Pour Om Varma, sociologue, l’évolution de notre société s’articule autour de la recherche de gains faciles et rapides. Ce qui, selon lui, engendre des conflits. Certaines personnes peuvent tout écraser sur leur passage, voire tuer. Pour lui, Maurice permet à la drogue de se propager à grande vitesse.
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Comment évolue notre société ? Subit-on de plein fouet la mondialisation de l’économie ?
Avant de se demander comment évolue notre société, il faut d’abord se demander comment évolue le monde. Nous évoluons dans un monde plein de conflits, où l’éthique a été remplacée par la force. Il ne suffit plus de parler de modernisation de l’économie : il faut parler de modernisation du conflit. Le président Donald Trump semble pressé de redresser son économie en utilisant la puissance comme principal atout. Nous ne nions pas que l’Amérique demeure la plus puissante de toutes les nations avec la plus grande économie. Mais l’incapacité à humaniser la politique a réveillé d’autres pôles de puissance qui ne sont pas prêts à rester passifs.
Dans ce contexte, où nous situons-nous ?
Maurice est « heureusement » située dans un espace d’où les conflits futurs peuvent être observés, surveillés, voire contrôlés : l’océan Indien. Sommes-nous trop petits pour penser en ces termes ? C’est ici qu’intervient la synergie cohérente entre politique, diplomatie et éducation. Nous devons examiner la manière dont nous gérons notre espace géopolitique. Nous devons développer la conscience de la position stratégique de Maurice et décider de ce qui conviendra à notre économie alors que nous contrôlons l’un des plus vastes territoires océaniques au monde. Nous devons nouer des alliances avec les nations les plus avancées scientifiquement et technologiquement, au risque de finir comme l’Afrique — le continent le plus riche en ressources mais le plus pauvre économiquement.
Revenons à votre question : notre société semble ignorer le fait que personne ne nous doit notre subsistance. Nous restons une société dans laquelle l’on reçoit beaucoup de soins — non pas nécessairement en termes de qualité, mais assurément en termes de quantité. Pourtant, beaucoup d’entre nous ne font pas leur part. Une bonne société est celle où la famille inculque les valeurs du travail acharné, où les politiciens affichent des standards éthiques élevés, où l’école enseigne aux élèves qu’il n’y a qu’un seul chemin vers la réussite : la connaissance. Plus on possède de savoir, plus on peut créer de richesse ; en dehors du travail efficace inspiré par la connaissance, il n’existe aucun autre moyen légitime d’acquérir la richesse.
L’IA peut accélérer les biais et créer de nouveaux foyers de conflits.
Quel serait l’impact de la technologie sur le comportement de notre société ?
On parle de l’intelligence artificielle (AI) comme d’une source majeure du développement humain. Ne serait-ce pas plutôt le contraire qui s’avèrerait vrai et mesurable ? L’IA est sans aucun doute la prochaine grande source de savoir et de pouvoir. Mais sera-t-elle au service du développement humain, ou bien à celui de nouvelles hiérarchies : ceux qui la contrôleront et deviendront les nouveaux seigneurs du monde numérique ; suivis de ceux dont les connaissances et la puissance seront amplifiées par l’IA ; et, enfin, les déplacés — les nouveaux illettrés — dont la réussite dépendra de leur survie dans un monde qui avance à une vitesse qu’ils ne peuvent suivre, forcés de travailler de longues heures et de cumuler des emplois pour survivre. Entre ces extrêmes, il y aura peut-être un espoir : ceux capables d’apporter une touche humaine, nous rappelant sans cesse que l’IA n’est aussi intelligente et morale que ses créateurs. Elle peut accélérer les biais et créer de nouveaux foyers de conflits, tout autant qu’elle peut accroître la sagesse — selon la qualité morale et éthique de celui qui l’utilise.
Malgré le soutien de la technologie, le Mauricien lambda sait désormais faire la distinction entre le vrai du faux, le fake de la réalité ; même avec l’habillage médiatique de notre classe politique, le Mauricien reste sceptique. Situation paradoxale ?
Il serait exagéré d’affirmer que nous avons maîtrisé la capacité de comprendre et d’appliquer notre logique. Aujourd’hui, au-delà du monde réel, beaucoup vivent aussi dans un monde virtuel, avec lequel ils interagissent comme s’il était réel. Ce monde évolue rapidement et ceux qui y sont accrochés se perdent dans cet univers virtuel, tout comme les scientifiques tentent de comprendre l’univers physique. La science et l’astronomie sont réelles et ont des conséquences concrètes sur l’humanité, tandis que le virtuel a des répercussions réelles sur nos esprits et nos comportements. La différence, c’est que ce dernier peut déshumaniser la société. Une société stable a besoin de ceux qui font avancer la connaissance, mais aussi de ceux qui savent gérer une génération encline à croire sans discerner le vrai du faux, ni à exercer sa logique.
Il y a effectivement beaucoup de faux. Les moteurs de recherche comme Google nourrissent les biais des utilisateurs, car ils sont conçus pour générer du trafic, des clics et des “likes”, qui créent des profits pour les producteurs de contenu. Même l’IA risque de produire des informations fausses. On a entendu parler de personnes commettant des actes criminels sous l’influence de l’IA. Les créateurs ont eu la sagesse d’y apposer des avertissements légaux pour se protéger, laissant toute la responsabilité aux utilisateurs. Nous avons donc besoin de plus d’éducation et surtout de la bonne éducation, pour nous aider à distinguer le vrai du faux. La situation devient encore plus complexe quand des individus se laissent entraîner dans des activités criminelles sous l’influence des médias sociaux.
Nous avons besoin de plus d’éducation pour nous aider à distinguer le vrai du faux.
De tout temps, il y a eu de la violence — fratricide, matricide, parricide. Quel serait le déclencheur principal ?
Cette situation rejoint ce que nous disions plus tôt. Peut-être est-ce parce que nous sommes désormais exposés à une information plus immédiate et plus abondante. Mais c’est aussi lié à l’évolution des normes et des valeurs, car la vie sociale a profondément changé.
Il y a davantage d’isolement, de convoitise, de frustration, alimentés par l’exposition à des biens matériels inaccessibles. Il existe une compulsion à consommer au-delà de ses moyens, entretenue par le marketing agressif, qui engendre un sentiment de privation relative, même chez les plus aisés.
Nous vivons dans une société dominée par les valeurs de la gratification immédiate, de la recherche du gain rapide. Ce qui est aggravé par un accès plus facile aux moyens déviants, et plus récemment aux drogues, qui ont un impact direct sur la santé mentale. Il est très alarmant de voir à quel point notre pays est poreux et combien il est simple d’y faire entrer des drogues.
Que font les autorités pour endiguer ce phénomène qui rend certains consommateurs de drogues comme des zombies ?
Je pense que Maurice devrait passer d’une police traditionnelle à un système de sécurité basé sur le renseignement, plus sérieux et plus spécialisé. Les pays avancés disposent d’un système sophistiqué de renseignements, dirigé par des agents hautement formés et instruits. J’entends souvent dire que les dirigeants de certains organismes — y compris éducatifs — sont impuissants. Pourquoi ? Parce que ceux qui dirigent ou y travaillent ne sont pas formés pour faire face aux changements que vit la société. Par exemple, notre force policière recrute encore avec un simple School Certificate. N’est-il pas temps de recruter des diplômés en sciences, sociologie, psychologie, ingénierie et de leur offrir une formation avancée en renseignement ? Nous pourrions demander l’aide de pays avancés comme l’Inde.
Nous devons aussi créer des perspectives de carrière pour les personnes hautement qualifiées dans nos organismes. De plus, notre police semble mal équipée, tant au niveau des moyens de communication que de la condition physique de certains agents. Il suffit de comparer l’équipement et l’uniforme d’un policier mauricien à celui d’un pays développé.
Nous entendons souvent parler de l’incapacité de nos policiers à affronter des foules hostiles dans certaines régions, mais on ne sait jamais ce qu’il advient de ces foules. Des actions sont peut-être entreprises, mais le récit médiatique donne l’impression que la foule s’en sort sans conséquence. Communiquons-nous mal, ou sommes-nous impuissants ?
Notre problème est aggravé par la perte de confiance dans nos institutions.
Auparavant, il y avait la crainte des adultes, des enseignants, des policiers, entre autres. Mais ces valeurs, si on peut les appeler ainsi, s’effritent…
Autrefois, nous avions des modèles immédiats : l’enseignant, le parent, le voisin. Il existait un système de contrôle informel à travers la communauté et un contrôle formel redouté. Les gens avaient l’obligation de sortir de la pauvreté — et ce n’était possible que par l’effort personnel.
Aujourd’hui, une génération est nourrie de toutes sortes de luxes, pour lui éviter les privations subies par la génération précédente. La prolifération des gadgets, sans la capacité de les utiliser avec discernement ou éthique, et la vitesse du changement dépassant notre aptitude à l’assimiler, aggravent nos problèmes sociaux.
La parentalité est devenue plus difficile. Et avec les normes libérales que nous devons respecter — notamment la liberté individuelle —, il est de plus en plus difficile d’aider les gens à comprendre comment s’adapter au changement. Ceux qui sont éduqués et attentifs peuvent s’en sortir, mais il faut un immense effort collectif.
Aujourd’hui, les modèles médiatiques ont remplacé les modèles réels, poussant les gens à croire en des images destinées à attirer l’audience plutôt qu’à refléter la réalité, tandis que la société devient plus crédule.
On ne peut négliger l’influence de la perte du sens d’orientation, les conflits familiaux et institutionnels. Qu’est-ce qui, selon vous, rend la situation si complexe ?
Notre problème est aggravé par la perte de confiance dans nos institutions. Les politiciens les critiquent, mais montrent peu de volonté de les réformer une fois au pouvoir. Nous avons échoué à renouveler la classe politique.
L’absence d’une nouvelle génération politique, le folklore électoral traditionnel — partis, agents, cadeaux — et le refus de réformer le système électoral sont autant d’obstacles qui tiennent les gens de bonne volonté à l’écart de la politique. Quand le changement n’est pas insufflé au sommet, les institutions fondamentales de la société — la famille et l’éducation — sont elles aussi menacées.
Voir des élèves en uniforme fumer est devenu une scène banale.
De nos jours, on tue pour quelques roupies. Est-ce une odeur de drogue, dure ou synthétique, qui plane sur une partie de notre population ?
Nous manquons de recherches fiables et de données solides permettant d’établir un profil des criminels. On ne peut agir sans données ni recherche. Je me souviens qu’au début des années 1990, une première étude sur la criminalité à Maurice avait été menée par le Mauritius Research Council — j’en faisais partie. Mais, comme souvent, les rapports sont classés confidentiels ou disparaissent avec les changements politiques.
Il est difficile de faire de la recherche à Maurice, notamment à cause de l’accès restreint aux données et de l’absence de lois adaptées. Comme je l’ai déjà dit, notre force policière a besoin de personnes formées à la recherche, capables d’aider la police à prendre des décisions fondées sur des données empiriques. Ici, chacun à la tête d’un organisme pense savoir mieux que les autres, fort de ses années de service et de son « bon sens ». Résultat : on passe à côté d’une démarche décisionnelle. Chaque ministre, à son tour, se fie à son bon sens. Les politiques et les décisions fondées sur ce principe expliquent pourquoi chaque ministre doit recommencer à zéro — et son mandat se termine avant qu’il n’ait pu concrétiser quoi que ce soit. Il est ensuite critiqué, non parce qu’il était incompétent, mais parce que le système lui-même ne permet pas la bonne prise de décision.
Faudrait-il dépénaliser ou légaliser le gandia ?
Vous me posez là une question qui risque de créer la polémique. Ma position est simple : nous ne pouvons imiter les politiques des pays développés sans tenir compte de leur capacité à gérer les changements législatifs qu’ils ont introduits. Nous ne pouvons réformer sans renforcer nos institutions et nos agences de contrôle, afin qu’elles soient pleinement équipées pour faire respecter la loi. Ce serait hypocrite de prétendre que nous sommes institutionnellement prêts au changement.
Une simple observation : il existe une loi interdisant la vente de cigarettes aux mineurs de moins de 18 ans. Pouvez-vous affirmer que cette loi est effectivement respectée ? Nous connaissons tous la réponse. Voir des élèves fumer en uniforme est devenu une scène banale dans les lieux publics.
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