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Thierry Goder : «Le paiement du 14e mois sera un coup de massue sur la trésorerie des entreprises»

Les entreprises ont-elles la capacité de payer le 14e mois ? Thierry Goder, CEO d’Alentaris Ltd, répond par la négative face à l’impact de cette mesure sur la trésorerie des compagnies. Il souligne au passage que certaines sociétés paient déjà au-delà du 13e mois si elles en ont la capacité. Dans cet entretien, il brosse un tableau de la situation sur le marché de l’emploi, fait le point sur la compensation salariale tout en abordant les perspectives pour 2024.

2023 s’achève dans un peu plus d’un mois. Quel bilan faites-vous du marché de l’emploi cette année ?
Le marché de l’emploi a connu une reprise. Un bon nombre d’entreprises ont recruté cette année et beaucoup sont à la recherche de compétences. Le contraste, c’est que les talents se font rares dans certains secteurs et cela à divers niveaux. Ils recherchent de meilleurs salaires et sont attirés par l’aventure à l’étranger. D’où le fait que nous constatons une certaine mobilité dans plusieurs secteurs. Mais, une chose est sûre, les compétences sont demandées. 

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Selon le ministre des Finances, le taux de chômage à Maurice est passé de 9,1 % en 2021 à 6,4 % au deuxième trimestre de 2023, soit « le taux le plus bas sur les 25 dernières années ». Il a ajouté que le pays enregistre aussi un « niveau record » de la population active. Est-ce le signe que le redémarrage de l’économie est bel et bien là ? 
Oui ! L’économie a redémarré. Il faut se réjouir et être reconnaissant de cette situation quand on compare celle que le pays a vécue entre mars 2020 et octobre 2021. Maurice a été résilient. Beaucoup d’entreprises ont dû prendre des mesures courageuses et ont assumé leurs décisions. Les chiffres attestent de cette reprise. Celle-ci est due aussi au fait que beaucoup d’entreprises ont revu leur stratégie de positionnement. Elles récoltent aujourd’hui les fruits de leur diversification. En parallèle, on peut se réjouir de la performance touristique avec le nombre accru de visiteurs. Les paramètres géopolitique et internationaux jouent en notre faveur. C’est à nous de capitaliser dessus en nous assurant d’augmenter le nombre de touristes et de faire en sorte qu’ils passent plus de temps sur notre sol. Ce qui ramènera plus de revenus dans le pays tout en capitalisant notre produit d’intérieur brut… 

Le chômage est appelé à reculer davantage cette année, d’après les prévisions…Mais, selon vous, ce taux ne doit pas devenir une obsession… 
En effet ! Je reste stopper sur ma position que le taux du chômage ne doit pas être une obsession. Il y a une baisse de chômeurs. Nous devons nous réjouir de cette situation. Mais, il y a chômeur et chômeur. L’employé mauricien est très « choosy » sur le marché du travail, à tort ou à raison. Beaucoup d’opérateurs disent qu’il est devenu difficile de recruter. Autrefois, ils recrutaient parce qu’ils avaient besoin de compétences. Aujourd’hui, pour trouver des compétences, c’est la galère. Le Mauricien, dans sa globalité, est focalisé sur le salaire. C’est normal d’aspirer à un bon salaire. Cela dit, la jeune génération doit avoir l’humilité d’apprendre et de faire grandir sa valeur sur le marché avec le temps. Or, nous avons aujourd’hui des jeunes qui sortent de l’université et qui demandent dès le départ un salaire de Rs 35 000. Ils veulent aussi travailler à la maison. Le ‘mindset’ a changé de nos jours. Beaucoup de directeurs de ressources humaines ont des migraines à gérer cette situation.  

D’un côté, les secteurs recrutent. De l’autre, il y a une pénurie de main-d’œuvre. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Oui, il y a un paradoxe. Dans le secteur financier, les compétences mauriciennes sont embauchées à l’étranger, notamment en Europe. Il y a l’Allemagne qui a commencé à faire appel à des compétences pour des emplois de cols bleus et de cols blancs. Le Canada recrute aussi. L’employé mauricien aspire à un salaire décent qui s’aligne avec ses demandes. Du coup, nous avons beaucoup de jeunes de 20 ans à 25 ans qui tentent l’aventure. Des couples professionnels dans la trentaine qui ont des enfants en bas âge quittent aussi le pays pour travailler à l’étranger. C’est du « plug and play ». Ils font le même job qu’ils faisaient ici là-bas. Ils n’ont pas besoin de se former. Ils font le sacrifice de partir, même si le coût de la vie dans le pays étranger est plus élevé. Mais, de l’autre côté, ils se disent que leur (s) enfant (s) grandit/grandissent dans un pays européen et que le salaire est plus élevé. Certains reviennent après que leurs enfants soient devenus autonomes. D’autres ne reviendront jamais. 

Par ailleurs, l’hôtellerie fait aussi face à une pénurie de compétences. On a tendance à mettre l’emphase que sur les bateaux de croisières. Mais, allez en Europe, vous verrez que le chef de partie, chef de cuisine, etc., est Mauricien. Les Mauriciens ne sont pas recrutés uniquement par les bateaux de croisières, mais aussi par des groupes hôteliers à l’étranger. D’où le manque de compétences dans le secteur. 
Où le bât blesse-t-il dans le phénomène de fuite des cerveaux que connaît le pays ? Est-ce du côté des conditions de travail et du salaire proposé ? Ou du côté des Mauriciens qui ne veulent plus faire certains métiers ? 

Je ne suis pas certain que ce soit lié juste au salaire. Je pense que beaucoup de Mauriciens ne voient pas leur avenir à Maurice. Peut-être qu’ils se disent qu’il n’y a pas de possibilité de grandir,… À titre d’exemple, même si un jeune professionnel touche un salaire décent, cela va lui prendre du temps de construire une maison. C’est une course contre la montre. D’où le fait qu’un certain nombre de Mauriciens préfèrent aller à l’étranger, gagner plus et construire leur maison à leur retour. Ils voient leur avenir à l’étranger. D’autant plus que beaucoup de nos compatriotes ont réussi leur vie ailleurs. 

Ces jours-ci, le paiement du 14e mois fait débat. Quelle est votre position sur la question ? 
Depuis mardi, on n’entend que cela ! La question qui revient sans cesse est : est-ce qu’il faut payer le 14e mois ? Ma position est plus rationnelle qu’émotionnelle, étant moi-même un chef d’entreprise. Chaque société prévoit le paiement du 13e mois. Il y a un budget pour cela et on s’assure que la trésorerie suivra derrière. C’est un double salaire qu’il faut payer. Et avec raison ! D’une part, c’est dans la loi et de l’autre, c’est une reconnaissance et une récompense pour le travail des employés. La question maintenant à se poser et cela ne s’applique pas qu’aux PME, mais à toutes les entreprises : est-ce que nous avons la capacité d’ajouter un 14e mois maintenant et de le payer avant le 15 décembre ? Je ne le pense pas. Ce sera un coup de massue sur la trésorerie des entreprises. 

Certes, on parle de la profitabilité des entreprises, mais cela ne veut pas dire trésorerie ou encore trésorerie saine. Il faut bien dissocier cela. Nous avons à faire attention. Cependant, je peux dire que beaucoup d’entreprises – et cela sans attendre la proposition du 14e mois au Parlement - paient le 14e mois si elles ont fait une excellente année ou si elles veulent récompenser leurs collaborateurs. 

De même, il ne faut pas oublier que beaucoup d’entreprises ont un système de gestion de la performance. Après l’année financière, elles paient un boni aux employés, soit le 14e mois, voire un 15e mois si la performance de l’employé est extraordinaire et si l’entreprise a réalisé une bonne année. Les initiatives sont là. En étant rationnel, je peux comprendre que le porte-monnaie du Mauricien souffre. Recevoir un 14e mois serait magnifique. Mais, il serait plus judicieux de penser sur le long terme. Il faut penser à la pérennité des entreprises. Je ne veux pas créer de précédent. Mais, il vaudrait mieux revoir à la hausse le salaire minimum. Ce sera un atout mensuel qui est beaucoup plus pérenne que de recevoir un 14e mois et avoir une compensation salariale faible. 

La question de compensation salariale revient aussi sur le tapis avec le comité technique qui va se réunir en décembre. Du côté des syndicats, on se penche en faveur de Rs 1 500 à Rs 2 000. Alors que du côté des opérateurs, on se dit en faveur de Rs 200 à Rs 1 000 maximum. Quel quantum serait l’idéal ?
La compensation de cette année était de Rs 1 000. Ce serait intéressant qu’on ait le même quantum en 2024. Cela dit, ceux qui ont la capacité de payer un peu plus de Rs 1 000 vont le faire. 

Ce que l’on note, c’est que les entreprises font des efforts et jouent le jeu. Elles ont payé Rs 1 000 alors que la compensation tourne habituellement autour de Rs 400. Il faut faire preuve de discernement et établir un équilibre.

Les syndicalistes - que je respecte - demandent que le salaire minimum grimpe à Rs 15 000. Je trouve l’approche valable, surtout dans un contexte où l’inflation pèse. Mais, encore une fois, certaines entreprises n’ont pas la capacité de payer. 

La compensation salariale est calculée sur le taux d’inflation qui sera de l’ordre de 7,2 % cette année. Se dirige-t-on plus vers un quantum de Rs 700 ? 
La compensation était de Rs 1 000 cette année. On verra ce que les autorités décideront pour 2024. Le quantum devrait éventuellement osciller entre Rs 700 et Rs 1 000. 

Cette année-ci, une des mesures prises dans le monde du travail est l’introduction de la semaine de quatre jours. Est-ce déjà une réalité dans les offres d’emploi ? 
Ce n’est pas un sujet qui est abordé forcément par les opérateurs de divers secteurs. Même les employés réalisent que c’est complexe. L’initiative est bonne, mais nous sommes dans une réalité mauricienne. Le Mauricien est un bosseur et il ne compte pas ses heures. Faire des heures supplémentaires lui permet d’économiser et de payer les cours particuliers de ses enfants. N’avoir plus d’heure supplémentaire serait un drame pour lui. 

De même, quand on parle de boni, cela couvre les « total earnings » de la personne. Avec la semaine de quatre jours, le boni de la personne sera réduit. Autour de moi, je ne vois aucune entreprise qui le fait. L’esprit derrière cette mesure c’est d’avoir un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Travailler sur quatre jours, c’est travailler 12 heures à 14 heures par jour. Finalement, arrivé vendredi, la personne est tellement fatiguée qu’elle va se reposer au lieu de consacrer du temps à la famille. 

On observe aussi un autre phénomène : les gens ayant déjà un emploi sont nombreux à chercher du travail ailleurs. Comment l’interprétez-vous ? 
La raison est flagrante. C’est pour pouvoir joindre les deux bouts car les salaires qu’ils touchent ne sont pas suffisants. Il y a aussi parmi eux des demandeurs qui ont des contextes familiaux difficiles, notamment des femmes qui se sont retrouvés veuves. Elles cherchent un « part-time job » après leurs heures de travail pour subvenir aux besoins de leurs familles. Ce sont les réalités du marché.   

Depuis la pandémie, la notion de flexibilité a gagné du terrain. Est-ce la nouvelle norme ? 
Ce n’est pas la nouvelle norme d’un point de vue des ressources humaines. Mais, travailler une fois par semaine à la maison est devenue la norme courante. Ce n’est pas forcément pour passer du temps avec les enfants. C’est plus pour être seul chez soi, avoir la tranquillité, faire avancer des dossiers, bref être plus productif sans être dérangé. Beaucoup d’employés le font. C’est aussi devenu la norme dans les TICs. Les employés du secteur demandent à travailler une ou deux fois à la maison chaque semaine. 

Que nous réserve 2024 sur le plan de l’emploi ? 
On continuera sur le même rythme. Les offres d’emplois sont là. Je pense, même si je ne suis pas obsédé par le taux de chômage, que tout sera de bon augure, sauf s’il y a des événements imprévus qui sont hors de notre contrôle. Néanmoins, nous sommes bien partis pour démarrer 2024. 

 

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