
Ancien gouvernement, garde-côtes, équipe de sauvetage du bateau… tous en prennent pour leur grade dans le rapport de la Cour d’investigation sur le naufrage du MV Wakashio. Rendu public jeudi 2 octobre 2025, le document met en lumière des failles graves dans la chaîne de responsabilités ayant conduit à la catastrophe environnementale de juillet 2020.
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Si la responsabilité du capitaine du navire est soulignée avec une sévérité clinique, le rapport pointe également l’inaction des autorités mauriciennes, en particulier de la National Coast Guard, qui n’a entrepris aucune démarche pour éviter l’échouement malgré les outils de surveillance à sa disposition.
Le 25 juillet 2020, le MV Wakashio, un bulk carrier de 300 mètres battant pavillon panaméen et affrété par la compagnie japonaise Nagashiki Shipping, s’est échoué sur un récif corallien au large de Pointe d’Esny, dans le sud-est de l’île Maurice. L’accident a entraîné une marée noire massive, avec plus de 1 000 tonnes de fioul déversées dans un lagon classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, causant des dommages irréversibles à la biodiversité marine et aux écosystèmes côtiers. Ce désastre écologique reste le plus grave de l’histoire du pays.
La commission dresse un réquisitoire implacable contre le capitaine du navire, identifié comme le principal responsable de la sécurité à bord, mais pas seulement..
Le capitaine dans le viseur
Selon le rapport, « le capitaine a la responsabilité globale de la sécurité à bord ». Conformément aux normes internationales STCW (Standards of Training, Certification and Watchkeeping), l’officier de quart n’est que « le représentant du capitaine », ce dernier demeurant ultimement responsable de la navigation sûre du bâtiment et du respect des règles COLREGS de 1972.
Or, le capitaine se trouvait sur la passerelle lors du quart du chef officier alors que « des informations fiables sur la position du navire, son cap et son erre par rapport au fond étaient disponibles et pouvaient être exploitées en temps utile avant l’accident ». Le rapport est formel : « ne pas avoir dirigé le chef officier à prendre des mesures correctives est irresponsable. Il n’a aucune excuse légitime. »
Les manquements vont plus loin : le capitaine a initié le voyage avec une licence ECDIS (Electronic Chart Display and Information System) expirée, outil pourtant essentiel à la navigation primaire. Cette négligence est qualifiée de « hautement irresponsable et préjudiciable à la navigation sûre ».
Par ailleurs, il a sciemment dévié de sa route initiale, approchant à seulement 1,1 mille nautique des côtes, sans intervention des garde-côtes pour l’inciter à maintenir une distance de sécurité accrue. Les données de voyage indiquent que cette déviation visait explicitement à capter un signal internet pour des communications téléphoniques, une motivation qui, selon la commission, viole l’article 17 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS).
Défaillance institutionnelle
Le rapport met également en exergue une défaillance institutionnelle mauricienne aggravant le tableau. Malgré les pouvoirs étendus conférés par la loi sur la National Coast Guard de 1998 – notamment la surveillance et le contrôle de toutes les activités maritimes et la prise de mesures nécessaires pour prévenir tout accident – aucune alerte n’a été émise. Les enregistrements confirment que « aucune action n’a été prise par la National Coast Guard pour prévenir l’accident ».
Équipée de systèmes radar et AIS (Automatic Identification System), ni la station côtière de Pointe du Diable, ni l’Operations Room n’ont tenté de contacter le Wakashio pour lui enjoindre les corrections nécessaires afin de traverser en sécurité les eaux territoriales.
La commission note que, bien que le navire ait franchi les eaux territoriales sans incident apparent jusqu’à l’échouement, l’absence d’intervention proactive a permis à un risque prévisible de se concrétiser. Ici, c’est l’État côtier qui a failli à son devoir de vigilance.
La Cour d’investigation soupçonne un cover-up des négligences
La Cour d'investigation pointe du doigt les incohérences dans les témoignages des officiers de la National Coast Guard et des autorités maritimes mauriciennes, accusés d'avoir menti sous serment.
La Cour a auditionné les responsables de l'Ops Room – le centre opérationnel de la police maritime – et du Coastal Surveillance Radar System Station (CSRS) de Pointe-du-Diable, un poste de surveillance radar côtier. Les dépositions, recueillies sous serment, révèlent un tableau d'inaction flagrante.
« Compte tenu de toutes les incohérences notées lors des auditions des officiers de l'Ops Room et du CSRS de Pointe-du-Diable, nous estimons qu'ils n'ont pas dit la vérité malgré le fait qu'ils déposaient sous serment », écrivent les enquêteurs dans leur rapport. Les faits sont précis : un premier officier chargé de la surveillance n'avait pas activé le système Sea Vision AIS, outil essentiel pour tracker les navires. Celui-ci « ne surveillait pas le Sea Vision AIS et ce n'est qu'à la fin du quart à 20:00 qu'il a vérifié le moniteur et a trouvé le navire échoué à 1,5 miles nautiques de Pointe-d'Esny », détaille le document.
De même, un autre policier, responsable du radar, avoue une négligence similaire. Il « ne surveillait pas le radar. Ce n'est qu'à 20:08 qu'il l'a vérifié après que le PC Jugarnuth a été informé par le PC Ujoodha par téléphone portable », indiquent les conclusions. Ces retards, survenus après l'échouage effectif du navire vers 21 heures, contredisent les déclarations initiales des officiers, qui assuraient avoir maintenu une veille continue dès l'entrée du Wakashio en eaux territoriales.
Les soupçons se portent sur des falsifications délibérées. « Nous suspectons fortement que de fausses entrées ont été faites dans les livres de bord VHF de l'Ops Room et de Pointe-du-Diable pour soutenir leurs déclarations que le navire était surveillé depuis son entrée dans les eaux territoriales », affirme la Cour. Impliquant deux sites distincts, cette manipulation suppose une coordination hiérarchique. « Puisque des officiers de deux endroits différents étaient impliqués dans cet incident, les instructions pour faire ces fausses entrées dans les livres de bord VHF doivent avoir été données par le Capt Manu et les officiers de haut niveau qui se sont rendus sur les deux sites cette nuit-là pour enquêter », poursuit le rapport. L'objectif présumé : masquer « l'échec du CSRS de Pointe-du-Diable et de l'Ops Room à maintenir une surveillance efficace des eaux territoriales ».
« Nous suspectons fortement qu'ils ont essayé de couvrir » ces manquements, concluent le rapport.
Inaction des autorités
L’enquête révèle un enchaînement de dysfonctionnements dans les opérations de sauvetage, imputables autant aux entreprises privées engagées qu'aux autorités locales. Basée sur des témoignages, des rapports techniques et des analyses structurelles, elle pointe du doigt des retards fatals, une planification défaillante et un manque criant de coordination, au mépris des conventions internationales sur le sauvetage maritime.
Des sauveteurs arrivés trop tard
L'arrivée des équipes de sauvetage, menées par la société Smit Salvage sous contrat Lloyd's Open Form (LOF) signé le 26 juillet, s'est avérée catastrophique. Les sauveteurs n'ont embarqué à bord du navire qu'au 31 juillet, soit près d'une semaine après l'échouement. À cette date, « le bulkhead transversal arrière de la soute à cargaison n° 9 avait déjà subi un flambage avec des fissures commençant à se développer, affectant ainsi son intégrité », selon le rapport d'évaluation soumis par les sauveteurs les 31 juillet et 2 août au comité national. Pire, durant cette période, le navire a modifié plusieurs fois son cap, passant de 241° à 45° le 4 août, sous l'effet des vents alizés du sud-est. Le plan initial prévoyait de stabiliser le bâtiment, d'en extraire le carburant, puis de le renflouer. Mais cette stratégie s'est heurtée à une réalité inverse. « Le navire, considéré comme sûr en termes de risques de pollution avec l'étrave encastrée dans les récifs et en essayant de faire asseoir l'arrière sur le fond marin, a en fait bougé de plus de 750 mètres dans la direction opposée, principalement en raison des vents alizés du sud-est agissant sur une grande surface de vent », détaille le rapport. Résultat : le navire est resté « vivant », son arrière martelant le fond sous l'action incessante des vagues, aggravant les dommages structurels.
Une concertation défaillante
L'enquête souligne l'alignement excessif des autorités et du représentant du navire avec les décisions des sauveteurs, sans expression de réserves. Les rapports quotidiens des sauveteurs sont « exempts de toute opinion dissidente ou de toute préoccupation exprimée ».
Une inquiétude majeure, la détérioration de la résistance longitudinale du navire en attendant l'assistance des remorqueurs, a été ignorée. La décision d'inonder la soute n° 8 à partir du 31 juillet pour ancrer le navire a accéléré cette dégradation, exacerbée par le martèlement de l'arrière sur le fond.
Manque d'équipements
Les sauveteurs n’ont pas réussi à assurer une assistance remorqueuse appropriée au moment crucial. Le remorqueur local Stanford Hawk, arrivé le 31 juillet, était dépourvu de treuil de remorquage et le VB Cartier, avec une traction de 60 tonnes, s'est révélé insuffisant pour un navire de 299,95 mètres. « Les sauveteurs ont misérablement échoué dans leur planification pour avoir une assistance remorqueuse appropriée sur site quand elle était nécessaire », assène le rapport. Les puissants remorqueurs Boka Expedition et Boka Summit n'ont accosté qu'après le 5 août, date à laquelle le navire montrait déjà des signes de rupture imminente.
L'absence de pompes de sauvetage dès le premier jour a forcé l'usage des pompes de ballast pour transférer l'eau de la salle des machines et remplir la soute n° 8. À partir du 5 août minuit, ces pompes étant submergées, seules des tuyaux d'incendie ont été employés, avec un effet « très mineur ». Malgré 7 500 tonnes d'eau ballast pompées dans la soute n° 8, celle-ci n'a pu stabiliser le navire. L'arrière a commencé à s'asseoir sur le fond le 7 août en raison de déformations de la coque, tandis que la partie avant, jusqu'à la soute n° 8, flottait librement le 8 août. Des fissures se sont multipliées : sur le flanc tribord de la soute n° 8, puis à bâbord, et sur le pont entre la soute n° 9 et les logements, affaiblissant davantage la structure.
Le 5 août, les 10 derniers membres d'équipage ont été évacués sur conseil des sauveteurs et le 6 août, une évacuation par hélicoptère a été requise alors que la rupture était imminente. « On peut dire sans se tromper que les sauveteurs connaissaient le sort du navire, observant impuissants sans la possibilité de prendre des actions concrètes pour le sauver et protéger l'environnement en l'absence d'assistance remorqueuse », conclut la commission.
COVID et inertie réglementaire
Les autorités locales, de leur côté, ont manqué de proactivité. Il a fallu plusieurs jours pour qu'elles montent à bord : la procédure d'enquête préliminaire n'a été initiée que le 6 août et la première inspection n'a eu lieu que le 9 août. Pendant la première semaine d'août, le navire avait déjà dérivé de 750 mètres, confirmant qu'il flottait partiellement. Avec une traction adéquate, « le navire aurait pu être tiré hors des récifs ou au moins empêché de bouger, assurant sa stabilité en attendant les remorqueurs marins sur le site du sinistre ».
La Direction du port de Maurice a hésité à fournir des remorqueurs, craignant la fermeture du port. De plus, malgré des tests PCR négatifs pour la COVID-19 effectués le 28 juillet sur l'équipage (le navire étant en mer depuis onze jours), les autorités ont invoqué les restrictions sanitaires pour justifier leur absence à bord. « Les autorités locales (NCG & Transport maritime) n'ont pas dépêché leurs officiers à bord pour faire leur propre évaluation de l'état du navire et mener une évaluation des risques de déversement de pétrole », reproche l'enquête, qui note qu'elles se sont fiées aux rapports du capitaine du navire et du capitaine de sauvetage.
Défaillances environnementales et leçons d'incidents passés
L'évaluation initiale des autorités limitait le scénario à une réponse de niveau 1 (déversement < 10 tonnes), ignorant les risques réels. Aucune pression n'a été exercée sur les sauveteurs pour produire une évaluation des risques actualisée. Maurice, partie à la Convention internationale sur le sauvetage depuis 2002, transpose ses exigences dans la législation nationale, soulignant que « les opérations de sauvetage doivent être efficaces et opportunes » pour la sécurité du navire et la protection de l'environnement. Pourtant, « les sauveteurs n'ont pas pris d'actions expéditives et opportunes pour être sur le site du sinistre peu après la signature du formulaire LOF ».
L'invocation immédiate de la clause SCOPIC (annexe à la LOF pour les risques de pollution) indiquait une conscience des dangers, mais l'article 9 de la Convention permettait à l'État côtier de donner des directives aux sauveteurs. « Malheureusement, sans expérience technique adéquate en sauvetage, Maurice n'a pas utilisé cette disposition disponible pour protéger suffisamment son environnement marin », regrette la commission.
Des barrages flottants ont été déployés dès le 1er août pour protéger le parc marin et les sites Ramsar, mais ils étaient inadaptés : « Les vagues et vents prévalant dans la région sud-est ont drastiquement réduit l'effet des barrages en raison de leurs jupes basses. Au lieu de cela, le déploiement de barrages océaniques aurait été plus approprié, mais aucun n'était immédiatement disponible ».
Erreur humaine et effondrement du système
Le document accablant, fruit d’audiences menées pendant plusieurs mois, attribue l’accident à une « erreur humaine totale » et à un « effondrement complet du système de management » à bord du MV Wakashio. Sans dysfonctionnement technique, le grounding du navire – à l’origine de la marée noire – résulte d’une négligence flagrante des officiers responsables, selon le rapport.
L’enquête met en lumière un contexte de « distraction » généralisée parmi les officiers sur le pont lors de la veille fatidique. « Le naufrage n’est pas le résultat d’une défaillance du moteur ou d’un équipement. Les facteurs causaux du grounding sont le résultat direct d’une distraction déclenchée par de nombreux facteurs sous-jacents et peuvent être entièrement attribués à l’erreur humaine », écrit la commission.
Le chef d’officiers, responsable de la veille, est particulièrement ciblé. « En ne suivant pas les procédures appropriées et les principes de base de la navigation, l’officier de quart n’a pas exercé diligemment ses fonctions. Son comportement négligent et irresponsable équivaut à une défection de devoir », assène le rapport.
La présence du capitaine sur le pont est également pointée comme un « facteur contributif matériel » à l’accident. La commission relève une « relation de dépendance mutuelle » : le chef d’officiers bénéficiait de l’aval du capitaine pour utiliser son téléphone mobile, tandis que ce dernier attendait d’emprunter l’accès internet via le hotspot du subordonné.
Cette dynamique a favorisé un climat de « comportement insouciant », où « ni le chef d’officiers ni le capitaine n’étaient à la barre pour mener une veille de navigation sûre, comme attendu d’officiers qualifiés et expérimentés ». Le chef mécanicien, également présent, est impliqué dans cette chaîne de distractions : tous trois étaient « constamment concentrés sur leurs téléphones mobiles » au détriment des « devoirs de navigation ».
Le rapport souligne ainsi une violation du « principe cardinal immuable de diligence » découlant des responsabilités déléguées par le capitaine, garant de la sécurité du navire.

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