Interview

Gilbert Espitalier-Noël - CEO de Beachcomber Resorts & Hotels : «Le touriste achète la destination mauricienne d’abord, puis il choisit l’hôtel»

Gilbert  Espitalier-Noël

Chief Excutive Officer du premier opérateur hôtelier du pays, Gilbert Espitalier-Noël fait une analyse critique de l’industrie touristique. Il estime qu’on devrait se ressaisir à tous les niveaux afin de mieux s’armer dans un environnement difficile. Entre-temps, nos compétiteurs régionaux gèrent mieux ces mêmes problématiques, dit-il.

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Sur les quatre premiers mois de 2019, les arrivées touristiques sont en baisse de 0,1 % alors que l’objectif de croissance annuelle est de 3,6 %. En tant que premier opérateur hôtelier du pays, êtes-vous optimiste que l’industrie pourra renverser la vapeur ?
L’industrie hôtelière mauricienne a toujours été sujette à des cycles. C’est dans la norme. Nous sortons d’un cycle de trois années de forte croissance durant lesquelles les hôtels mauriciens ont pu rapprocher leurs prix de ceux prévalant avant la crise financière de 2008. Au cours de cette période, les difficultés de certains marchés concurrents ont beaucoup aidé la destination Maurice. Cette situation s’est renversée au cours des derniers mois. Les pays comme le Maroc, l’Égypte, la Turquie etc., qui avaient été boudés après le printemps arabe, sont redevenus populaires. Les Maldives, qui font face à une croissance rapide du nombre d’hôtels, ont baissé leurs prix afin d’assurer un taux d’occupation raisonnable. Je suis confiant que les forces du marché rétabliront progressivement l’équilibre et que la situation se stabilisera.

Par contre, ce qui m’inquiète et me fait très peur c’est qu’il semble que nous n’ayons pas encore compris que le touriste achète Maurice d’abord, puis il choisit un hôtel. Voici, entre autres dangers, ce qui menace notre industrie : le manque de planification urbaine, l’incivisme de la population qui pollue sans réfléchir, le peu d’intérêt porté à la préservation de nos lagons, la politisation à outrance de certains services comme celui des taxis, l’anarchie qui règne sur nos plages, l’incapacité à gérer le problème des chiens errants. Tout cela dégrade irrémédiablement l’image de notre destination.

Les arrivées de La Réunion, de la Grande-Bretagne et de l’Afrique du Sud sont en baisse. L’Allemagne est désormais notre deuxième marché principal. Vos commentaires.
Le marché anglais subit les incertitudes liées au Brexit et l’Afrique du Sud celles liées aux élections récentes. Il est probable que ces baisses soient conjoncturelles et qu’elles se renverseront au cours des prochains mois. Les chiffres des arrivées de touristes allemands s’expliquent par une forte hausse des arrivées sur les bateaux de croisière. Les allemands sont de loin les plus nombreux sur ces paquebots. Si nous excluons cette catégorie d’arrivées, qui rapporte relativement peu au pays, on constate que le marché allemand est lui aussi en baisse.

Notre statut de destination haut de gamme ne pourra se maintenir que si nous nous assurons que la qualité de nos plages est préservée.»

En février 2019, la Banque de Maurice a annoncé que les revenus touristiques ont chuté de 15 %. Qu’est-ce qui explique cette régression continue ? Est-ce qu’on peut renverser la tendance ?
Au-delà de la baisse du nombre d’arrivées par avion, il est à craindre que la rapide prolifération de résidences louées à travers les réseaux types AirBnB déstabilise le positionnement de la destination. Il y a aujourd’hui plus de 5 000 résidences à louer à Maurice sur le site AirBnB. Moins de 800 d’entre elles sont enregistrées auprès de la Tourism Authority et déclarées à la Mauritius Revenue Authority.

Cette « nouvelle » offre représente environ 15 000 chambres, soit plus que les 13 000 chambres disponibles dans les hôtels. Certaines de ces résidences louent une chambre à moins de 20 euros par jour ! Nous avons donc un double effet : une baisse du nombre de visiteurs et une baisse de la dépense moyenne par visiteur. Il faut rapidement mieux réguler ce secteur informel pour s’assurer que les prestations offertes par tous les opérateurs respectent les normes minimales de qualité. Il faut qu’elles soient sujettes aux mêmes contrôles et normes de sécurité, environnementales, etc. que ceux imposés aux hôtels.

Maurice serait-elle en train de perdre sa compétitivité par rapport aux destinations concurrentes régionales, telles que les Seychelles et les Maldives ? Y a-t-il moyen que ce secteur essentiel à l’économie reprenne sa courbe normale de progression ?
Nous devons faire un choix. Si nous souhaitons préserver l’image haut de gamme que nous avons construite au cours de ces 50 dernières années, nous devons accepter les contraintes qui viennent avec. Si nous essayons de toujours faire dans le politiquement correct, si nous faisons l’impasse sur la nécessité de plus de rigueur à tous les niveaux, si nous n’attachons pas d’importance à préserver ce que notre île a de beau, si nous faisons fi de l’attente légitime des touristes à une certaine privacy sur les plages d’hôtels, si nous ne développons pas de cadre national clair afin de combattre l’érosion côtière, alors oui, Maurice perdra de sa compétitivité. Certains de nos concurrents dans l’océan Indien gèrent mieux ces problématiques que nous.

Notre île a bien plus à offrir que nos concurrents directs. Il suffit de mieux préserver ses avantages naturels, culturels ainsi que patrimoniaux et mieux les mettre en valeur. Les touristes font 12 000 kilomètres pour venir à Maurice avant tout pour la beauté exceptionnelle de nos plages. Notre statut de destination haut de gamme ne pourra se maintenir que si nous nous assurons que la qualité de nos plages est préservée.

L’érosion est un phénomène global qui affecte toutes les côtes du monde. Nos plages ne sont malheureusement pas épargnées. Nous avons entamé avec nos consultants un programme de plusieurs dizaines de millions de roupies pour la réhabilitation de la plage de Trou-aux-Biches, affectée par l’érosion. La lutte contre l’érosion côtière est une urgence nationale. Elle doit être une priorité et requiert donc une réponse nationale.

L’industrie a-t-elle une bonne ligne de communication avec le ministère du Tourisme ?
Le dialogue entre le ministère du Tourisme et les opérateurs est permanent et très satisfaisant. Ce qui manque, en revanche, c’est une vraie stratégie touristique nationale qui assure une cohérence dans l’action de toutes les parties prenantes, incluant Air Mauritius, le ministère de l’Environnement, le ministère des Infrastructures publiques et les collectivités locales, entre autres.

Cela me paraît simpliste et injuste de rendre Air Mauritius seule responsable de la baisse des arrivées en provenance de la Chine.»

Air Mauritius a été pointée du doigt pour expliquer la baisse des arrivées touristiques de l’Asie. Êtes-vous de ceux qui blâment la compagnie nationale d’aviation pour la situation difficile qui prévaut aujourd’hui ?
Il n’est pas question pour moi de blâmer Air Mauritius. La compagnie nationale d’aviation est et a été le principal partenaire des opérateurs hôteliers au cours de ces 50 dernières années. En ce qui concerne l’Asie, qui est un sujet complexe, il me paraît simpliste et très injuste de rendre Air Mauritius seule responsable de la baisse des arrivées de la Chine. Je pense que nous devons avoir une approche nationale envers certaines destinations, dont la Chine. C’est vrai qu’il faudrait davantage de vols hebdomadaires vers cette destination, afin d’inverser le déclin observé depuis deux ans et remonter à 100 000 visiteurs annuellement. Mais Air Mauritius, en difficultés financières, ne peut assumer seule ce fardeau.

La solution, à mon avis, réside dans un soutien ciblé de l’État à la compagnie nationale d’aviation. Si Air Mauritius parvenait, grâce à cette aide, à augmenter ses vols et à transporter 50 000 visiteurs chinois de plus vers notre île, ce serait très rentable pour l’État. Les recettes fiscales, générées par les dépenses de ces visiteurs additionnels, rapporteraient à l’État bien plus que l’aide apportée. Évidemment, les opérateurs et la Mauritius Tourism Promotion Authority (MTPA) auraient à s’investir encore plus afin d’augmenter la visibilité de la destination dans les principales villes de Chine.

Le continent africain en est forte croissance comparée aux pays développés. Est-ce qu’on ne rate pas là l’occasion de se diversifier dans un marché de proximité ?
L’Afrique ne pèse pas lourd si on exclut l’Afrique du Sud. L’accès aérien a été difficile. L’Afrique dispose désormais d’une classe moyenne encore inexistante il y a une quinzaine d’années. De fait, les hôteliers et la MTPA ne se sont pas intéressés au continent, ne le voyant pas comme un marché porteur. Aujourd’hui, l’Afrique a considérablement changé pour qu’on s’y intéresse de plus en plus.

Pour les 12 mois se terminant au 30 septembre 2018, le groupe NMH a généré des revenus de Rs 10,1 milliards et des profits opérationnels de Rs 1,74 milliard. Est-ce que ce seuil sera atteint, voire dépassé pour l’année financière en cours ?
Je ne peux pas commenter les chiffres que nous prévoyons de réaliser sur l’ensemble de l’année financière, qui se terminera le 30 septembre 2019. Nous avons réalisé un chiffre d’affaires de Rs 5,637 milliards et un profit après taxe de Rs 571 millions  pour le premier semestre. Comme nous l’avons indiqué lors de la publication de nos comptes du second trimestre le 9 mai 2019, nos opérations mauriciennes continueront à être affectées par la baisse de la demande pour la destination et par la faiblesse de l’euro et de la livre. Par contre, nous réaliserons une bien meilleure performance sur nos opérations hôtelières au Maroc.

À ce rythme, s’achemine-t-on vers une solution où la Banque centrale interviendrait pour acheter ces devises des opérateurs à un taux fixe ?
Je ne peux pas affirmer si une décision aussi drastique sera nécessaire. Nous constatons toutefois que l’industrie axée sur l’exportation a opéré pendant de nombreuses années jusqu’au début de la présente décennie avec une roupie en dépréciation face aux principales devises. Cette dépréciation a pallié la faible hausse de la productivité à Maurice.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où cette productivité a une mince croissance. Les salaires sont en hausse. Les recettes en roupies n’augmentent pas. Dans un environnement compétitif, il nous est très difficile d’augmenter nos prix en euros ou en livres sterling. Deux solutions se présentent : (i) une hausse de productivité sur laquelle l’industrie devrait travailler de manière très forte, ou (ii) une entrée plus importante en roupies, avec la monnaie locale plus compétitive. C’est un sujet un peu à polémique. Mais on ne peut continuer avec une productivité stagnante et une roupie forte. C’est problématique.

C’est consternant de voir avec quelle désinvolture nombre de membres du public polluent sans scrupules, se disant sûrement que les autorités nettoieront après leur passage.»

Comment se présente l’endettement du groupe ? Quel en est le montant au 31 mars par rapport au 31 décembre ?
L’endettement du groupe n’a pas beaucoup évolué entre décembre et mars. L’endettement total du groupe se monte à environ Rs 15 milliards.

Vous conviendrez que cet endettement est élevé. Les intérêts ont absorbé 50 % de votre EBITDA (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization ; NdlR) en 2018. Comment le groupe compte-t-il ramener l’endettement à de justes proportions ?
L’endettement du groupe est en effet élevé. Alors qu’il était d’environ Rs 3 milliards en 2008, ce chiffre avait atteint Rs 18 milliards en 2014. Cela représente une hausse de Rs 15 milliards en six ans. Cette hausse est due aux investissements très importants effectués au Maroc, à la reconstruction de l’hôtel Trou-Aux-Biches qui a coûté bien plus que prévu et à l’achat du terrain aux Salines.

De plus, ces investissements ont été lancés juste avant la crise financière de 2008. Le groupe s’est donc retrouvé avec un endettement en très forte hausse et des profits opérationnels en baisse durant la période de 2010 à 2015. Des initiatives prises ces dernières années ont permis de ramener la dette à Rs 15 milliards. Nous travaillons sur des mesures additionnelles afin de baisser davantage cette dette. Il est néanmoins trop tôt pour en parler.

Est-ce que le groupe privilégierait des émissions d’obligations ? Quel montant serait à l’étude ?
Nous avons finalisé une restructuration complète de la dette du groupe à la fin de 2017. Nous avons mis en place plusieurs instruments financiers, dont trois catégories d’obligations. La nouvelle structure de la dette nous a permis d’accélérer la rénovation de nos hôtels. Nous avions pris du retard à ce niveau, les caractéristiques de la dette ne laissant pas suffisamment de place pour financer les rénovations nécessaires.

Comment le groupe peut-il trouver un équilibre dans sa dette alors que NMH s’est engagé dans de nouveaux projets aux Salines et aux Seychelles ?
Le projet d’agrandissement aux Seychelles, avec la location du Resort à Club Med à partir de septembre 2020, influera très positivement sur les résultats de NMH. Les recettes locatives de cet hôtel, qui faisait des pertes annuelles de Rs 100 millions avant sa fermeture en 2018, ramènera au groupe des profits significatifs à partir de l’année financière 2021. La dette contractée pour cette rénovation sera ring-fenced, sans aucune garantie de la part de la compagnie NMH. C’est donc un projet qui se finance « tout seul », avec très peu de risques.

Le projet hôtelier aux Salines sera financé par Beachcomber Hospitality Investment. Cette société, dont les actionnaires sont NMH à 55 % et GRIT à 45 %, a été créée afin, d’une part, de permettre à NMH de baisser son endettement et d’autre part, d’équiper le groupe d’un « véhicule » qui lui permet de continuer son expansion, sans endetter davantage la compagnie. Nous pourrons enfin utiliser ce terrain acheté en 2008 pour le développer en un magnifique Resort comprenant hôtel, golf et villas. À son ouverture, l’hôtel créera de nombreux emplois directs et indirects. Nous privilégierons l’embauche des habitants de la région.

Comment se présenterait le niveau de l’endettement à moyen terme ?
À l’exclusion des projets seychellois et aux Salines, où j’explique déjà le mode de financement, une réduction de la dette de Rs 15 milliards à Rs 10 milliards voire Rs 11 milliards sur les quatre prochaines années est un objectif raisonnable en ce qui me concerne. On pourrait aller très vite avec cette réduction de la dette. Il faudrait que les conditions optimales soient réunies. Nous travaillons activement sur quelques pistes. Je ne peux pas en dire plus car ce sont des informations très sensibles pour le marché.

Nos plages se dégradent. Les immondices semblent faire partie intégrante des lieux publics. Comment les opérateurs peuvent-ils aider à changer la donne ou est-ce le rôle des autorités uniquement ?
Il est un fait que les plages devant les hôtels, ainsi que les jardins dans les différents Resorts de l’île sont parmi les plus propres et les mieux entretenues. Les hôtels ne peuvent pas prendre les lieux publics sous leur responsabilité, même si nous répondons présents à chaque fois que notre aide est sollicitée.

Les lieux publics tombent sous la responsabilité des autorités publiques, mais aussi et surtout, des Mauriciens. C’est consternant de voir avec quelle désinvolture de nombreux membres du public polluent sans scrupules, se disant sûrement que les autorités nettoieront après leur passage. Certes, l’efficience de nos services de voirie et de ramassage des déchets doit être améliorée, mais nos plages n’auraient pas à être nettoyées si elles n’étaient pas salies par le public. Cette attitude est inacceptable dans l’île Maurice de 2019.

Les contestations contre de nouveaux projets hôteliers s’enchaînent. Est-ce un nouveau mal avec lequel l’industrie est appelée à vivre ?
Je suis souvent surpris, voire en colère, quand je lis certains commentaires et procès faits à l’encontre de l’industrie hôtelière. La contribution de cette industrie au pays est immense. Jusqu’à 120 000 personnes en vivent, directement et indirectement. C’est plus que toute autre industrie. Certains critiquent sans même réaliser qu’ils en sont directement bénéficiaires. Le problème est qu’on veut le beurre sans le payer. On veut continuer à accueillir des touristes à hauts revenus, mais on ne veut pas leur donner l’espace nécessaire sur les plages. On jalouse des plages louées aux hôtels mais on oublie de voir que les plus belles plages de Maurice sont en fait les plages dites publiques. Ces plages publiques doivent absolument être préservées et entretenues car les aspirations des Mauriciens aux loisirs balnéaires sont légitimes.

 

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