
Malgré une soif de renouveau, le paysage politique mauricien reste figé : les partis traditionnels conservent leur hégémonie, portés par l’histoire, les réseaux et le financement, tandis que les émergents peinent à s’enraciner durablement. Tour d’horizon.
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Le paysage politique mauricien évolue sans pour autant connaître de véritable rupture. Les récentes élections municipales du 4 mai 2025, dans le sillage des législatives de novembre 2024, confirment cette tendance avec la domination écrasante de l’Alliance du Changement : 117 sièges sur 120 aux municipales après le raz-de-marée du 60-0. Face à cette hégémonie, l’opposition se trouve réduite à sa plus simple expression, ne remportant que trois sièges municipaux, dont un pour le Reform Party et un pour En Avant Moris.
Ce résultat révèle un paradoxe : malgré un contexte socio-économique propice à l’émergence de nouvelles voix, les électeurs continuent de privilégier des coalitions issues de la recomposition des forces traditionnelles. Même l’absence du Mouvement socialiste militant (MSM) et du Parti mauricien social-démocrate (PMSD), entre autres composantes de l’Alliance Lepep, lors des municipales n’a pas permis aux partis extraparlementaires de profiter de cette opportunité historique.
L’héritage historique
Comment l’expliquer ? Pour comprendre cette persistance, il faut explorer les racines historiques des partis établis. L’histoire politique mauricienne contemporaine s’est construite autour des luttes syndicales incarnées par des figures comme Emmanuel Anquetil, Maurice Curé, Guy Rozemont et Sir Seewoosagur Ramgoolam pour le Parti travailliste (PTr). Le Mouvement militant mauricien (MMM) continue d’invoquer son rôle historique dans le « vent de changement de 1982 ». Cet ancrage dans la mémoire collective forge un attachement durable qui transcende souvent les déceptions politiques.
Comme l’observe Stefan Gua, de Rezistans ek Alternativ (ReA), « l’adhésion à un parti politique pour ses valeurs et idéologies contient les éléments d’une pérennisation plus grande », expliquant la résilience de formations comme le PTr et le MMM « malgré les défections et les secousses ». Ce patrimoine politique, que les nouvelles formations peinent à égaler, se transmet de génération en génération : « L’attachement à l’idéologie qui fut jadis leur socle ne s’estompera pas. »
Il s’attarde sur le cas spécifique de ReA. « Le soutien à ReA lors des élections s’est beaucoup construit sur l’identification aux combats du parti pour la défense de l’écologie et son ancrage auprès de la classe ouvrière. » Stefan Gua avertit : « Si les partis émergents ne s’ancrent pas dans des luttes profondes auxquelles s’identifie la masse populaire, ils ne perdureront pas. »
Tentatives de renouvellement
Mais est-ce vraiment le cas ? Alain Laridon rappelle une tentative passée de renouvellement politique : « On a vu la naissance du MMMSP de Dev Virahsawmy et de son ‘Soley Ruz’. Notre histoire politique a connu quelques noms célèbres, hormis ceux que nous connaissons déjà, tels qu’Anauth Beejadhur, le Dr Émilien, le Dr Forget, Marcel Cabon, Malcolm de Chazal, Jean Herenne avec son ‘Tension Caiman’, le pandit Ramnarain, Hassenjee Jeetoo. Cela pour dire que nous étions des militants qui aimions profondément notre pays. »
Cette jeunesse militante, dit cet ancien ambassadeur de Maurice au Mozambique, avait « cette envie de réussir, de rassembler, de nous sentir patriotes, comme une seule famille. Ce n’était pas de l’utopie ». Il y avait un idéal, un amour pour la patrie et aussi un espoir pour un avenir meilleur, selon Alain Laridon. « On avait un seul langage : militer pour notre jeunesse. »
C’est ainsi qu’avec la naissance du MMMSP, il y a eu un vent de changement dans la mentalité des jeunes, affirme-t-il. Pourtant, malgré cet élan, le MMMSP n’a pas réussi à s’imposer durablement face aux partis établis, un exemple, parmi tant d’autres, de la difficulté de transformer une dynamique en force politique durable.
La jeunesse comme vecteur de changement ?
Cependant, l’observateur Faizal Jeerooburkhan, membre de Think Mauritius, a bon espoir d’un changement. « Dans l’ensemble, les jeunes électeurs sont plus préoccupés par la démocratie, la méritocratie, les droits humains, la liberté d’expression, la bonne gouvernance, la justice sociale, l’emploi, la protection de l’environnement et le changement climatique. De ce fait, ils sont plus enclins à apporter leur soutien aux partis émergents qui partagent plus ou moins les mêmes idéologies », analyse-t-il.
Stefan Gua se montre plus nuancé. « C’est vrai que ces temps-ci, nous avons assisté à l’apparition de plusieurs partis émergents qui, il faut le reconnaître, semblent pour beaucoup vouloir simplement profiter de l’essoufflement des partis historiques, ou encore du dégoût d’une frange de la population pour la chose politique. Une adhésion solide et pérenne ne peut reposer sur ces considérations, même si un soutien conjoncturel est possible », explique-t-il. Et bien qu’il reconnaisse qu’il puisse « exister une prédisposition de la jeunesse à soutenir un parti émergent, cela ne suffit pas en soi ». D’ailleurs, ajoute Faizal Jeerooburkhan, « l’électorat se méfie souvent des nouveaux venus sur la scène politique, surtout quand ils apparaissent soudainement à la veille des élections ».
Patrick Belcourt, leader d’En Avant Moris, abonde dans le même sens. Il porte un regard lucide sur le potentiel de la jeunesse comme vecteur de changement : « Cela dépend de la socialisation, des intérêts socio-économiques et personnels des jeunes. Il existe un discours politique dans notre pays selon lequel le changement politique consiste principalement en l’alternance des partis mainstream au gouvernement, à la faveur de coalitions diverses et variées. Le système des partis est devenu synonyme de l’hégémonie d’une poignée de partis, au leadership héréditaire, qui se relaient au pouvoir depuis l’Indépendance, voire avant. »
Selon lui, « ce discours politique est sans doute majoritaire dans l’électorat de ceux qui appartiennent aux générations qui ont connu les “années de braise” et de ceux, plus jeunes, qui ont été socialisés dans cette optique, car c’est après tout la partie active de l’électorat ». Ainsi pour Patrick Belcourt, cela dépend des jeunes. « Nous devons donc cibler les jeunes en fonction de leur socialisation, pour d’abord les inviter au dialogue. Quant à notre avenir, nous ne pouvons qu’observer comment les électeurs perçoivent l’effort de fidélité ou la compromission par rapport aux engagements originaux des uns et des autres. »
Toujours est-il que sans structures solides pour permettre son propre renouvellement, un parti, qu’il soit historique ou émergent, ne tiendra pas longtemps, estime Stefan Gua. Serait-ce ce qui explique la longévité des partis traditionnels ?
L’historien et observateur politique Jocelyn Chan Low est d’avis que les partis traditionnels sont avant tout des partis personnels et souvent familiaux. Ils sont capables de se reconfigurer au gré des coalitions tout en préservant leurs structures fondamentales. D’ailleurs, souligne Faizal Jeerooburkhan, « les alliances stratégiques ponctuelles ont aidé certains partis à garder le pouvoir pendant de longues années ». Patrick Belcourt parle, lui, de « régime républicain héréditaire qui s’assume ».
Roshi Bhadain, leader du Reform Party, va plus loin, en évoquant une « politique de la peur » : « Les partis traditionnels font volontairement peur en appuyant sur le fait que si l’électorat choisit les partis émergents, ils vont en payer les conséquences ou être sanctionnés à n’importe quel niveau de leur vie. Ou alors qu’il existerait un manque d’opportunités pour eux ou leurs proches. » Pour lui, il est clair que « les partis traditionnels poussent les gens à vivre dans une bulle de frayeur, ce qui les oblige à ne pas soutenir les partis émergents, même s’ils en ont envie ».
Le nerf de la guerre
Toutefois, le véritable nerf de la guerre est le financement. Selon Patrick Belcourt, « les grands bailleurs de fonds, en règle générale, privilégient les partis mainstream avec lesquels ils ont pu tisser des relations mutuellement bénéfiques au cours des 5/6 dernières décennies. Les marqueurs d’identité partisane, issus de ces partis mainstream, demeurent très ancrés dans le terreau culturel et affectif des relations socio-politiques et socio-économiques des Mauriciens ».
Cette disparité financière se traduit directement dans la capacité de mobilisation et de visibilité médiatique. Malgré leurs efforts sur les réseaux sociaux, les partis comme le Reform Party et En Avant Moris ne peuvent rivaliser avec l’omniprésence des formations traditionnelles dans l’espace public et médiatique mauricien. Les deux sièges obtenus aux municipales, bien que symboliquement importants, témoignent de cette difficulté à convertir l’adhésion intellectuelle d’une partie de l’électorat en succès électoral significatif. Selon Patrick Belcourt, « il faut beaucoup de temps, d’investissement, une éducation civique pour que les électeurs en viennent à connaître et à s’approprier les thématiques et les slogans des nouveaux partis ».
L’absence persistante de réformes électorales constitue un verrou institutionnel majeur freinant l’émergence de nouvelles forces. Malgré les observations encourageantes de Jocelyn Chan Low, après les dernières législatives, sur les « bons scores » des partis de Roshi Bhadain et Patrick Belcourt, les résultats des municipales de 2025 démontrent que « l’espace démocratique à conquérir » reste théorique.
Ce statu quo est aidé, commente Faizal Jeerooburkhan, par le système électoral basé sur le First Past The Post (FPTP), qui permet aux partis traditionnels de se maintenir au pouvoir au détriment des jeunes partis émergents « malgré leurs programmes novateurs, leur maîtrise des outils de communication numérique et des réseaux sociaux, et leurs engagements politiques véridiques ». « En l’absence de lois sur le financement des partis politiques, ils ont accumulé des fortunes colossales venant de leurs bases populaires et des sponsors avec de gros moyens financiers leur permettant de combattre leurs adversaires politiques », explique-t-il.
Reste que Faizal Jeerooburkhan estime que l’écosystème actuel ne pourra pas éternellement durer. Les risques d’une fragmentation croissante sont bien réels chez les grands partis politiques pour plusieurs raisons, selon l’observateur politique. « Ces partis sont constamment agités par des conflits internes, des alliances contre-nature et instables, des ruptures et des recompositions fréquentes, des leaders dynastiques indéboulonnables aux ego surdimensionnés, le transfugisme. Le déclin du MMM durant les dernières décennies illustre bien cela. »
Pour lui, l’avenir politique des partis politiques dépendra des réformes que le gouvernement compte apporter au système électoral. L’adoption d’une dose de proportionnelle pour corriger les anomalies du FPTP pourrait favoriser l’émergence des jeunes partis politiques, soutient-il. De plus, avance-t-il : « Les nouvelles lois telles que le Registration of Political Party Act et le Financing of Political Parties Act pour un contrôle strict des statuts et des financements des partis pourraient sonner le glas de la suprématie des grands partis politiques. »
Roshi Bhadain insiste : « Tant que le système ne touchera pas directement les citoyens, ils ne réagiront pas. Il faut leur ouvrir les yeux et leur faire comprendre qu’il faut qu’ils quittent leur zone de confort et agissent en tant que citoyens. Au Reform Party, nous sommes arrivés à maturité et prêts pour être l’alternance. » Pour lui, « les forces de l’univers vont comploter pour amener ce vrai changement de notre système qui est nécessaire au pays. »
Le mot de la fin revient à Jocelyn Chan Low : « Il y a une perte de crédibilité des partis traditionnels depuis 2014, il n’y a presque plus de ‘hard core’, il y a des indécis, on vote contre une personne, pas pour une personne. Les leaders politiques sont vieillissants. Le vide ne dure jamais en politique. »
Le « natural wastage »
Le concept de « natural wastage » révèle deux interprétations distinctes dans l’analyse politique mauricienne contemporaine. Selon l’historien Jocelyn Chan-Low, ce phénomène correspond essentiellement à une dispersion significative des suffrages. « Lors de chaque consultation électorale, nous observons une catégorie d’électeurs désireux d’exercer leur droit civique, mais réticents à accorder leur confiance aux figures politiques établies, omniprésentes et vieillissantes du paysage politique. Ainsi, plutôt que de voter blanc, ces citoyens préfèrent reporter leurs voix sur des candidats indépendants ou des formations locales. Ces suffrages, bien que voués à ne pas influencer directement le résultat final, représentent néanmoins l’expression légitime d’un droit démocratique fondamental. »
Il souligne par ailleurs que cette dissémination des votes affaiblit considérablement les partis émergents qui commencent à peine à faire entendre leur voix et qui jouent pourtant un rôle essentiel dans l’équilibre démocratique en tant que contre-pouvoir.
Pour Roshi Bhadain, « notre pays atteindra inévitablement un point de bascule caractérisé par un véritable ‘natural wastage’. Les dirigeants actuels des formations politiques traditionnelles ne peuvent prétendre à l’éternité politique, et un déclic sociétal deviendra inéluctable ».

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