Projets d’infrastructures tous azimuts, disparités entre les engagements pris par l’État sur papier et les actions concrètes sur le terrain, un cadre régulateur affaibli... autant de défis auxquels nos forêts feraient face aujourd’hui. La Journée internationale de la forêt, célébrée le 21 mars 2024, est l’occasion de dresser un état des lieux de ce milieu naturel où vivent une multitude d'espèces animales et végétales et qui joue un rôle essentiel dans la préservation de la biodiversité et le maintien de l'équilibre écologique.
Dans le monde d'aujourd'hui, parmi les trois crises majeures auxquelles nous sommes confrontés, la perte de biodiversité à un rythme accéléré se profile comme une menace pressante. Cette situation alarmante n'épargne pas Maurice, où la dégradation de la flore endémique atteint des proportions inquiétantes, à en croire Sunil Dowarkasing, consultant en environnement.
Ainsi, « pas étonnant », selon lui, que l'International Union for Conservation of Nature (IUCN) a classé Maurice dans la zone rouge, avec 89% de notre flore endémique menacée. « La superficie de nos forêts diminue continuellement, quel que soit le gouvernement en place », souligne-t-il. « Utilisées d'abord pour la construction, puis pour l'agriculture, nos forêts ont été sacrifiées à toutes les étapes du développement du pays », estime l’ancien parlementaire.
Sunil Dowarkasing révèle qu'alors que la perte annuelle de superficie forestière était en moyenne de 10 hectares, cette tendance a été réduite à 5 hectares au cours des deux dernières années. « Que ce soit une prise de conscience ou une baisse du nombre de projets, 5 hectares par an demeurent significatifs pour une petite île comme la nôtre », commente-t-il.
Selon notre interlocuteur, les chiffres de la Banque mondiale pour 2021/2022 indiquent qu'il ne reste plus que 19,43% de la superficie de Maurice sous forme de forêt, dont seulement 1,5% est constitué de forêt indigène, abritant des espèces uniques. « Plus de la moitié de notre couverture forestière, soit environ 25 000 hectares, est entre des mains privées, échappant ainsi au contrôle des autorités. Nous avons échoué à cet égard. ‘Dime banla kapav koupe, debwaze, fer seki zot envi », craint-il.
Vulnérabilité
Des 22 150 hectares de forêts se trouvant sur des terrains de l'État, Sunil Dowarkasing indique qu’une partie se trouvent dans des zones protégées, tandis que d'autres sont vulnérables à l'exploitation. Il avance notamment des exemples autour des réservoirs de Mare aux Vacoas et de Piton du Milieu où, dit-il, des arbres ont été abattus, compromettant ainsi leur rôle crucial dans l'attraction des nuages vers ces réservoirs. « Nous parlons tous du dérèglement climatique et de ses conséquences. Mais saviez-vous que la restauration forestière est l'une des solutions les moins coûteuses pour atténuer ces effets ? » fait-il remarquer. Il cite l'exemple du Pakistan, salué par les Nations unies pour son programme de restauration forestière, et appelle à une action similaire à Maurice.
Le consultant en environnement souligne la nécessité de fixer des objectifs concrets, comme multiplier par dix la superficie de la forêt endémique d'ici 2050, tout comme l'objectif de "zéro émission nette" fixé pour la même période. Et selon lui, un développement harmonieux avec la nature est possible grâce aux technologies disponibles aujourd'hui. Il insiste qu’il faut compenser chaque arbre abattu par au moins le double, lorsqu’aucune alternative n'est envisageable.
Tout un écosystème
Adi Teelock, militante écologiste, exprime sa profonde consternation face à la diminution des forêts, tant publiques que privées, soulignant le risque de voir ces écosystèmes perdre leur fonctionnalité essentielle pour la survie de certaines espèces indigènes ou endémiques. Elle déplore notamment la déforestation dans des régions clés telles que le plateau central, la région de Plaine Champagne, Grand Bassin et Chamarel, ainsi que dans le Nord et l'Est, où des portions de forêts sont, dit-elle, sacrifiées pour des projets routiers ou immobiliers.
Adi Teelock met en avant le fait qu'une forêt ne se résume pas à un simple ensemble d'arbres, mais constitue un écosystème complexe abritant une biodiversité riche, des racines aux cimes, comprenant notamment un sous-bois et une variété d'espèces animales et végétales interdépendantes. Elle fait également ressortir l'impact crucial des forêts sur la régulation des nappes phréatiques et des réservoirs, ainsi que leur contribution significative à la lutte contre le changement climatique en tant que puits de carbone.
3 plantes pour 1 arbre
Contestant la politique gouvernementale consistant à remplacer un arbre abattu par trois nouvelles plantes, Adi Teelock estime que cette approche ne prend pas en compte la complexité des écosystèmes forestiers ni les services écologiques qu'ils fournissent. « Dire qu’un arbre coupé dans un bois ou une forêt peut être remplacé par trois plantules d’arbres n’a pas de sens d’un point de vue de la préservation de la biodiversité et des autres services écologiques mentionnés plus haut », ajoute-t-elle.
Elle insiste sur le fait que la plantation d'arbres isolés, même d'espèces indigènes, ne peut compenser la perte d’écosystèmes forestiers bien établis ailleurs. Elle préconise plutôt la préservation et l'expansion des forêts existantes, dont la superficie actuelle est alarmante, avec seulement 2% du pays couvert par des forêts indigènes relativement saines.
Manque d’engagement
Adi Teelock critique également le manque de mise en œuvre des engagements pris par le gouvernement, notamment dans le cadre du National Biodiversity Strategy and Action Plan 2017-2025 et de la Protected Area Network Expansion Strategy 2017-2030 (PANES). « Ce que font les autorités va à l’encontre des engagements et objectifs contenus dans ces documents (…) »
Elle dénonce en particulier l'incohérence entre ces engagements et les projets de développement tels que la Smart City de Roches Noires pour laquelle, dit-elle, l’Economic Development Board (EDB) accorde un premier feu vert. « Si elle obtient son permis EIA, ce sera la déforestation de quelque 680 arpents des 850 arpents de forêt à Roches Noires! Qui plus est, l’urbanisation du site impacterait négativement la réserve forestière voisine de Bras d’Eau qui fait plus de 1 000 arpents », appréhende-t-elle.
« Situation critique »
Le directeur de la conservation de la Mauritian Wildlife Foundation (MWF), Vikash Tatayah, dresse également un constat peu glorieux de l'état des forêts à Maurice. Selon ses estimations, moins de 20% de la superficie totale du pays demeure couverte de forêts.
Il pointe du doigt les projets de développement tels que la construction d'infrastructures publiques, l'élevage de cervidés ou encore la vente de terrains pour des projets immobiliers à forte valeur ajoutée. Pour ce qui est des zones restantes, il souligne également le problème des plantes envahissantes. « Couplé au problème du changement climatique provoquant des inondations de plus en plus fréquentes, on peut dire que la situation est critique », estime-t-il.
Le directeur de la conservation de la Mauritian Wildlife Foundation prévoit que la diminution de la superficie forestière aura des répercussions sur d'autres espèces vivant dans ces forêts. « Nous figurons d'ailleurs parmi les pays où la flore est la plus menacée », pointe-t-il du doigt.
Recommandations
Étant donné que la majorité des forêts relèvent de propriétés privées, Vikash Tatayah recommande l'adoption d'une politique nationale pour impliquer les propriétaires dans l'exercice de la conservation des forêts. « Il faut voir comment on peut les aider, notamment pour l'obtention de financements pour des projets de séquestration du carbone. Le fait de planter et de protéger est en soi un secteur d'activité qui peut générer des emplois », soutient-il.
Il préconise également un renforcement du cadre régulateur sans qu'il soit contraignant. « Le cadre régulateur actuel est insuffisant pour prévenir la perte de nos forêts. Car il est difficile d'empêcher un propriétaire de forêt d'abattre un arbre se trouvant sur sa propriété, même s'il s'agit du dernier individu de cette espèce ! », fait-il comprendre.
Vikash Tatayah estime que le gouvernement doit également donner l'exemple. « Il est devenu monnaie courante d'abattre des arbres dans les forêts pour faire place à des développements. Ce fut le cas récemment pour l’agrandissement d’une route à Chamarel. C'est un mauvais signal qui est envoyé. Nous ne sommes pas contre le développement. Mais il y a développement et développement », ajoute-t-il.
Selon Vikash Tatayah, les touristes sont aujourd'hui de plus en plus sensibles à l'environnement, à l'écologie, à la conservation et à la protection de la planète, entre autres. « Avec une diminution des forêts, il serait difficile d'attirer les touristes », est-il d’avis.
Il recommande ainsi de suivre l'exemple de pays tels que le Costa Rica, l'Afrique du Sud ou encore les Seychelles où l'accent est mis sur la protection de la forêt dans le cadre de l'écotourisme. « En Afrique du Sud, les propriétaires de forêts bénéficient d'une déduction fiscale sur leur revenu s'ils s'engagent dans des travaux de conservation et de restauration. Pourquoi ne pas envisager cette option, sachant que certains propriétaires consentent à d'importants investissements pour barricader et surveiller leur forêt. Ils seraient certainement encouragés s'ils pouvaient récupérer leurs investissements », conclut-il.
Anoop Khurun : « Plus de surveillance sur les forêts privées avec le projet de loi sur les forêts »
Une nouvelle loi pour offrir à l'État une surveillance accrue et des mesures incitatives pour la conservation et la restauration des forêts privées. C’est ce qu’annonce Anoop Khurun, conservateur de forêt au Forestry Service du ministère de l’Agro-industrie.
En tant que conservateur des forêts, comment décririez-vous l'état actuel de nos forêts ?
Actuellement, environ 25 % de la superficie du pays est couverte par des forêts, ce qui est tout à fait louable. De ce chiffre, l'État possède environ 22 000 hectares de forêts, tandis que près de 23 000 hectares appartiennent à des propriétés privées. Nos forêts peuvent être classées en différentes catégories : plantées, exotiques, indigènes ou un mélange de plusieurs types de forêts.
Quels moyens de contrôle les autorités ont-elles sur ces forêts privées ?
Tout d'abord, si un propriétaire souhaite entreprendre des développements sur un tel terrain, il doit procéder à l’obtention d’un Environnemental Impact Assessment (EIA). Un exemple récent est celui du site de Roches Noires, où un promoteur qui souhaite y construire une Smart City a dû faire une demande d'EIA. De plus, un projet de loi sera bientôt présenté au parlement, le Forest Bill, accordant à l'État un contrôle accru sur ces forêts privées. Le terme "forêt" sera clairement défini, ce qui n'est pas tout à fait le cas actuellement. Des dispositions ont également été prises pour introduire des mesures incitatives visant à encourager les propriétaires forestiers privés à préserver, restaurer ou établir des forêts de production, entre autres initiatives. Aussi, de nouvelles sanctions, incluant la possibilité de donner des Fixed Penalties, seront introduites.
Les lois actuelles vous donnent-elles le droit d'inspecter une forêt privée ?
En effet, nous avons la prérogative d'accéder à des terres privées à des fins d'inspection, notamment des réserves de montagne ou de rivière situées dans des propriétés privées ou appartenant à l'État mais nécessitant le passage par une propriété privée pour y accéder. Vous vous souviendrez peut-être d'un incident récent où une entreprise demandant un permis d'élevage de singes avait restreint l'accès à ses terres au service forestier, ce qui avait nécessité l'intervention de la police en raison de la violation de la loi. Heureusement, nous entretenons de très bonnes relations avec la plupart des propriétaires forestiers, qui nous accordent l'accès à leurs terres, parfois adjacentes aux forêts appartenant à l'État.
Parlons maintenant des forêts de l'État. Il semble que toutes les forêts n'aient pas le même degré de protection ?
En fait, toutes les forêts de l'État sont protégées par la Forests and Reserves Act. Il est à noter que les forêts présentant des valeurs de biodiversité significatives sont désignées comme des "Réserves Naturelles", offrant le niveau de protection le plus élevé où toutes les activités sont réglementées et où les activités autorisées et interdites sont clairement définies. Ensuite, il y a les forêts désignées comme "Forêts Nationales", et enfin celles désignées comme "Parcs Nationaux", où certaines activités sont permises mais nécessitent l'approbation préalable d'un comité.
Quelle proportion de nos forêts est hautement protégée ?
Sur les 22 000 hectares relevant de la juridiction de l'État, environ 2 200 hectares sont désignés comme "Réserves Naturelles". Cependant, nous travaillons sur un projet visant à désigner deux nouvelles "Réserves Naturelles", notamment à Les Mariannes et à La Nicolière, que nous considérons comme présentant une grande valeur de biodiversité. Depuis la fin de la colonisation, c'est probablement la première fois que nous allons établir deux nouvelles "Réserves Naturelles", ce qui augmentera la superficie des "Réserves Naturelles" désignées d'environ 800 hectares supplémentaires.
Est-ce pour palier la diminution constante et progressive de la superficie de nos forêts, année après année ?
Il est important de mentionner que Maurice est un pays densément peuplé où les ressources en terre sont un obstacle majeur. Au fil du temps, les superficies forestières ont légèrement diminué dans l'ensemble en raison des travaux d'infrastructure, ce qui est inévitable. Cependant, l'une des stratégies pour contrer ce phénomène a été d'améliorer la qualité de nos forêts en abandonnant nos plantations monoculturales et en augmentant le mélange d'arbres indigènes au sein de ces plantations, qui ont une meilleure capacité d'adaptation et qui aident en même temps à préserver le matériel génétique de nos espèces indigènes.
Il est important de reconnaître que les objectifs de gestion forestière sont multiples. Parmi eux, la protection des écosystèmes et le maintien de leurs services pour assurer un équilibre écologique, ainsi que la conservation et la production sont primordiaux. Nous devons trouver un équilibre entre les impératifs économiques et environnementaux, tout en garantissant que la société bénéficie de cette équation.
Il existe un certain scepticisme quant à la politique gouvernementale consistant à planter trois jeunes plants pour chaque arbre abattu. Comment ces trois plantules pourraient-elles compenser un arbre de plusieurs décennies ?
Il est important de comprendre qu'un arbre âgé de plusieurs décennies atteint probablement la fin de son cycle de vie. Dans ce cas, l'arbre cesse progressivement de séquestrer le carbone absorbé et le libère graduellement au fil des années jusqu'à ce qu'il meure. En revanche, les trois nouveaux plants contribueront à absorber le carbone présent dans l'atmosphère. Il est essentiel de reconnaître que dans certaines situations de développement, l'abattage d'arbres est inévitable, d'où l'importance d'avoir un mécanisme compensatoire tel que celui-ci. Objectivement, nous constatons que cette approche fonctionne, car dans certains cas, la nouvelle forêt créée se révèle être de meilleure qualité que la zone précédemment déboisée dans le cadre d'un projet donné. De plus, d'un point de vue esthétique, elle est plus attrayante et accueillante pour le public, notamment pour ceux qui souhaitent faire de la randonnée.
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