trop handicapants. On verra. Entre-temps, Starlink, la société d’Elon Musk, met en orbite 12 000 satellites à travers la planète. Dans deux à trois ans, où que vous soyez dans le monde, il vous sera possible d’avoir un abonnement Internet via satellite sans passer par un fournisseur local.

Le monde est aujourd’hui un vaste village global. Se développe, en parallèle, un métavers, c’est-à-dire des espaces numériques où ce sont les individus, et non les pays ou les États, qui sont souverains. L’initiative de Facebook de changer son appellation pour devenir Meta s’inscrit dans cette mouvance. Les Bitcoins, la Blockchain et les Tokens sont les précurseurs de ce que l’imagination et la technologie peuvent créer en dehors de tout contrôle étatique.

Il n’est pas interdit d’incorporer une entreprise en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou même en Estonie. Cela ne vous empêchera pas de glisser un bulletin d’informations dans la mail-box de chaque foyer mauricien ou d’engager une discussion avec votre audience dans la sphère Internet ou le métavers par le biais des réseaux sociaux.

Un dernier mot pour la fin ?

Quel que soit le prix que les radios privées auront à payer, aujourd’hui et demain – et la défense des valeurs démocratiques a un prix –, j’espère que cette controverse autour de l’IBA Act aura suscité un débat salutaire et des réflexions sur l’avenir de notre Démocratie (certains affirment maintenant que les responsables à la tête des institutions régulatrices devraient être nommés par des comités parlementaires mixtes) pour le plus grand bien du pays.

 

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