
Presque dix ans après le Plan Marshall et ses milliards investis, Maurice fait face à une réalité dérangeante : les pauvres d’aujourd’hui ne sont plus forcément ceux d’hier, et beaucoup restent invisibles. Derrière les critères rigides de l’aide sociale, des milliers de familles vulnérables passent entre les mailles du filet.
Publicité
«Faut-il redéfinir le mot ‘pauvre’ pour l’adapter à la réalité du terrain ? » La question d’Edley Maurer, responsable de l’ONG Safire, bouscule les certitudes. Interpelle. Et si notre vision de la pauvreté était dépassée, voire aveugle à ceux qui en souffrent vraiment ?
Car à Maurice, malgré les milliards investis dans la lutte contre la précarité, les résultats restent en demi-teinte. En cause : des critères parfois déconnectés des réalités vécues, et une absence d’évaluation des politiques mises en place.
Lancé en 2016-2017, le Plan Marshall contre la pauvreté se voulait ambitieux : ne laisser personne de côté, en s’attaquant à plusieurs fronts — emploi, logement, éducation, santé, égalité et accompagnement social. Pour sa première année seulement, le budget alloué atteignait Rs 2,5 milliards. Près d’une décennie plus tard, le constat est amer : la pauvreté s’accroche, se transforme, parfois même se cache sous de nouveaux visages.
Le dernier Poverty Analysis Report 2023, publié par Statistics Mauritius, fait état de 7,3 % des ménages — soit près de 29 800 foyers — vivant sous le seuil de pauvreté relative. Cela représente environ 101 900 personnes, soit 8,4 % de la population. Le seuil est fixé à Rs 12 378 par mois pour une personne seule, et Rs 29 200 pour un ménage de deux adultes avec deux enfants. Ces chiffres sont en recul par rapport à 2017, où l’on comptait 9,6 % de ménages pauvres.
Mais pour nombre d’acteurs de terrain, cette amélioration ne saurait masquer une stagnation préoccupante. Le phénomène des « nouveaux pauvres » s’ajoute à cette réalité, dans un contexte où le coût de la vie ne cesse d’augmenter. Surtout, aucun véritable bilan de l’impact réel du Plan Marshall n’a été rendu public.
Le filet social, avec le salaire minimum garanti et les multiples allocations, a sans conteste joué un rôle de bouclier. Sans ces dispositifs – pensions, soins de santé, éducation gratuite –, le taux de pauvreté atteindrait 36,4 %, selon le rapport. Et pourtant, ces aides ne suffisent plus à rendre les familles véritablement autonomes. Comme le rappelle l’adage : « Donne un poisson à un homme, il mangera un jour ; apprends-lui à pêcher, il mangera toute sa vie. » C’est cette deuxième étape, celle de l’autonomisation, qui fait encore cruellement défaut.
Pour bénéficier du soutien de la National Empowerment Foundation (NEF) à travers le Registre social de Maurice (RSM), les critères sont stricts : composition du foyer, revenus (y compris pensions), conditions de logement, actifs matériels, possession d’appareils électroménagers ou de véhicule. Le seuil varie de Rs 3 575 pour une personne seule à Rs 14 650 pour une famille de trois adultes et trois enfants.
Mais ces indicateurs sont-ils encore pertinents et adaptés à la réalité ? Pas forcément, selon Edley Maurer. « Les critères établis ne marchent pas forcément, dans le sens que les personnes les plus pauvres sont celles qui ont évolué dans leur exclusion », note-t-il.
En d’autres mots, beaucoup de familles sont invisibles, échappant aux radars administratifs. Elles ignorent qu’elles peuvent prétendre à une aide, ou n’ont pas les moyens d’engager les démarches. « Et s’il n’y a pas d’actions prises par des personnes formées pour aller vers ces personnes, elles vont demeurer dans leur situation sans bénéficier des programmes d’aide à leur intention », ajoute-t-il.
Car même avec un emploi, joindre les deux bouts devient un défi. Selon le Poverty Analysis Report 2023, les foyers pauvres gagnent en moyenne Rs 22 200 par mois – sept fois moins que les plus riches – et dépensent Rs 17 700, dont 41 % pour la seule alimentation. Une précarité du quotidien. « Roul zot lakwizinn », dit Edley Maurer, évoquant les mères célibataires devant jongler entre loyer, fournitures scolaires et dépenses journalières. « Même si beaucoup a été fait pour aider les plus vulnérables, cela reste difficile pour eux de s’en sortir, même avec le salaire minimum. »
Le comble : certaines familles ne reçoivent aucune aide, non pas par manque de besoin, mais parce qu’elles ne cochent pas toutes les cases. Edley Maurer le déplore : « Il y a de nombreuses familles qui sont aidées par les ONG, mais qui ne figurent pas dans la catégorie de celles qui bénéficient des programmes d’aides de l’État et notamment de la NEF. »
La pauvreté touche certaines catégories plus durement : 28,9 % des familles nombreuses, 12,6 % des foyers monoparentaux, 9,9 % des ménages dirigés par des femmes ou des personnes sans diplôme. Les femmes représentent 52,2 % des pauvres, preuve que les inégalités sont aussi genrées.
Pour Michel Vieillesse, président d’ATD Quart Monde (Maurice), la pauvreté ne se mesure pas qu’en roupies : « La pauvreté est une question de dignité. Pour nous, ceux qui sont dans la pauvreté sont ceux dont la dignité n’est pas respectée. » Autrement dit, il ne suffit pas d’offrir une aide matérielle, si elle est donnée avec mépris ou sans écoute.
Même constat pour Cadress Runghen, du Groupe A de Cassis/Lacaz A. « Souvent, on pense à la pauvreté comme une personne qui n’a pas de moyens financiers. Mais il y a aussi des personnes âgées qui ont leur maison, mais qui vivent seules. C’est aussi une forme de pauvreté. » Il cite également les jeunes sans-abri et les filles-mères, souvent marginalisées, et l’impact de la drogue, capable de faire basculer une famille dans la précarité.
Les chiffres du rapport montrent qu’une majorité des ménages pauvres sont propriétaires de leur logement (85,4 %) ou logés gratuitement, et vivent dans des maisons en béton (79,6 %). Plus de 90 % possèdent téléviseur, réfrigérateur ou téléphone, plus de 50 % ont un lave-linge ou un micro-ondes. Des biens qui, dans un autre temps, auraient dénoté une certaine aisance. Aujourd’hui, ils reflètent surtout la banalisation de ces équipements dans la société mauricienne. La misère n’est pas toujours visible, mais elle est bien réelle.
Et pendant ce temps, la pauvreté frappe de manière disproportionnée les plus jeunes : 15,7 % des moins de 16 ans sont concernés (soit environ 33 000 enfants), contre seulement 3,1 % des plus de 60 ans, mieux protégés par les pensions de retraite.
Le Plan Marshall, censé être une réponse globale, n’a pas atteint ses objectifs. « Nous avons pensé à tort que les ONG allaient être plus impliquées dans le combat contre la pauvreté. Mais cela a été une instance où de nombreuses personnes ont été employées pour peu de résultats », regrette Edley Maurer.
Il pointe le manque de professionnalisme de certains programmes : « Détenir un diplôme universitaire ne suffit pas pour dire qu’on est qualifié pour aider les pauvres. Pour travailler avec des personnes vulnérables, il faut diverses formations appropriées et spécifiques aux besoins et réalités des personnes concernées afin de pouvoir les rejoindre dans leur exclusion. » Faute de cela, les bénéficiaires restent « lor koltar » : figés dans l’assistanat, sans perspectives d’autonomie.
Cadress Runghen abonde dans le même sens : « L’assistanat ne permet pas de grandir. Il faut accompagner, responsabiliser, ‘empower’. » Il dit constater avec inquiétude l’émergence « de jeunes sans-abri dès 20 ans, ou des femmes vivant dans la rue. C’est nouveau ». Un phénomène qui s’amplifie.
Marlène Ladine, manager de Pont du Tamarinier, distingue deux formes de pauvreté : l’extrême, visible après un incendie ou une inondation, et la pauvreté chronique, plus discrète mais tout aussi éprouvante : « Ces personnes ont leur maison, mais un salaire qui ne leur permet pas de joindre les deux bouts, des difficultés à accéder à l’éducation, ou ne bénéficient pas de certaines aides de l’État. Elles restent coincées. » Même les petits coups de pouce, comme l’aide pour couler une dalle, se heurtent à des critères rigides : si la maison ne remplit pas toutes les conditions, la famille reste dans la promiscuité.
Michel Vieillesse insiste sur la participation active des premiers concernés : « La mission d’ATD Quart Monde est d’écouter la parole et d’aider à la prise de parole de ceux qui combattent la pauvreté et qui vivent la pauvreté. » À travers les universités Quart Monde, les familles prennent la parole et partagent leurs savoirs et expériences. « Quand les décisions sont prises de haut, sans écouter ceux qui vivent la pauvreté, cela mène à l’échec, malgré les bonnes intentions », dit-il.
La solution ? Écouter, co-construire, inclure. Pour Marlène Ladine, seule une collaboration entre tous les acteurs – État, ONG, communautés – pourra changer la donne. Car malgré une progression des revenus des pauvres (72 % depuis 1996, contre 40 % pour les autres), et une réduction de l’écart de pauvreté (21,5 % en 2023 contre 23,8 % en 2017), les inégalités persistent. Supprimer la pauvreté coûterait Rs 2,1 milliards. Un défi colossal… mais qui serait à portée… si les bonnes priorités sont posées.
La pauvreté ne se résume pas à des chiffres. C’est une réalité vivante, mouvante, souvent dissimulée. Pour la combattre vraiment, il faut oser repenser les définitions, adapter les outils, et surtout, écouter ceux qui la vivent. Car comme le rappelle Edley Maurer : « Faut-il redéfinir le mot ‘pauvre’ ? » La vraie question serait peut-être : quand allons-nous enfin le faire ?

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !