
Dans cet entretien, le Dr Jonathan Ravat, directeur de l’Institut Cardinal Jean Margéot (ICJM) et anthropologue des religions, explore les défis contemporains, l’importance de la rencontre interreligieuse et l’appel du pape François à une jeunesse qui doute, questionne et se bat pour un monde plus équitable.
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Y a-t-il un moment particulier du pontificat du pape François qui vous a personnellement bouleversé ou transformé ? Un mot, une image, un geste ?
Oui, il y a cette rencontre personnelle que j’ai eue avec lui. J’étais au Vatican en mars 2017 pour assister à une assemblée générale de l’International Catholic Migration Commission. Après l’assemblée, nous avons eu audience avec le pape. Hormis le cérémonial et les discours, il y a eu ce moment où, bien sûr, j’étais extrêmement rempli de trac, de pression et de peur, mais j’avais prié l’Esprit, et donc je suis allé vers lui assez ferme et confiant.
J’ai eu cette poignée de main et j’ai senti ma main entièrement engloutie par la sienne, comme s’il y avait vraiment une osmose entre nos deux êtres. Je lui ai dit l’assurance de mes prières et le remerciais pour tout, lui disant bravo. Et lui, il m’a salué et m’a dit ce mot : « fratelli », qui est, pour moi, lourd de sens et représente tout un programme, à la fois par rapport à sa mentalité et à son pontificat.
Il m’a offert un chapelet qui ne me quitte pas. Je suis retourné à ma place et je me suis assis pour continuer à prier.
Hormis cette rencontre personnelle, ce mot « fratelli » est une confirmation non seulement de sa propre mentalité, mais aussi de mon propre charisme à moi, de ce chantier auquel j’essaie de me consacrer à Maurice.
Quel rôle le pape François a-t-il joué pour vous personnellement : un guide, un frère, ou un visionnaire ?
Une boussole, je dirais, pour toujours me ramener vers, non pas simplement la foi ou la doctrine, mais vers un peu le Nord, le référent, quand on est confronté à des questions parfois difficiles ou taboues qui fâchent. Il faut pouvoir être réorienté, et c’est cela qu’il a été.
J’oserais un autre mot : prophète. Prophète dans le sens biblique du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui est à la fois visionnaire, qui est dans une autre étape, un peu comme une transe, un état second, et qu’on ose en même temps consulter pour voir plus loin et qui ose aussi prendre position. Pour moi, le pape François aura été cela : boussole et prophète.
En quoi le pape François, « pape du Sud », a-t-il parlé au cœur des Mauriciens, peuple insulaire du Sud ?
Oui, mais je ne suis pas sûr que ce soit uniquement parce que c’est un homme du Sud. Je crois que c’est un homme du monde. Il était absolument ancré dans l’hémisphère sud, mais qu’est-ce que c’est que l’hémisphère sud ? C’est un grand tout, finalement.
Il est de l’hémisphère sud, certes, mais aussi d’une tradition argentine, de l’Amérique du Sud. Mais en même temps, il était simultanément un homme de l’Église universelle et du monde. Je crois que c’est ce mariage, le croisement de ces sensibilités, de ses expériences, de la maturation de sa pensée ouverte sur le monde et sur l’Église qui, finalement, a parlé aux Mauriciens.
Le pape François a parfois été critiqué pour son langage direct, ses silences aussi. Vous est-il déjà arrivé d’être en désaccord avec lui ?
Une fois, oui. Et d’ailleurs, je devais lui écrire, mais je n’ai jamais pu le faire. Le 17 octobre est la Journée mondiale du refus de la misère. C’est une journée qui émane du père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, et qui rassemble aujourd’hui des hommes et des femmes de tous horizons, religions, cultures, sociétés, etc. Je trouvais qu’il y avait une dynamique extraordinaire grâce au 17 octobre.
Puis, le pape a institué la Journée mondiale des pauvres. En fait, c’était un peu lié à ce qu’on appelait la Journée de Caritas. Je pense que c’est l’unique fois où j’ai trouvé une espèce de dissonance entre la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre, et la Journée mondiale des pauvres, fin novembre. Je craignais, et malheureusement j’ai assisté à cela parfois, qu’au niveau de l’Église, on s’oriente vers la Journée mondiale des pauvres et qu’on oublie la Journée mondiale du refus de la misère.
Quel aspect de l’héritage de François est le plus urgent à transmettre aux Mauriciens, selon vous, et pourquoi ?
Je vais en nommer deux en particulier : la question écologique et la question économique. Les deux sont très liés, parce qu’il y va de la manière d’organiser le monde, d’organiser les sociétés.
Ce qu’on appelle le système. Le système, c’est la manière par laquelle nous, les hommes et les femmes, en responsabilité et en autorité, dans différents secteurs ici et là, nous organisons la société, l’entreprise, l’école, l’économie et l’écologie.
C’est un renvoi vers nous-mêmes : comment j’organise le vivre ensemble sur les questions aussi bien écologiques qu’économiques, et comment je veille à ce que cette manière d’organiser ces questions et ce vivre-ensemble ne soit pas en elle-même violente. Pour moi, c’est cela le mal : la violence systémique ou structurelle, mais aussi la violence par le biais des idées qui se cachent derrière cela.
À côté de l’écologie et de l’économie, je vais ajouter un autre mot : la synodalité. Nous sommes habitués à la rencontre séculière, au mot démocratie, mais j’ose aussi ajouter ce mot synodalité, c’est-à-dire ce fameux « vivre-ensemble », ce « marcher ensemble ».
Attention, c’est bien « marcher ensemble », pas « être ensemble ». Ce « marcher ensemble » inclut que certains marchent plus vite que d’autres, certains sont clopin-clopant. Parfois, sur le chemin, il y a des nids-de-poule, il y a des côtés abrupts. Ce n’est pas facile que l’on soit en train de marcher ou dans une caravane, pour reprendre une image très biblique. Cela reste quand même difficile.
Je crois que la synodalité, comme l’écologie et l’économie, peuvent insuffler peut-être une réflexion au niveau de notre beau pays, de notre belle civilisation mauricienne, et peut-être faire germer une fidélité créatrice à la République.
En tant que Mauricien, le regard du pape sur les « périphéries » a-t-il changé votre façon d’être croyant ou d’agir pour la justice sociale ici ?
Oui, dans le sens où le pape m’a renforcé dans mes intuitions originelles portant d’une part sur toute la question sociale. Je vais célébrer bientôt 27 ans d’engagement. Ces 27 ans sont caractérisés par ces deux charpentes que j’ai apprises quand j’étais plus jeune : le développement intégral de la personne (DIP) et le développement interreligieux (DIR). Le pape est venu confirmer ces deux poumons qui me font vivre en me permettant d’aller encore plus loin.
En ce qui concerne le DIP, j’aborde ces questions de violence systémique et symbolique. D’un autre côté, le DIR, c’est aussi le dialogue futur des textes sacrés. Aujourd’hui, c’est un autre domaine que j’explore beaucoup, c’est l’intertextualité, et tout cela parle de cette confirmation de la part du pape.
Est-ce que ma foi a changé ? Je dirais que ma foi a été nourrie, propulsée et densifiée à partir d’un homme, de son vécu, de son discours, de ses écrits et de sa manière d’être.
Dans le DIR, le pape François vous a-t-il appris à écouter autrement dans le dialogue interreligieux ?
Oui. Grâce à lui et à son encyclique Fratelli tutti, j’ai lancé, à l’Institut Cardinal Jean Margéot (ICJM), un petit laboratoire d’hommes et de femmes qui se rencontrent une fois toutes les six semaines, pour parler, chacun partageant son cheminement spirituel.
Certains ne comprennent pas ce que nous faisons, mais ce n’est pas le verbe « faire » qui est conjugué, ni le verbe « agir », c’est le verbe « être » et « croire » ensemble, partager nos expériences de cheminement spirituel. Pour moi, cela vient directement du pape François et de son encyclique Fratelli tutti, qui traite de l’amitié sociale et du dialogue entre les personnes.
Je suis convaincu que plus nous ferons ce genre d’initiatives interspirituelles, en parallèle d’autres programmes, plus cela propulsera notre beau pays.
(Ndlr : Fratelli tutti est une lettre publiée par le pape François le 3 octobre 2020. Le titre signifie « Tous frères » en italien, et fait référence aux écrits de saint François d’Assise.)
Le pape François a embrassé l’imam Al-Tayeb à Abou Dhabi. À Maurice, quelle pourrait être notre « poignée de main prophétique » entre religions pour renforcer notre unité ?
Ce serait de montrer que les religions ne sont pas simplement là pour être juxtaposées les unes à côté des autres, comme le fameux arc-en-ciel, dont les couleurs ne se rencontrent jamais, mais que les religions peuvent s’intéresser les unes aux autres. Finalement, un geste prophétique serait de dire : moi, chrétien, qu’est-ce que je peux apprendre au contact du texte sacré hindou, musulman, bouddhiste ou bahaï ?
Qu’est-ce que la tradition des diverses religions peut nourrir en moi, dans mon être et dans ma foi ?
Je pars du postulat que je peux très bien apprendre de l’autre dans son texte sacré. Cela, c’est prophétique. On croit que les religions sont totalement séparées les unes des autres, et qu’elles sont toutes porteuses de solutions exclusives. Je crois plutôt qu’elles sont des chemins vers Dieu, vers la vie, vers la vérité, vers la paix. Pour moi, ce sont des synonymes de Dieu.
Un geste prophétique serait d’être capable d’apprendre de l’autre, dans sa tradition, dans sa prière, dans sa manière d’être et dans son texte sacré.
Un autre geste prophétique serait d’être capable de parler, de partager, et peut-être même d’enseigner un texte sacré qui n’est pas le mien, avec autant de révérence et de respect.
Le pape François nous a appris à regarder les marges, mais à Maurice, qui sont « nos pauvres » que l’on ne voit pas ?
Il y en a, et ce sont des personnes en situation de pauvreté économique ou d’extrême pauvreté. Ce sont souvent ceux qui sont les plus invisibles, ceux qui sont moins touchés par les travailleurs sociaux, les programmes gouvernementaux, ou même les programmes d’Église. Mais les pauvres sont aussi ceux qui sont en situation d’addiction, de toxicomanie, de mal-logement ou de rejet des relations familiales.
Cela peut aussi être ceux qui, sous couvert de venir travailler à Maurice, fuient en fait leur pays et deviennent des migrants climatiques, socio-professionnels ou économiques.
Je crois qu’il faut avoir le courage de reconnaître que notre société comporte des hommes et des femmes qui traversent des situations d’adversité. Je choisis mes mots avec soin ; je ne parle pas de pauvreté simplement sous l’angle économique, car la pauvreté économique est la plus visible, mais elle n’est pas la seule. Il existe aussi d’autres formes de pauvreté.
Un mot que j’utilise dans mes sessions de formation est le mot « misère », pour désigner des personnes en situation de « misérabilisation », où l’individu est considéré comme un « moins que rien », où sa dignité et ses droits fondamentaux sont violés. Cette personne se retrouve alors dans une situation de déshumanisation, comme un déchet, pour reprendre ce que dit le pape.
Comment l’Église mauricienne et Maurice tout entier peuvent-ils s’inspirer de l’ouverture radicale de François envers les exclus ?
En se rappelant que les personnes en situation de déshumanisation, quelle qu’elle soit – exclusion, pauvreté, rejet ou disparité – sont des personnes humaines avant tout. Le pape François nous rappelle que ce ne sont pas seulement les chrétiens qui doivent en prendre conscience. Beaucoup de croyants et non-croyants à travers le monde le rappellent : ceux que l’on appelle les marginaux sont avant tout des porteurs de droits fondamentaux, de libertés essentielles, de dignité et de sacralité. Ce sont des personnes qui ont quelque chose à dire du monde.
Souvent, on pense que les pauvres et les très pauvres, quand ils ouvrent la bouche, c’est pour se plaindre. Mais souvent, ceux qui sont en situation de pauvreté, d’exclusion, de déshumanisation, ont aussi quelque chose à dire du monde, de la structure de la société, des inégalités ou des injustices.
Le pape nous invite à les honorer, non seulement à les écouter, mais aussi à être à l’école de ces personnes. Car finalement, elles ne font pas partie du problème, elles font partie de la solution. Elles sont les protagonistes, qui ont leur part à jouer, pas seulement leur « bout » à chercher, mais leur part.
Laudato si’ est souvent lu comme un texte écologique. Mais n’est-ce pas aussi une encyclique spirituelle sur nos liens abîmés – avec la terre, avec les autres, avec nous-mêmes ?
Absolument. Il y a un double aspect : un programme politique que l’on appelle l’écologie intégrale, mais aussi un programme de théologie politique. On a tendance à oublier que la théologie est profondément politique, car elle porte sur les questions de « vivre-ensemble », de structures, d’institutions et de systèmes.
Laudato si’ est aussi un texte spirituel, car il nous invite à nous approprier cette beauté qu’on appelle la Bible, et en particulier le texte de la Genèse, et notamment le verset 28 du chapitre 1 du livre de la Genèse. Pendant 2 000 ans, à cause d’une mauvaise interprétation et traduction, nous avons compris « dominer et soumettre la terre » comme une caution pour « faire ce qu’on veut de la nature », comme si l’homme avait tous les droits sur la nature.
Cependant, une exégèse plus profonde nous montre que ce verset nous invite à prendre soin de la terre et de tous les êtres vivants, et qu’ensemble, nous sommes appelés à vivre en symbiose. Nous devons mener une danse harmonieuse, respectant à la fois notre humanité et la terre, sans aller à l’encontre des « limites planétaires ».
L’écologie intégrale est donc à la fois un programme de théologie politique et de conversion spirituelle, fondé sur Genèse 1.
Le pape François disait aux jeunes : « Faites du bruit ! » Selon vous, quels bruits les jeunes Mauriciens devraient-ils faire aujourd’hui dans l’Église ou dans la société ?
Le bruit, c’est dire que j’existe parce que vous existez. En existant, on a le droit de douter, de s’insurger, de s’indigner ou de manifester le rejet.
L’interrogation et l’indignation font partie de ce processus où l’on est appelé à être jeune tout simplement, ou à être humain avec une jeunesse. Le danger, c’est de perdre sa jeunesse en vieillissant, ou de devenir adulte et de perdre sa jeunesse.
Je voudrais reprendre ce qu’a dit l’archevêque brésilien Dom Hélder Câmara : « Le secret de l’éternelle jeunesse, c’est de vouer sa vie aux causes. » Je dirais ainsi aux jeunes et aux adultes : surtout, ne vieillissez jamais. On grandit, on mûrit, mais ne vieillissons jamais. C’est-à-dire, continuons à être vigilants, à douter, à nous interroger, à nous indigner, à penser de manière critique, analytique et systémique.
Si vous deviez garder une seule phrase du pape François, laquelle serait-ce ?
Beaucoup de phrases me viennent en tête, mais je dirais : « Le temps est supérieur à l’espace. » C’est l’une des quatre grandes idées, les « quatre principes de Francesco », dans son livre Evangelii Gaudium.
Cela signifie qu’il est important de s’activer dans l’espace de vie qui est le nôtre, dans notre famille, notre société. Mais n’oublions pas que nous appartenons tous à la même famille. Parfois, il faut prendre communion avec le maître du temps, avoir plus de patience, et apprendre la sagesse du temps, tout en nous laissant guider par celui qui est le maître du temps, Dieu.

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