
Avec plus de 45 000 travailleurs étrangers dans des secteurs clés comme le textile, la construction ou le tourisme, Maurice ne peut plus ignorer sa dépendance à cette main-d’œuvre. Syndicats et économistes s’accordent : à court terme, elle est incontournable. Mais la vraie question reste ouverte : comment transformer cette contrainte en levier de croissance durable, sans compromettre l’avenir du marché du travail mauricien ?
Le récent rapport du comité interministériel sur le marché du travail, présenté en amont des prochaines Assises du Travail et de l’Emploi prévues ce mois-ci, met en lumière une réalité préoccupante : malgré les réformes engagées et les plans de relance postpandémie, la pénurie de main-d’œuvre persiste dans plusieurs secteurs stratégiques.
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L’un des constats majeurs du rapport est la forte dépendance de Maurice à la main-d’œuvre étrangère, devenue au fil des ans un pilier du fonctionnement de l’économie nationale. Cette dépendance n’est pas nouvelle, mais elle prend aujourd’hui une dimension plus critique face au vieillissement de la population, au décalage persistant entre formations et besoins réels des entreprises, et à l’attrait croissant de l’étranger pour les jeunes diplômés mauriciens.
Environ 45 300 travailleurs étrangers sont aujourd’hui employés dans le textile, la construction, l’hôtellerie, la restauration et même des métiers de base comme la boulangerie. Autant de secteurs qui, sans leur apport, risquent de tourner au ralenti, voire de s’effondrer. Cette situation soulève une question centrale : faut-il la considérer comme une dépendance subie, fruit d’un manque de préparation et de politiques structurelles, ou comme une solution assumée, à organiser et à encadrer pour en tirer le meilleur parti ?
Un meilleur encadrement des travailleurs étrangers
Pour Reeaz Chuttoo, président de la CTSP, le pays doit cesser de contourner le problème. Selon lui, il est illusoire de penser que Maurice peut fonctionner sans cette main-d’œuvre. « Les Mauriciens ne veulent ou ne peuvent pas occuper certains postes. Dans le textile ou la construction, par exemple, la charge de travail est lourde, les salaires peu attractifs et les conditions difficiles. Si demain les travailleurs étrangers s’en vont, c’est tout un pan de notre économie qui s’effondre. »
Mais pour le syndicaliste, accepter cette réalité ne signifie pas se résigner : il insiste sur la nécessité de mieux protéger ces travailleurs. Cela implique la mise en place de structures syndicales adaptées, l’amélioration des conditions de logement et de travail, mais aussi une égalité des droits avec les Mauriciens afin d’éviter toute forme d’exploitation.
Du côté économique, Manisha Dookhony rappelle que cette dépendance est également le résultat de mutations démographiques et sociales profondes. « La natalité baisse, la population vieillit, et de nombreux jeunes qualifiés quittent Maurice. En parallèle, les jeunes qui restent refusent certains métiers manuels ou à faible rémunération. Cela crée un décalage entre l’offre et la demande de travail, le mismatch. »
Pour l’économiste, recourir à la main-d’œuvre étrangère est donc une réponse pragmatique et immédiate. Mais elle met en garde : « Si nous continuons dans cette direction sans investir dans la revalorisation des métiers, sans formation adaptée et sans innovation technologique, nous allons renforcer une dépendance qui, à terme, peut fragiliser notre économie et limiter notre compétitivité face à d’autres pays. »
Investir dans des solutions durables
Ce débat révèle ainsi deux temporalités. À court terme, il semble indispensable d’accepter la présence des travailleurs étrangers et d’organiser leur intégration pour maintenir la stabilité des secteurs stratégiques. Mais à long terme, la question est de savoir si Maurice veut rester prisonnière de cette dépendance ou investir dans des solutions durables : relance de la natalité, automatisation, revalorisation des métiers manuels, politiques incitatives pour retenir les jeunes talents.
Si les positions de Reeaz Chuttoo et de Manisha Dookhony diffèrent dans l’approche, elles convergent sur un point : la nécessité de sortir du traitement ponctuel pour passer à une réflexion structurelle. La dépendance aux travailleurs étrangers peut être assumée comme un choix stratégique, mais à condition qu’elle s’accompagne de politiques claires et durables, plutôt que d’une gestion au coup par coup.
Dans ce contexte, les prochaines Assises du Travail et de l’Emploi apparaissent comme un tournant crucial. Elles devront trancher entre deux visions : continuer à subir cette dépendance avec ses risques sociaux et économiques, ou la transformer en levier de croissance en repensant à la fois la politique migratoire et la valorisation de la main-d’œuvre locale. Plus qu’un simple forum, ces Assises seront le révélateur de la capacité de Maurice à anticiper l’avenir et à faire de la question du travail un véritable projet de société.
Reza Uteem, ministre du Travail et des Relations industrielles : « La réforme du travail au cœur de l’agenda gouvernemental »
Pour le ministre du Travail et des Relations industrielles, Reza Uteem, la dépendance de Maurice à la main-d’œuvre étrangère est une réalité incontournable. Ces travailleurs sont devenus indispensables à cause du vieillissement de la population et du désintérêt des jeunes Mauriciens pour certains métiers. « Faire venir plus de travailleurs étrangers n’est pas un remède miracle. Nous devons développer d’autres secteurs pour intéresser nos jeunes et, surtout, réduire le chômage », ajoute-t-il. À ce titre, son ministère planche sur des solutions innovantes, dont le recours à l’intelligence artificielle, afin de faire correspondre les candidats aux postes disponibles et de réduire l’inadéquation qui fragilise le marché du travail.
Au-delà de cette problématique, le ministre a insisté sur une réforme en profondeur du système. « La nouvelle législation ne reproduira pas les erreurs du passé », a-t-il indiqué lors de l’émission Au cœur de l’info le 3 septembre. Il a dénoncé les amendements adoptés sans concertation et assuré qu’« à présent, l’avis de tous les protagonistes sera pris en compte, tout comme les recommandations du Bureau international du Travail ».
La définition même du « travailleur », avec la question de maintenir ou non le seuil de Rs 50 000 sera abordée. La semaine de 40 heures et les éventuelles exceptions sectorielles le seront aussi. « Le temps est venu d’apporter des réponses claires », a conclu Reza Uteem, rappelant que l’amélioration du système figure dans le manifeste électoral du nouveau gouvernement.
Pénurie de main-d’œuvre : une tendance mondiale
Le dernier rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT, mai 2025) révèle que de nombreux pays sont confrontés à une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Les jeunes restent particulièrement vulnérables, avec un chômage élevé et un nombre croissant de ni en emploi, ni en formation. Cette tendance touche les pays à faible revenu en Afrique subsaharienne. Mais elle se manifeste aussi dans certaines grandes économies émergentes et dans des pays développés européens. Dans ces pays, la rétention de main-d’œuvre et le vieillissement de la population compliquent la reprise du marché du travail.
La croissance économique mondiale ralentit, limitant la capacité des entreprises à créer des emplois durables, tandis que la productivité stagne, malgré les progrès technologiques. Dans ce contexte, le recours à la main-d’œuvre étrangère s’impose comme un outil structurel pour maintenir les activités économiques, tout en nécessitant des politiques d’intégration et de protection adaptées.
L’OIT met en avant l’importance d’investir dans l’éducation, la formation et les infrastructures, ainsi que dans les technologies et la transition verte, afin de créer des emplois décents et durables. Cette tendance mondiale illustre que la dépendance à des travailleurs venus de l’étranger n’est pas une solution locale isolée, mais un phénomène partagé par de nombreux pays confrontés à des défis démographiques et structurels similaires.
Interview
Jessyca Joyekurun, experte en ressources humaines : « Recruter des étrangers est utile seulement si cela fait progresser les Mauriciens »
Le « mismatch » entre les compétences des jeunes et les besoins du marché du travail est-il, selon vous, la principale raison pour laquelle les Mauriciens quittent le pays ?
Le mismatch est certainement un facteur important, mais il n’est ni unique ni nécessairement le principal. Beaucoup de jeunes partent à l’étranger pour de meilleures opportunités professionnelles, mais aussi à cause du coût de la vie, de l’insécurité ou du sentiment que l’État ne crée pas assez d’emplois de qualité.
Un point crucial est que, depuis l’école, aucune étude nationale fiable et accessible n’existe pour guider les jeunes dans leurs choix de filières en fonction des besoins réels du marché. Personne ne leur dit, par exemple, que dans cinq ans tel secteur va croître tandis qu’un autre va décliner. Résultat : ils choisissent souvent des filières traditionnelles comme le droit, la médecine ou la finance, déjà saturées à Maurice.
Les conséquences sont lourdes. Les jeunes se retrouvent endettés pour des études longues et coûteuses dans des secteurs saturés, et il leur est souvent impossible de revenir travailler à Maurice faute d’opportunités locales. On se retrouve ainsi dans une situation de « poule et œuf » : les jeunes ne choisissent pas correctement parce qu’ils n’ont jamais été guidés par des données fiables et prospectives.
Les autorités et les entreprises font-elles, selon vous, suffisamment d’efforts pour réduire la dépendance à la main-d’œuvre étrangère et favoriser l’emploi local ?
Pour être clair, non. On voit apparaître quelques programmes publics, comme le HRDC, le NTRS (National Training and Reskilling Scheme), Bright Up ou la Digital Industries Academy, mais ce sont souvent des initiatives ponctuelles, ciblées sur des groupes limités.
La formation interne et l’upskilling en entreprise ont fortement ralenti ces deux dernières années. Les retours du secteur privé sont clairs : budgets de formation réduits, organismes corporate fermés ou limités depuis la Covid, et moins d’opportunités concrètes pour les salariés de se perfectionner. Par ailleurs, on reste dans une logique de court terme, bricolant au lieu de mettre en place une véritable stratégie nationale d’upskilling massif et continu. Pendant ce temps, la dépendance à la main-d’œuvre étrangère s’accentue et les jeunes qualifiés continuent de chercher des opportunités à l’étranger.
On prend souvent l’exemple de Singapour dans les débats sur la main-d’œuvre. Quelles leçons Maurice pourrait-il en tirer ?
Singapour n’est pas un modèle que l’on peut transposer tel quel, mais plusieurs enseignements sont pertinents. La culture du lifelong learning, par exemple avec le programme SkillsFuture, permet à chaque individu de disposer de crédits pour se former tout au long de sa vie. Le financement de la formation continue y est systématique, avec des contributions partagées entre l’État et les employeurs.
Les décisions sont guidées par les données : observatoires emploi-compétences, taxonomies de compétences, alignement direct entre besoins du marché et cursus scolaires et universitaires. Les partenariats entre État, entreprises et établissements de formation sont étroits, avec des stages obligatoires, de l’alternance et la co-construction des programmes. Enfin, la politique migratoire favorise les talents étrangers mais conditionne leur présence à un transfert de compétences et à la priorité donnée aux locaux.
Maurice dispose des leviers pour changer la donne : un véritable observatoire national des compétences, un crédit formation universel, des incitations pour la formation interne et un suivi strict des transferts de savoir-faire. Tant que ces réformes structurelles tardent, le pays restera dans le court terme… et continuera de perdre ses talents.
Témoignages
Nitin Ganga, propriétaire d’un restaurant : « La main-d’œuvre étrangère n’est plus un choix, c’est une nécessité »
Pour Nitin Ganga, propriétaire d’un restaurant, faire appel à des travailleurs étrangers n’est plus une option, mais une nécessité. « Les jeunes Mauriciens partent à l’étranger à la recherche de meilleurs salaires et d’opportunités plus intéressantes. Aujourd’hui, ils préfèrent un emploi de bureau plutôt que les métiers manuels. » Selon lui, le recrutement local devient de plus en plus complexe. « Si ce n’est pas le chômage ou les problèmes liés à la drogue, beaucoup cherchent l’argent facile et ne veulent pas travailler. »
Le restaurateur pointe également l’impact démographique et économique. « Au cours des dix dernières années, plusieurs milliers de jeunes ont quitté Maurice. Notre petit pays est très compétitif. Recruter des locaux, c’est presque inviter des problèmes. La législation ne favorise pas les employeurs : au moindre conflit, les jeunes se tournent vers le bureau du travail, et l’affaire finit parfois devant les tribunaux. »
Selon lui, l’économie mauricienne dépend désormais des travailleurs qualifiés étrangers, notamment dans des secteurs comme la boulangerie, le textile ou la restauration. « Les travailleurs qualifiés se font rares. La main-d’œuvre étrangère a permis à mon entreprise de croître de 30 % grâce à sa disponibilité le week-end, aux heures supplémentaires, à sa discipline et à sa polyvalence. »
Marvin Malabar, contracteur en bâtiment : « La construction fait face à une pénurie critique de main-d’œuvre »
Pour Marvin Malabar, contracteur en bâtiment, le secteur de la construction est aujourd’hui l’un des plus touchés par le manque de main-d’œuvre. « Les jeunes Mauriciens ne veulent plus travailler dans la construction. Il n’y a pas de relève, et le métier est jugé trop pénible », explique-t-il. Ce dernier souligne que cette pénurie menace la continuité des projets et la stabilité du secteur.
Le recrutement de travailleurs locaux reste un véritable défi. « D’un côté, les procédures pour embaucher des travailleurs étrangers sont lourdes et contraignantes, et de l’autre, les travailleurs locaux deviennent de plus en plus exigeants. Certains demandent jusqu’à 3 000 roupies par jour, et les apprentis 2 000 roupies. Ils travaillent à leur rythme et selon leurs conditions, et nous, employeurs, devons composer avec », déplore-t-il.
Face à cette réalité, Marvin Malabar insiste sur la nécessité d’un compromis : « Il faut trouver une solution qui convienne à la fois aux employeurs et aux employés. Sinon, des secteurs comme la construction risquent de se retrouver dans le rouge, avec des retards et des surcoûts importants. »

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