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Rama Sithanen, ancien ministre des Finances et économiste : « Un Budget d’austérité sera très mauvais pour la relance de l’économie »

Nous vivons actuellement une situation dramatique économiquement et socialement, affirme Rama Sithanen. Dans un tel contexte, la priorité des priorités, estime-t-il, est de relancer notre économie à court terme et d’entamer sa transformation à moyen terme. Dans la même foulée, il insiste qu’il ne faudrait pas que le ministre des Finances joue trop la carte politique avec le Budget.  

Le Budget sera présenté ce vendredi 11 juin. Comment le ministre des Finances doit-il vivre ce moment en sachant les défis socio-économiques que le pays devra relever ?

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Soyons honnêtes ! Peu de Mauriciens voudraient être à la place du ministre des Finances en ce moment. La situation est extrêmement compliquée et sans précèdent. Je ne pense pas que le gouvernement aura beaucoup plus que Rs 100 milliards de recettes, excluant les transferts de la Banque de Maurice. Les dépenses du ‘consolidated fund’ seraient peut-être autour de Rs 150 milliards sans compter le montant dans les fonds spéciaux hors Budget. Donc, il y a un potentiel déficit massif à financer.

Le ministre des Finances est un homme public et il devra assumer ses responsabilités. Il doit faire des choix difficiles, mais lucides. C’est à lui de définir ses priorités. Mais, une chose est sûre : il ne pourra pas satisfaire tout le monde. Il devra penser au pays d’abord, ce qui est bien pour Maurice sur le court, le moyen et le long terme. 

D’abord, pour résoudre les graves problèmes auxquels nous faisons face, il devra accepter que nos principaux fondamentaux économiques et sectoriels sont mauvais ou très mauvais. Et prendre les mesures pour guérir le malade. Ce n’est pas uniquement sa faute car certaines des difficultés structurelles et cycliques ont été amplifiées par la Covid-19. Cependant, la croissance n’a pas dépassé la barre des 4 % depuis plusieurs années. Car nous avons des problèmes structurels comme le vieillissement de la population, les dépenses et les dettes trop élevées, des exportations en déclin, la baisse de productivité et la perte de compétitivité, entre autres. 

Le ministre des Finances devrait surtout être crédible. Pour ce faire, il doit jouer la carte de la transparence, de la vérité, de la clarté et de la bonne gouvernance et être franc avec le pays. Il ne pourra pas dissimuler des chiffres çà et là car tout finira par se savoir. Pas de ‘colourable device’, de ‘window dressing’ et de ‘stealth statistics’ pour masquer les réalités économiques, budgétaires et fiscales. Il ne faudrait pas que le ministre joue trop la carte politique avec le Budget alors que nous vivons actuellement une situation dramatique économiquement et socialement. Il faut qu’il soit responsable. Surtout pas de démagogie.

Le ministre des Finances n'a aucune marge de manœuvre, est-on tenté de dire. Outre la contraction des recettes fiscales, il devra faire preuve de discipline financière et ne pourra se tourner vers la Banque de Maurice pour obtenir des fonds. Dans ce contexte de relance, un Budget placé sous le signe de l'austérité est-il concevable ? 

Trois fois non ! Un Budget d’austérité sera très mauvais pour la relance de l’économie. Je ne crois pas que dans la situation actuelle, nous devons devenir des extrémistes et des fanatiques de la consolidation fiscale à n’importe quel prix. Surtout qu’il nous faut relancer et transformer l’économie. Évidemment, je suis très inquiet par la dette qui augmente dramatiquement, mais la priorité du jour est la relance de notre économie à court terme et sa transformation à moyen terme. 

Ceci dit, le pays doit se préparer à un ajustement budgétaire et à une consolidation fiscale. Mais, je ne crois pas qu’aujourd’hui, c’est le moment idéal pour le faire. Même le FMI le dit. Il faut être honnête. A part imprimer de l’argent et réduire les dépenses drastiquement, le ministre des Finances n’a pas de choix que d’augmenter la dette pour relancer et transformer l’économie. Il faut le faire avec discernement et vision.

Je trouve injuste que le secteur privé souhaite des réformes au niveau du secteur public alors qu’il n’en fait pas.

Sa marge de manœuvre dépendra de ce qu’il fera et de ses objectifs. Ce sera impossible de plaire à tout le monde. Il lui faudra une liste prioritaire. Ses mesures pour relancer l’économie doivent être ciblées, sélectives, temporaires, ‘timely’ et efficaces. Il ne pourra pas sauver tout le monde. Dans une situation de ‘disruption’ où tout est remis en question, il ne peut pas continuer à réfléchir de façon historique et linaire. ‘He must be disruptive in his strategy.’

Il veut réduire les dépenses de 25 %. Je ne suis pas sûr qu’il y arrive. Mais, admettons qu’il parvient à baisser les dépenses de l’ordre de 4 % du produit intérieur brut, cela lui fera économiser Rs 18 milliards. Il y a des dépenses qui sont incompressibles comme le service de la dette et les pensions des anciens fonctionnaires. 

Va-t-il revoir les dépenses dans les six postes stratégiques de l’État – qui concentrent environ 85 % des dépenses en sus du service de la dette comme la sécurité sociale, l’éducation, la santé, la police, les transferts vers les collectivités locales ou encore les pensions des anciens fonctionnaires ? Est-ce qu’il coupera dans le budget de développement ? 

On ne sait pas s’il utilisera la Banque de Maurice comme un guichet automatique et continuera à imprimer de l’argent pour financer son déficit ou s’il écoutera le FMI et la Banque Mondiale. Ou utilisera d’autres subterfuges pour augmenter les recettes.

Il doit impérativement maîtriser les dépenses et il lui reste des fonds hors budget qu’il n’a pas utilisé cette année. Cela étant, il y a les dividendes de la croissance s’il arrive à stimuler l’économie. Et un meilleur ‘ burden sharing’ dans le sauvetage des entreprises pour réduire le fardeau du secteur public.

Renganaden Padayachy table sur un Budget qui alliera les objectifs de relance et les réformes. Ces deux thématiques sont-elles conciliables ?

Lisez les paragraphes 21 et 24 du dernier Budget. C’est très révélateur. Il avait dit exactement la même chose. Mais rien n’est arrivé. Ce n’est pas nécessairement sa faute car nous avons eu un premier confinement et un second lockdown qui n’ont pas permis à ce qu’on ouvre le pays. Cela dit, on ne juge pas un ministre des Finances sur ce qu’il dit ou prévoit de faire, mais sur ses résultats et ses réalisations. 

Les objectifs du dernier Budget de Renganaden Padayachy étaient la relance de l’économie et de l’investissement, les réformes majeures et assurer l’inclusion et le développement durable. C’est exactement ce qu’il faut faire cette année. Rien n’a changé. 

Fondamentalement, il y a trois grands thématiques : d’abord définir clairement une stratégie de sortie (exit strategy) ; ensuite exécuter une stratégie de relance (Bounce Back Strategy) qu’on appelle le Stimulus Package ; et enfin mettre en place une stratégie de réforme et de transformation de l’économie. La feuille de route doit inclure le changement climatique et l’inclusion. 

Faut-il comprendre que ces trois stratégies marchent de pair ?

En effet ! Sans une stratégie de sortie claire, il serait difficile de mettre en place une stratégie de relance. De même, une stratégie de relance, à travers un Stimulus Package à court terme, n’aura pas d’effet sur nos problèmes structurels. Nous courons un grand risque de ‘throw good money after bad money’ s’il n’est pas stratégique dans sa démarche. C’est pourquoi il doit faire un choix judicieux entre l’enveloppe pour la relance et les moyens financiers pour la réforme et la transformation de notre économie pour consolider les secteurs existants, pour la diversification et la transformation. Il doit donc être sélectif et mettre de l’argent dans l’économie bleue, l’économie verte, l’économie circulaire, une certaine sécurité alimentaire, la technologie, l’intelligence artificielle, et l’économie digitale. Ce sont des secteurs et des métiers de l’avenir qui ne représentent aujourd’hui pas grand-chose dans l’économie du pays. 

Je ne crois pas que dans la situation actuelle, nous devons devenir des extrémistes et des fanatiques de la consolidation fiscale à n’importe quel prix.

Quels sont les erreurs à éviter dans le Budget ? 

La plus grande erreur que le ministre des Finances peut faire c’est avoir des dépenses très élevées, financées par des taxes élevées, une dette insoutenable et l’impression irresponsable de la monnaie. 

Il faudra éviter de faire de Maurice une ‘ high tax and a high cost jurisdiction’. Ce qui effarouchera tous les investisseurs. 

Et de réaliser que sans un ‘bold reform and transformation agenda’, le stimulus package ne donnera pas de grands résultats. C’est nécessaire, mais pas suffisant pour sortir du marasme. 

Vous avez été l’initiateur des réformes de 2006. Aujourd’hui, à quoi peut-on s’attendre quand on parle de deuxième et troisième générations de réformes ?

Il y a tout un chantier de réformes à mettre en place, qu’on l’appelle de deuxième ou troisième générations.  

Une grande faiblesse, c’est la détérioration dans l’exportation de nos biens et services depuis plusieurs années. Ce qui a causé un problème de balance extérieure. Cette situation a débouché sur une pénurie de devises. Il faut renverser ce déclin au niveau extérieur. 

Autre problème : la fragilisation de nos secteurs existants : textile, zone franche manufacturière, sucre et pêche. Et maintenant le tourisme et le global business. De plus, nous n’avons pas eu de nouveaux secteurs productifs pour diversifier notre base économique. Rien depuis les années 90 quand on a commencé le Global Business. On n’attire pas assez d’investissements privés dans des activités économiques productives.

Le secteur du Global Business est aujourd’hui sur trois listes : liste grise du GAFI, liste noire de l’Union européenne et High-Risk Third Countries du Royaume-Uni. Sans compter que nous nous ne sommes pas encore remis de l’abolition du traité Inde-Maurice et que nous devons faire face à la concurrence avec d’autres pays. Il y a un besoin de transformer le ‘business model’ du global business surtout avec la menace du ‘ minimum global effective corporate tax rate’.

Nous avons une baisse de productivité à tous les niveaux, des ‘ bottlenecks’ sur le marché du travail, les réformes pour assurer la pérennité desRama Sithanen systèmes de pension et la bombe démographique avec ses effets sur la population active et les pensions. Nous sommes en retard à adopter la technologie et l’innovation, l’économie digitale, la Fintech, l’intelligence artificielle. Nous en parlons, mais nous tardons à passer à l’action. Idem pour la sécurité alimentaire, l’économie bleue, verte et circulaire. Too much talk not much action. 

On ne retournera pas à la situation d’avant 2019. 
D’où l’importance pour que le ministre des Finances ait une approche holistique en tenant 
compte de l’intérêt national. 

Il faudrait aussi réformer le secteur public pour maîtriser les coûts, éliminer les gaspillages et augmenter l’efficience et l’efficacité. Éliminer les projets de prestige sans aucune raison économique ou financier, combattre la fraude et la corruption et mettre en place ce que recommande le rapport de l’audit tous les ans mettre de l’ordre dans nos corps paraétatiques dont un bon nombre font tous la même chose. La Banque Mondiale recommande à ce que Maurice « do more with less ». Or, à Maurice, nous faisons « less with more ». 

Une réforme du secteur privé est aussi nécessaire. Je trouve injuste que le secteur privé souhaite des réformes au niveau du secteur public alors qu’il n’en fait pas. Pourtant, plusieurs secteurs ont besoin d’être consolidés, transformés et intégrés. 

Il faut qu’il investisse dans des activités économiques productives et non dans les IRS/RES et des ‘rent seeking activities’ essentiellement. L’autre grand débat, c’est le changement climatique. L’inclure d’une façon durable dans notre modèle de développement. Et aussi l’inclusion pour que la richesse créée soit mieux distribuée.

Selon le dernier MCB Focus, le pays connaîtra une croissance de 4,8 % en 2021 avec un PIB aux prix du marché de Rs 461 milliards. Peut-on faire mieux dans le contexte actuel ?

Il est difficile de dire quel taux de croissance on aura avec ce deuxième confinement qui est venu retarder l’ouverture des frontières. Tout dépendra de ce que fera le gouvernement. Il y a trois choses à faire.  D’abord, il faut décider quand on enlèvera le confinement chez nous et dans quelles conditions. N’oublions pas qu’un bon nombre d’activités économiques chez nous ne fonctionnent toujours pas. 

Ensuite, nous devons ouvrir nos frontières en mettant l’accent sur trois points : quand, comment et avec quelles conséquences. Je ne pense que nous devrons laisser tout le monde entrer au pays, surtout avec la situation qui est grave en Afrique du Sud, en Inde et La Réunion. A la question des frontières s’ajoute aussi celle de la décision de laisser les Mauriciens partir à l’étranger. La situation ne dépend pas uniquement de Maurice, mais aussi des autres pays. 

Il convient de savoir si le gouvernement poursuivra son effort pour le paiement du Wage Assistance Scheme et du Self-Employed Assistance Scheme quand le pays rouvrira ses frontières. Or, pour certaines activités, on aura à attendre au moins deux ans avant un retour à la normale. Il est clair que si on enlève ce soutien, il y aura beaucoup de ‘casualties’.

En troisième lieu, il s’agira de trouver le bon équilibre entre le Stimulus Package et l’agenda pour la transformation et les réformes économiques. On ne retournera pas à la situation d’avant 2019. Le monde a changé. D’où l’importance pour que le ministre des Finances ait une approche holistique en tenant compte de l’intérêt national. Il devra faire des choix judicieux et stratégiques entre les secteurs existants et la transformation économique. 

Taxer les plus riches est-ce la solution dans la conjoncture actuelle? 

Beaucoup des riches pensent qu’ils sont pauvres (rires). Je pense que chaque personne doit payer son « fair share of taxation ».

Cela dit, une problématique demeure : comment attirer les investisseurs et les compétences d’ailleurs si notre taxe est trop élevée ?

Nous sommes le seul pays au monde où après un barème de 15 %, le taux augmente à 40 % immédiatement. C’est un ‘steep cliff ’ fiscal qui décourage l’effort, le travail, l’investissement, les talents étrangers et encourage le ‘tax planning’ agressif. D’ailleurs, la Contribution Sociale Généralisée (CSG) et le Solidarity Levy ont poussé bon nombre d’étrangers à quitter le pays. De plus, pour la première fois dans l’histoire du pays, le secteur privé a engagé des poursuites contre le gouvernement car la CSG a mis tout le monde en colère.

 
Dans les circonstances actuelles où nous sommes à genoux et où nous avons besoin d’investisseurs pour relancer l’économie, est-ce le moment propice pour les fâcher et les décourager ?

Il y a des ballons sondes sur toutes sortes de taxes que le ministre va introduire. 

Je suis en faveur d’une taxe raisonnable, mais avec une base d’imposition plus large. C’est d’ailleurs ce qui a fait le succès de Maurice. Le ministre des Finances dispose deux options : taxer beaucoup peu de gens ou taxer raisonnablement plus de gens d’une façon progressive. Il faut trouver l’équilibre entre le taux de taxation et la base imposable. 

L’État providence a toujours suscité les débats. Les plus libéraux sont pour le ciblage, alors que les socio-démocrates sont pour son maintien arguant avec justesse qu'elle a favorisé le développement humain du pays. Vos commentaires ?

C‘est une grande ironie ! Tout le monde défend les pauvres alors que notre État providence continue à protéger les riches et la classe moyenne. L’État providence est aujourd’hui anti-pauvres et anti-lower middle income group. La part dédiée à ces deux classes sociales est significativement plus basse que le pourcentage de pauvres et des personnes de la classe moyenne inférieure au sein de la population. Ceux qui gagnent avec ce système vont défendre leurs positions et ne voudront pas de changement. Et ce sont ces mêmes personnes qui se disent être des grands défenseurs des pauvres.

Une politique se juge sur les résultats et non sur ses objectifs. Les résultats sont mauvais pour les pauvres et les lower middle income group. C’est tellement évident !

Nous sommes le seul pays au monde où après un barème de 15 %, le taux augmente à 40 % immédiatement.

 

 

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