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Cassam Uteem : « Dépénaliser le cannabis est une option à considérer sérieusement »

Dans cet entretien, l’ancien président Cassam Uteem aborde la pauvreté, la justice sociale et la réforme électorale, tout en appelant à un débat ouvert sur la dépénalisation du cannabis, qu’il juge nécessaire face aux ravages des drogues synthétiques à Maurice.

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Le seuil de pauvreté à Maurice est actuellement fixé à 8,30 USD par jour  et par personne, touchant environ 105 900 Mauriciens. La semaine dernière, le ministre Ashok Subron a reconnu la nécessité d’un changement de modèle, intégrant d’autres critères que le revenu. Pensez-vous que relever ce seuil permettrait de mieux mesurer la pauvreté dans le pays ?
Selon certains organismes financiers internationaux, la mesure du seuil de pauvreté repose sur le calcul du niveau de vie médian d’une population et le fixe à 60 % de ce montant.

À Maurice, l’indicateur le plus fiable dont nous disposons pour mesurer méthodiquement la pauvreté et son évolution est, selon moi, le salaire minimum national qui garantit un niveau de vie minimal. Aujourd’hui, le revenu minimum garanti, qui inclut des allocations de l’État, est de Rs 20 000 par mois. Le seuil de pauvreté devrait donc être de Rs 12 000 par mois. 

Relever le seuil de pauvreté donnerait une idée plus exacte de l’étendue de la pauvreté monétaire chez nous et nous permettrait d’agir en conséquence plus efficacement.
 
Mais pensez-vous que l’État est prêt à assumer les implications budgétaires et sociales d’une telle révision ?
La lutte contre la pauvreté devrait être la priorité de tout gouvernement qui a à cœur le bien-être de la population. Il lui appartient de tout mettre en œuvre, y compris de se donner les moyens pour l’éliminer à plus ou moins brève échéance. À l’instar de Joseph Wresinski, père fondateur d’ATD Quart Monde, je dirai même que c’est son « devoir sacré ». 

Vous avez dénoncé la « maltraitance institution-nelle » envers les plus vulnérables. Comment traduire cette exigence de dignité dans les politiques publiques, au-delà des simples transferts financiers ?
J’avais dénoncé, lors de mon intervention à l’occasion de la commémoration de la Journée internationale du refus de la misère, la maltraitance institutionnelle qui se produit dans les lieux d’accueil du public et dans les relations entre personnes défavorisées et services publics. 

J’avais pris comme exemple le cas de ces personnes qui, vivant dans des conditions précaires, doivent se réfugier dans des centres lors du passage d’un cyclone ou d’une inondation. Afin de bénéficier d’une allocation de pitance, femmes et enfants et des fois des bébés, sont traités comme des mendiants et humiliés. Ils doivent patienter toute une journée dans un poste de police pour obtenir un voucher qui atteste de leur statut de « réfugiés », qu’ils doivent ensuite présenter à un officiel, souvent indifférent ou guère empathique, au guichet du ministère de la Sécurité sociale pour obtenir ce qui est, en somme, leur dû.

Cette maltraitance institu-tionnelle subie par les familles les plus vulnérables est une tare de notre société à laquelle l’État est impérativement tenu de mettre fin immédiatement.

Je suis de ceux qui pensent qu’un système progressif, avec l’introduction du ciblage (...) nous aurait permis de maintenir l’âge de la pension de vieillesse à 60 ans»

Le gouvernement affirme vouloir « créer une société sans pauvreté » d’ici 2030. Réalisme, ambition réalisable ou simple slogan politique ? Comment expliquer que, malgré les budgets alloués aux aides sociales et aux programmes de lutte contre l’extrême pauvreté, celle-ci persiste – sous la forme d’une pauvreté désormais relative et touchant de plus en plus de familles ?
Il est inacceptable que plus de 100 000 Mauriciens vivent encore aujourd’hui dans la pauvreté, malgré le développement et les progrès que le pays a connus au cours des vingt dernières années. Il est urgent de repenser notre modèle de développement afin de garantir une répartition plus équitable des richesses. Parallèlement, nos services sociaux doivent être renforcés pour lutter efficacement contre la pauvreté persistante, qu’il s’agisse de santé, de nutrition ou d’éducation, malgré les dotations budgétaires conséquentes. 

L’objectif de créer une société sans pauvreté d’ici 2030 pourrait alors être atteint.

Qu’en est-il d’une société sans drogue ? Estimez-vous, comme Shakeel Mohamed, que nous avons déjà perdu la bataille contre la drogue ?
Au lieu d’un « gradué » par famille, comme le souhaitait un ancien ministre mauricien, on a aujourd’hui un toxicomane par famille, ou presque ! Oui, nous avons perdu la bataille contre la drogue, car nous persistons à faire toujours la même chose, tout en attendant un résultat différent. 

Mais nous n’avons pas perdu la guerre. Pas encore ! Il suffit, pour commencer et sans tarder, de changer notre approche pour obtenir des résultats différents et probants. 

Une proposition concernant la dépénalisation du cannabis a été soumise ce mois-ci. Pensez-vous que Maurice est prête, socialement et institutionnellement, à franchir ce pas vers une dépénalisation encadrée ? 
Je constate, et c’est une très bonne chose, que des débats publics sont organisés au cours desquels l’on aborde sans complexe ni réserve la dépénalisation du cannabis. Certains préconisent même sa légalisation. Il est intéressant et utile de suivre l’évolution des politiques en matière de drogues que connaissent les pays voisins de la région Afrique de l’Est et australe, le cannabis étant de plus en plus perçu comme un point d’entrée crucial pour des réformes plus larges dans nombre de ces pays. 

L’Afrique du Sud a émergé comme un pionnier dans l’usage récréatif réglementé du cannabis : elle a suivi les pas du Lesotho, qui a établi un précédent régional en 2017 en devenant le premier pays à délivrer des licences pour la culture du cannabis médical. Le Zimbabwe a suivi l’exemple du Lesotho en 2018 en régulant la production de cannabis à des fins médicales et scientifiques.

La Zambie a, en 2019, commencé à autoriser la production et l’exportation réglementées de cannabis à des fins médicales et industrielles. La décision du Malawi, en 2020, de réguler le cannabis médical aux côtés du chanvre industriel a été davantage motivée par la nécessité économique. En contraste avec ces degrés variables de légalisation, des pays comme la Tanzanie et le Mozambique maintiennent des politiques de criminalisation pour la production, le commerce et l’usage du cannabis. 

Maurice a adopté une approche plus prudente, en introduisant uniquement un marché très restreint pour le cannabis médical, avec des exigences strictes pour les patients et les prescripteurs. Avec les ravages occasionnés par les drogues synthétiques – nous en sommes les premiers consommateurs –, la dépénalisation du cannabis est une option que nous devons sérieusement considérer.

La perception d’une montée de l’insécurité est aujourd’hui au cœur du débat politique. Comment expliquer que cette violence soit « normalisée » dans notre vie de tous les jours ? Qu’avons-nous perdu en tant que société et comment retrouver notre cohésion ?
Je ne dirais pas, comme vous, que la violence a été normalisée dans notre vie de tous les jours. Les comportements violents constatés parmi les jeunes, les nombreux cas de violence, les attaques contre nos aînés, et de plus en plus souvent contre les touristes, que nous réprouvons tous, sont les symptômes d’une société en déliquescence. 

Nos institutions fonda-mentales ont failli à leurs devoirs ou n’arrivent pas à assumer les responsabilités qui sont les leurs. Je pense surtout à la famille, à l’école et à la religion : parents, professeurs et prêtres, auxquels on doit associer police et politiques, doivent se ressaisir et relever les défis « d’éduquer les enfants, de leur transmettre les valeurs essentielles qui nous ont toujours été chères et de réhabiliter la société » avec détermination. 

Simultanément, il faut rétablir le lien de confiance entre la police et les citoyens, et améliorer la sécurité publique avec notamment la présence renforcée des forces de l’ordre dans des quartiers sensibles.

Il faut encourager la Gen Z à maintenir la pression pour que les gouvernants tiennent leurs promesses»

On l’a vu dans d’autres pays, récemment. Chez nos voisins malgaches, au Népal, au Maroc, la Gen Z refuse le statu quo... Que vous inspire personnellement la mobilisation des jeunes à travers le monde ? 
Cette mobilisation est bon signe, car elle démontre un engagement des jeunes pour changer et améliorer leurs conditions de vie et celles des citoyens de leurs pays. 
Nostalgiques des années 60, témoins de profonds changements socio-politiques, initiés ou provoqués par les jeunes à travers le monde, on s’est longtemps plaint de l’indifférence et l’absence de réaction des jeunes de nos jours face aux problèmes de leurs pays. On les jugeait « égoïstes » et « paresseux ». 

Aujourd’hui, à Madagascar comme au Népal, les jeunes se mobilisent et font entendre leurs voix. Il faut s’en réjouir, et les encourager à maintenir la pression pour que les gouvernants tiennent leurs promesses d’une vie meilleure et offrent aux nouvelles générations les moyens de réaliser leurs ambitions légitimes.

Vous avez souvent insisté sur la dignité et la justice sociale. Comment transmettre ces valeurs à une jeunesse qui se sent exclue du système et qui pourrait être tentée par la contestation radicale ?
Il appartient aux institutions fondamentales de notre société, notamment celles que j’ai mentionnées plus tôt, de transmettre les valeurs morales et celles républicaines à notre jeunesse. Et il revient à nos gouvernants, en particulier, d’éliminer toutes formes de discrimination et d’assurer une plus grande justice sociale pour combler le fossé entre les nantis et les démunis.

La crise politique récente à Madagascar a placé Maurice au centre de l’actualité régionale, parfois malgré elle. La SADC et l’Union Africaine ont dépêché un comité de sages pour Madagascar. Selon vous, Maurice devrait-elle s’impliquer davantage dans ces mécanismes régionaux de résolution de crise ?
En vertu des liens historiques entre Maurice et Madagascar et de nos relations économiques étroites, en sus de notre appartenance commune à la Commission de l’océan Indien (COI), je m’attendais à ce que la SADC et l’Union Africaine fassent appel aux Mauriciens en les incluant dans leur délégation, afin de trouver la solution pour une sortie de crise à Madagascar. C’est dommage qu’ils ne l’aient pas fait. Jean Claude de l’Estrac, ancien secrétaire général de la COI, par exemple, aurait été la personne indiquée pour en faire partie.

Aujourd’hui, les grandes puissances semblent garder la main sur les décisions et la médiation. On l’a vu à Gaza notamment. Comment expliquez-vous que la voix de l’Afrique, et plus largement celle du Sud global, reste si marginale sur la scène internationale ? 
L’Afrique doit apprendre à parler d’une seule voix. Elle se fera alors entendre et mieux respecter. Là où les décisions importantes sont prises, l’Afrique est absente, au Conseil de sécurité, par exemple. La réforme de l’Organisation des Nations unies est devenue une urgence et lorsque l’Afrique trouvera sa place au sein du Conseil de sécurité, il pourra influencer les décisions. 

Entre-temps, le Sud global a des cartes en main qu’il pourrait utiliser, et des possibilités d’agir s’il le voulait, à l’instar des pays comme l’Afrique du Sud qui, en décembre 2023, a engagé une procédure contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour violation présumée de ses obligations au titre de la Convention sur le génocide, dans la bande de Gaza. 

L’Afrique du Sud a demandé à la CIJ d’émettre des mesures préliminaires et a inscrit sa plainte dans le contexte plus large du comportement d’Israël envers les Palestiniens pendant ses 75 ans d’apartheid, ses 56 ans d’occupation belligérante du territoire palestinien et ses 16 ans de blocus de Gaza. 

La CIJ a donné un avis favorable à la demande sud-africaine en ordonnant à Israël de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour empêcher la commission de tout acte relevant de l’article II de la Convention sur le génocide.

Revenons à notre pays. Y avait-il, selon vous, des alternatives au relèvement de l’âge d’éligibilité à la pension universelle ?
Face aux défis démo-graphiques et financiers, avec un nombre croissant de personnes âgées et la diminution de la population active, la pension universelle non contributive n’était plus soutenable. Le Premier ministre l’a dit au Parlement, les actuaires l’ont confirmé et la population en a pris acte. 

Toutefois, un changement aussi radical aurait dû faire l’objet d’une vaste consultation avec toutes les parties prenantes : syndicats, ONG, employés, retraités. Cela n’a pas été le cas et la population, en particulier les personnes approchant l’âge de 60 ans, a eu le sentiment d’avoir été flouée. 

Y avait-il des alternatives à cette décision ? Je suis de ceux qui pensent qu’un système progressif, avec l’introduction du means-testing ou ciblage, tout en modulant, si cela s’avérait nécessaire, les montants de la pension, nous aurait permis de maintenir l’âge des bénéficiaires de la pension de vieillesse à 60 ans. Il n’est jamais trop tard pour corriger ses erreurs ! 

Depuis l’arrivée du gouvernement du Change-ment, certains estiment que le Parlement est redevenu un lieu de débat digne, mais pas forcément contradictoire. Partagez-vous cette inquiétude ?
Sous la houlette de la nouvelle Speaker, l’Assemblée nationale a retrouvé sa sérénité et sa solennité. Les anciens et les nouveaux parlementaires, ministres comme députés, participent pleinement aux débats. 

Malheureusement, l’opposition a été réduite à sa plus simple expression, avec seulement deux représentants « nommés », y compris un chef de l’opposition, qui s’est montré jusqu’ici à la hauteur de ses fonctions. Cette situation est le résultat de notre système électoral de First-Past-The-Post, qui produit souvent un Parlement déséquilibré. 

C’est pourquoi une réforme du système électoral, comprenant une dose de proportionnelle et qui assurerait une meilleure représentation parlementaire, reflétant ainsi les vœux de la population, est devenue un impératif. 

Vous vous êtes prononcé contre le Best Loser System. Dans le cadre d’une réforme électorale, quelle forme la proportionnelle devrait-elle prendre ? 
Je me souviens avoir dit que le Best Loser System a bien servi le pays à un moment crucial de son histoire, permettant une transition sans heurt vers l’Indépendance, et qu’il était temps de voir au-delà, en prenant en compte les réserves exprimées par ceux qui le considèrent comme un frein à l’émergence d’une nation mauricienne, car il perpétuerait, selon eux, le « communalisme ». Ce n’est pas nécessairement une opinion que je partage. 

Cependant, une réforme de notre système électoral, qui introduirait une dose de proportionnelle, devrait pouvoir assurer une représentation adéquate des différentes composantes et tendances au sein de notre pays. Nous n’avons pas à inventer la roue. Les nombreux rapports d’experts locaux et internationaux, et même celui d’un comité ministériel sur la question, dorment dans les tiroirs depuis belle lurette.

Un an depuis que Missie Moustass a dévoilé corruption, complots, trafic d’influence... Un an, ou presque, depuis le 60-0 qui a porté au pouvoir l’Alliance du Changement. Avec le recul, quel regard jetez-vous sur cette première année ? Si vous deviez donner une note - Bien, Assez bien, Peut mieux faire, Insuffisant - laquelle choisiriez-vous ?
Une année certes très difficile avec un gouvernement aux abois, pris au dépourvu par un « héritage catastrophique », et une population désabusée, mais ce serait un exercice oiseux d’allouer des notes ou de se prononcer sur la performance d’un gouvernement au bout de seulement une année au pouvoir. Comme dirait l’autre, il faut donner le temps au temps !

 

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