
Vendredi soir, Maurice a frôlé la panne généralisée. Derrière cet incident, c’est toute la fragilité d’un système énergétique vieillissant qui se révèle. Entre turbines obsolètes, transition manquée et délestages programmés, Maurice découvre le prix de décennies d’atermoiements.
Publicité
Vendredi soir, peu après 17 heures, Maurice a retenu son souffle. Plusieurs moteurs tombent simultanément en panne dans les centrales thermiques de Savannah et Belle-Vue. La conséquence est immédiate : un déficit de 55 MW qui met en péril l’équilibre du réseau. Pour les ingénieurs du Central Electricity Board (CEB), c’est une course contre la montre.
En quelques minutes, l’alerte rouge est décrétée et les gros consommateurs sont appelés à réduire leur demande. Dans 14 hôtels, les générateurs prennent le relais. Les tensions montent : si la consommation dépasse la capacité restante, c’est le blackout généralisé. Le soulagement n’arrive que vers 19 heures, lorsque la demande retombe légèrement et que le réseau retrouve une marge fragile. Le pic atteint alors 432,2 mégawatts. En deux heures, Maurice aura frôlé l’obscurité totale.
Au téléphone, Thierry Ramasawmy, responsable de communication du CEB, revient sur ces heures critiques. « Dans la soirée du vendredi 3 octobre nous avons connu un moment de panique », reconnaît-il. Ce geste de 14 établissements hôteliers, qui ont basculé sur leurs générateurs, a permis de soulager le réseau au moment le plus tendu. Sans cette bascule volontaire, l’équilibre fragile entre offre et demande aurait pu céder, plongeant l’île dans l’obscurité.
« Les producteurs ont donné leur engagement que les travaux de réparation des moteurs en panne seront effectués rapidement afin que lundi tout revienne à la normale », ajoute Thierry Ramasawmy. Il précise que les ingénieurs du CEB travaillent en étroite coordination avec les producteurs indépendants pour remettre en état les unités défectueuses.
Un système à bout de souffle
Mais au-delà de ces réparations techniques, c’est une vigilance de tous les instants qui s’impose. « Le CEB est sur le qui-vive pour éviter tout risque de coupures », assure le responsable de communication. Une situation qui appelle aussi à une responsabilité partagée. « Nous demandons à la population de faire preuve de collaboration. Le ministère de l’Énergie ainsi que le CEB lanceront bientôt une campagne de sobriété nationale avec la presse et les médias. L’objectif est de sensibiliser le public à la situation et d’appeler à la responsabilité collective. »
L’incident de vendredi soir n’est pas isolé. Depuis plusieurs mois, les pannes se multiplient et révèlent des faiblesses structurelles. La maintenance des moteurs accuse des retards importants, certains équipements étant restés trop longtemps sans révision. Le constat est encore plus inquiétant lorsqu’on examine l’âge du parc : environ 230 MW proviennent de turbines âgées de 15 à 37 ans, qui fournissent 36 % de la demande. Ce vieillissement réduit leur fiabilité et augmente les risques de pannes soudaines.
Le problème est aggravé par une gouvernance incertaine : depuis dix mois, le CEB fonctionne sans General Manager confirmé, une vacance qui pèse sur la prise de décision stratégique et fragilise la réactivité en cas de crise. Avec des dettes supérieures à Rs 7 milliards, l’établissement est engagé dans une course contre la montre. Des investissements d’environ Rs 18 milliards sont prévus sur les cinq prochaines années.
La menace du délestage
Dans ce contexte, la question centrale s’impose : que se passerait-il si, à l’approche de l’été, la demande augmentait comme prévu, ou si une autre centrale tombait en panne au même moment ? Les projections du CEB sont alarmantes. Selon les données officielles, la consommation pourrait atteindre un pic de 600 MW lors des fêtes de fin d’année. Or, la marge de sécurité est déjà réduite.
En début d’année, avec le prolongement de l’été, les producteurs ont été mis à rude épreuve. Le CEB avait anticipé une demande maximale de 544 MW pour l’année. En février, un pic d’environ 568 MW a été atteint. À l’arrivée de l’été 2025-26, une nouvelle poussée est attendue, avec plus de 100 000 climatiseurs tournant à plein régime.
Le 8 août dernier, le Premier ministre adjoint Paul Bérenger ne mâchait pas ses mots face à la presse : « J’ai archi-dit : nous nous dirigeons vers une crise, on ne renouvelle pas nos équipements, on ne planifie pas comme il se doit. Maintenant, la crise est là. Pour la première fois, il y a quelques semaines, on a eu des coupures par manque d’électricité. »
Son diagnostic était sans appel : « Je pense que c’est inévitable. La crise sera là à la fin de l’année. On sera obligé, comme ce fut le cas en Afrique du Sud, d’effectuer du délestage. Je souhaite avoir tort. »
Quelques jours plus tôt, le 23 juillet, le ministre de l’Énergie et des Services publics Patrick Assirvaden adoptait un ton plus mesuré : « D’ici décembre ou janvier de l’année prochaine, nous devrons ajouter, coûte que coûte, 100 mégawatts à notre réseau. Au cas contraire, le pays devrait avoir recours au délestage. »
Comment fonctionnerait le délestage ? Le scénario est simple, mais ses conséquences complexes. Le CEB annoncerait en amont qu’une région – Montagne-Longue, par exemple – serait privée d’électricité en début de soirée pour une durée de trois heures. Une fois la fourniture rétablie dans cette zone, la coupure serait appliquée ailleurs, à Goodlands par exemple.
Aussi longtemps que la demande dépasserait la production effective, le délestage resterait en vigueur. Le lendemain, Montagne-Longue serait à nouveau privée de courant plus tard dans la soirée, tandis que la coupure interviendrait plus tôt à Goodlands. Aux petites heures, une autre zone serait affectée.
Si la demande s’envolait davantage et que la production diminuait en raison de pannes, plusieurs zones pourraient être simultanément mises hors-circuit pour éviter l’effondrement du réseau. Parlant sous le couvert de l’anonymat, une source fait ressortir que le délestage est inévitable. En cause : le CEB n’a pas lancé les procédures d’appels d’offres à temps. Renverser la vapeur en si peu de temps relève de l’impossible au vu des procédures en place.
Vendredi soir, Maurice a échappé de peu à une panne généralisée. Mais ce n’est sans doute pas la dernière alerte. Sans décisions fortes et rapides, l’île pourrait être à nouveau confrontée à l’obscurité, cette fois sans échappatoire.
Sécuriser 100 MV supplémentaires d’ici décembre
À court terme, le gouvernement espère sécuriser 100 MW supplémentaires d’ici décembre 2025 pour éviter les délestages. Les mesures à court terme incluent la location d’un navire-centrale électrique, l’installation de turbines mobiles et une campagne de sensibilisation du grand public sur l’utilisation judicieuse de l’électricité.
Mais ces mesures ressemblent davantage à une course contre la montre qu’à une stratégie de long terme. D’autant que la dépendance au charbon et au fioul reste écrasante : près de 80 % de l’électricité est encore produite à partir de combustibles importés.
Les projets solaires, pourtant essentiels pour réduire la dépendance aux carburants fossiles, avancent trop lentement. Plusieurs appels d’offres n’ont pas encore abouti. La dépendance aux IPPs, principalement thermiques, freine l’intégration de nouvelles sources renouvelables.
La priorité du jour est la fourniture d’électricité. Conséquence directe : l’ambitieux projet d’atteindre 60 % d’énergies renouvelables en 2030 a été repoussé de cinq ans.
Un système d’alerte inspiré des cyclones
Le CEB met en place un système d’alerte énergétique, inspiré du système d’alerte cyclonique, avec un code couleur (Vert, Jaune, Rouge) basé sur la marge de réserve. Ce dispositif vise à informer le public et à encourager une réduction volontaire de la consommation.
En marge de la campagne de sensibilisation, l’Energy Efficiency Management Office (EEMO) et le CEB ont conçu un plan de communication pour promouvoir une consommation responsable. La campagne sera diffusée à la télévision, sur les diverses radios, sur les réseaux sociaux et les plateformes numériques. Metro Express Ltd diffusera des messages audio dans ses trains, tandis que Mauritius Telecom enverra des SMS à ses abonnés pour inciter à réduire la consommation. Des actions de sensibilisation sont également prévues dans les centres commerciaux.
L’exemple sud-africain
La comparaison avec l’Afrique du Sud est instructive. Le pays le plus industrialisé du continent, gros producteur de charbon, a vécu de longues années au rythme du délestage. En cause : un système âgé, surmené et fatigué, des mégaprojets qui ont pris trop de temps à se concrétiser, le résultat d’une corruption à grande échelle et l’incapacité à gérer de tels chantiers. Aujourd’hui, tout semble être retourné à la normale.
Des choix manqués
La crise énergétique que traverse Maurice n’a rien d’une fatalité : elle est le résultat d’une planification défaillante, d’une transition énergétique avortée et d’un jeu d’intérêts qui privilégie les profits à court terme sur la sécurité d’approvisionnement. C’est l’avis partagé de Suttyhudeo Tengur, de Sunil Dowarkasing et de Karim Jaufeerally.
Pour Suttyhudeo Tengur, syndicaliste de l’Association pour la protection de l’environnement et des consommateurs (APEC), le quasi blackout de vendredi soir était prévisible depuis longtemps. « La saison estivale approche, l’été est déjà là, sans compter la saison cyclonique qui s’annonce. Ce n’est pas maintenant qu’on vient crier au loup. Ils auraient dû prendre leurs responsabilités. Pourquoi ce sont les consommateurs qui doivent en pâtir à chaque fois ? »
Le syndicaliste refuse catégoriquement le discours sur la responsabilité individuelle. « Ce n’est pas aux consommateurs de faire des concessions à chaque fois qu’il y a un problème sur le réseau. Les Independent Power Producers (IPPs) ont les moyens techniques et financiers pour sécuriser l’approvisionnement, mais ils préfèrent préserver leurs marges. »
Au-delà de la gestion de crise, il dénonce un échec plus profond : celui de la transition énergétique. « On parle de renouvelables depuis des années, mais on reste enfermés dans le vieux système. Il y a de la mauvaise foi, aussi bien de la part des producteurs que des politiques. On ne voit que les gros profits, mais jamais de mesures concrètes pour soulager la vie des consommateurs. »
« Le greenwashing doit cesser »
Sunil Dowarkasing, expert en énergies renouvelables, partage ce constat d’un décalage abyssal entre discours et réalité. « Lorsque nous écoutons les discours de certains responsables sur les plateformes internationales, c’est à croire que Maurice est champion dans l’énergie renouvelable. Mais en réalité, la décentralisation peine à se faire. Maurice bénéficie de 265 jours ensoleillés au cours de l’année, et pourtant nous sommes toujours focalisés sur le charbon. »
Pour lui, cette contradiction ne relève pas d’un simple retard technique mais bien d’un problème de volonté politique. Le pays dispose chaque année de fonds internationaux pour financer des projets respectueux de l’environnement et soutenir la décentralisation de la production énergétique. « L’investissement est un facteur crucial, mais il est trop souvent négligé. Quand des moyens sont mobilisés, leur mise en œuvre se heurte à un mur administratif ou politique. »
L’expert pointe directement les responsabilités : le jeu des intérêts, notamment autour des IPPs, freine l’ouverture vers d’autres formes d’énergie. « Le greenwashing doit cesser. On ne peut pas venir dire qu’il faut avancer alors qu’il y a toujours des blocages. »
Au-delà des discours creux, c’est l’absence de vision stratégique qui inquiète Sunil Dowarkasing. La dépendance aux combustibles fossiles expose le pays à de multiples vulnérabilités : fluctuations des prix internationaux, risques d’approvisionnement, pression environnementale. « Il faut des prises de décision concrètes et non de beaux discours car l’heure est grave. On ne peut pas se permettre de vivre avec un système dépassé, alors que de nombreux pays s’alignent déjà sur les recommandations internationales. »
Karim Jaufeerally, observateur en environnement et énergie, va plus loin encore en balayant d’un revers de main les campagnes de sensibilisation annoncées par le CEB. « Je ne crois plus aux gestes citoyens. Cela ne réduira la demande que de quelques pourcents, à peine 5 % », affirme-t-il sans détour.
Pour lui, le diagnostic est implacable : le pays a raté le coche en n’investissant pas suffisamment tôt dans les équipements nécessaires. « La situation sera critique au niveau du peak power, notamment en fin d’après-midi, lorsque la demande augmente très rapidement. En été, quand il fait chaud, tout le monde met en marche l’air conditionné pendant plusieurs heures. Il n’y a pas 36 solutions : il faut investir dans un ou deux générateurs qui peuvent être enclenchés rapidement. »
Le « train raté » des énergies renouvelables
Ces générateurs pourraient fonctionner au « heavy fuel oil » ou au « liquid petroleum gas ». Mais Karim Jaufeerally reconnaît que, faute d’avoir anticipé, le pays doit désormais accepter une réalité peu reluisante : « Quand deux centrales tombent en panne simultanément, il faut couper la fourniture d’électricité pendant quelques heures. Peut-être qu’il faudra accepter de revivre une époque semblable aux années 80, avec des coupures régulières. »
La seule alternative serait d’investir massivement dans de nouvelles centrales électriques, au risque de voir le coût de l’électricité grimper. « Nous sommes dans un cercle vicieux », résume-t-il.
Quant au retour éventuel à l’heure d’été, il le considère comme une fausse solution : « Cela ne ferait que décaler la consommation, sans régler le problème du ‘peak power’. La seule issue, c’est de construire une ou deux nouvelles centrales ou d’accepter les coupures d’électricité. Il n’y a rien entre les deux. »
Son verdict est sans appel : le pays a « raté le train des énergies renouvelables » et devra désormais subir les conséquences de ce retard structurel.
Face aux appels à la sobriété, le message de nos trois intervenants est clair : les solutions cosmétiques ne suffiront pas. Ce qu’il faut, ce sont des décisions courageuses, des investissements massifs et une rupture avec un système énergétique qui a montré ses limites. D’autant qu’à long terme, la question énergétique dépasse le cadre technique pour devenir une question de souveraineté. Un pays qui dépend de l’importation de combustibles fossiles pour la majorité de son électricité s’expose à des vulnérabilités multiples : chocs extérieurs, hausse des prix, tensions logistiques. La transition vers le renouvelable est donc une urgence stratégique, pas un luxe.
En attendant, les consommateurs mauriciens devront payer le prix d’une crise qu’ils n’ont pas créée.

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !