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Entre course à la valeur ajoutée et menace existentielle : le sucre mauricien face à la tempête

Des recherches sont en cours pour développer une variété de canne plus résistante.

Après des années de cours élevés, la chute brutale des prix inquiète toute la filière. Entre stratégie de montée en gamme et menaces structurelles, un secteur vital cherche son salut dans la valeur ajoutée.

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Le sucre mauricien est à la croisée des chemins. Après avoir profité de plusieurs années de prix rémunérateurs à partir de 2022, la filière sucrière fait face à un retournement brutal du marché mondial. Une situation qui interroge l’avenir d’un secteur représentant encore 2 % du Produit intérieur brut (PIB) national et plus de 10 % des exportations domestiques, mais confronté à des défis qui dépassent la seule volatilité des cours.

La mécanique est classique, mais ses effets n’en sont pas moins redoutables. « Le sucre est une commodité dont le prix est sujet à l’offre et la demande », rappelle Devesh Dukhira, Chief Executive Officer (CEO) du Mauritius Sugar Syndicate, l’organisme chargé de commercialiser la production sucrière de l’île. « À la suite de quelques années de prix rémunérateurs, les producteurs sucriers ont investi davantage pour augmenter leurs capacités – dans les champs comme aux usines –, se traduisant par une hausse de production, donc un surplus de sucre et par ricochet une pression sur les prix. »

Les chiffres de l’Organisation internationale du sucre confirment ce diagnostic : une hausse de 5,4 millions de tonnes de production sucrière à l’échelle globale est attendue en 2025-26, par rapport à l’année précédente, alors que la consommation n’augmenterait que de moins d’un million de tonnes. Cette hausse viendrait principalement de l’Inde et de la Thaïlande.

Le phénomène ne se limite pas aux grands producteurs asiatiques. Sur le marché européen, où la production avait baissé en 2022 en raison de conditions climatiques défavorables – entraînant une hausse du prix moyen d’au moins 70 % –, la culture de la betterave a connu une croissance de 5,8 % en 2023 et 6,8 % en 2024. Cette expansion s’est traduite par une hausse de 2 millions de tonnes de production sur ces deux années, soit près de 15 % de la consommation actuelle du continent.

Conséquence : un niveau de stock élevé, offrant aux acheteurs des conditions avantageuses pour négocier les prix à la baisse. « Les prix en Europe, malgré la taxe d’importation de 419 euros, sont également influencés par ces cours mondiaux, sachant que le sucre provient de diverses autres origines à des conditions préférentielles », précise Devesh Dukhira.

La spécialisation comme rempart

Face à cette volatilité, Maurice mise sur la spécialisation. « Les sucres à valeur ajoutée de Maurice, dont le sucre blanc et les sucres spéciaux, sont vendus avec des primes sur les cours mondiaux », explique le CEO du Mauritius Sugar Syndicate. « Leurs prix sont donc sujets à cette volatilité du marché international, bien que les primes permettent d’en limiter partiellement les effets. »

Le positionnement sur les segments de niche offre, en effet, une certaine protection. « Le cours sucrier influence les prix dans tous les segments de marché mais la volatilité serait moindre dans les segments de niche : vu que les prix sont déjà plus élevés, toute hausse ou baisse serait mitigée. »

Aujourd’hui, la vente des sucres spéciaux a « graduellement évolué » et atteint quelque 130 000 tonnes annuellement. La production de sucre blanc, quant à elle, s’établit à environ 70 000 tonnes pour la récolte en cours. « La priorité, même pour la raffinerie, serait de produire autant de sucre blanc spécial que possible, tel que le sucre blanc extra fin ou destiné aux besoins des boissons », indique Devesh Dukhira.

À cela s’ajoute une stratégie industrielle particulière : le raffinage par la raffinerie d’Omnicane d’un mélange de sucre roux importé et de sucre local permet une production accrue de sucre blanc, « ce qui aide donc à maintenir nos parts de marché dans diverses destinations ». Ces ventes additionnelles, « tout en restant conformes aux règles d’origine, peuvent atteindre jusqu’à 100 000 tonnes de sucre blanc annuellement ».

Diversification géographique en cours

Si l’Europe demeure un marché important pour les sucres spéciaux mauriciens, la concurrence s’y accentue, « surtout des pays qui y ont également accès hors taxe sous divers accords commerciaux ». Le Mauritius Sugar Syndicate tente donc de diversifier ses débouchés : hormis l’Europe, où l’île a des engagements de vente pour quelque 88 000 tonnes sur la récolte actuelle, les volumes s’établissent à 11 000 tonnes sur les États-Unis, et à plus de 15 000 tonnes au Moyen-Orient et en Asie.

« Vu leurs prix plus élevés, il y aurait moins de demande pour ces sucres sur le marché africain, où nous privilégions néanmoins un sucre roux ordinaire pour la consommation directe lorsque les prix deviennent attrayants », précise Devesh Dukhira.

Les sucres spéciaux mauriciens sont déjà en vente dans plus d’une soixantaine de pays, dont une vingtaine en Europe. « Avec une concurrence croissante, notre priorité avant tout est de protéger nos parts de marché, que nous assurons en collaboration avec nos principaux acheteurs, tout en essayant de consolider nos parts », explique le CEO. Les marchés chinois et indien, « avec une base de consommateurs de plus en plus aisée », offriraient des possibilités de croissance, « surtout grâce à l’accord commercial en place depuis 2021 ».

Pour rester compétitive, la filière mise également sur l’innovation. Le ministère de l’Agro-industrie évoque le développement de nouvelles variétés de canne plus résistantes, l’agriculture biologique et le recours aux drones pour améliorer l’extraction du sucre et réduire les coûts. « C’est la seule manière de rester compétitif », explique-t-on au ministère.

La diversification des revenus passe aussi par la biomasse et le rhum de qualité mondiale. Pour le ministre Arvin Boolell, la canne doit se réinventer en mettant l’accent sur la valeur ajoutée. Avec 78 % des revenus revenant aux planteurs, il estime que « tout l’écosystème sucrier peut renaître » si chacun joue son rôle.

Pénurie persistante de main-d’œuvre

Cependant, la filière fait face à une menace plus structurelle : la pénurie de main-d’œuvre. Selon Salil Roy, président de la Planters Reform Association (PRA), « si rien n’est fait pour attirer et retenir les travailleurs, les planteurs seront découragés et quitteront la filière ». Sans main-d’œuvre suffisante, la production de sucres spéciaux, les revenus d’exportation et l’énergie issue de la bagasse sont tous en péril.

Salil Roy insiste sur la nécessité de mesures concrètes : meilleures conditions de travail, salaires attractifs et soutien aux planteurs. « Maurice a prouvé qu’il pouvait rivaliser avec les grandes puissances sucrières », rappelle-t-il. La filière doit maintenant passer « de la survie à la consolidation ».

Selon lui, le sucre mauricien dispose de tous les atouts pour se réinventer et rester compétitif : tradition, innovation et valorisation de la bagasse peuvent transformer les défis en opportunités. Mais le temps presse : il est impératif d’agir dès maintenant pour protéger la filière, soutenir les planteurs et garantir un avenir durable.

Un constat partagé par l’ancien ministre de l’Agro-industrie, Mahen Seeruttun, qui souligne que les mesures incitatives historiques ont disparu : aides à la replantation et subventions sur les fertilisants. Les primes pour les premières tonnes récoltées ne sont, elles, plus accordées, tandis que les coûts de production continuent de grimper. Si aucune action n’est prise rapidement, la superficie cultivée diminuera et les planteurs se détourneront de la canne. 

Selon lui, il est crucial de revoir le prix de la bagasse pour inciter les cultivateurs à revenir à la plantation et assurer la pérennité de la filière. « La canne à sucre peut permettre à Maurice de produire de l’énergie propre et de renforcer son autosuffisance économique », insiste-t-il. Sans soutien réel, le pays risque de perdre l’un de ses piliers historiques.

L’impuissance face aux cycles mondiaux

Pour autant, la marge de manœuvre reste limitée. « Avec une production insignifiante par rapport à l’échelle mondiale, nous ne pouvons malheureusement pas influencer les tendances de prix et auront à faire face continuellement à leur volatilité », reconnaît Devesh Dukhira.

Le CEO du Mauritius Sugar Syndicate mise sur plusieurs leviers pour préserver la viabilité du secteur. D’abord, la défense des prix de vente par le Mauritius Sugar Syndicate. Ensuite, l’amélioration de l’efficience dans les champs par les planteurs « afin de pouvoir rester compétitifs ». Enfin, la valorisation des coproduits du sucre – bagasse et mélasse – dont les planteurs tirent des « recettes additionnelles ». « Leurs prix doivent être revus en continu pour assurer qu’ils peuvent obtenir leur valeur réelle. Ces coproduits du sucre aident à mitiger les fluctuations du prix sucrier », insiste-t-il.

L’industrie cannière représente toujours environ 2 % du PIB national, tandis que les exportations sucrières comptent pour plus de 10 % des exportations domestiques, « sans compter les autres activités qui dépendent sur ce secteur, donc avec un effet multiplicateur sur l’économie ». Mais pour Devesh Dukhira, il est « primordial de maintenir un niveau de production adéquat afin d’assurer la compétitivité du secteur et aussi la force ‘marketing’du Mauritius Sugar Syndicate ».

Face à cette conjoncture défavorable, le CEO du Syndicate se veut néanmoins mesuré dans son pessimisme. « Comme pour toute commodité agricole, le cours sucrier est cyclique », rappelle-t-il. « Grâce à la valeur ajoutée et notre agilité pour dévier les exportations sur les destinations les plus attrayantes, ainsi que les recettes des coproduits du sucre, nous arrivons néanmoins à mitiger les fortes baisses de prix, en attendant qu’ils reprennent. »

Un argument qui pourrait sonner juste : « Aux prix actuels, beaucoup de producteurs sucriers font des pertes, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas viables en général. Le marché aura donc à trouver un nouvel équilibre de prix qui serait forcément plus attrayant aux producteurs locaux également. » En attendant, les planteurs mauriciens doivent « améliorer leur efficience afin, premièrement, d’être résilients à ces fluctuations de prix et, deuxièmement, se préparer dans des conditions de prix favorable pour pouvoir faire face à des prix moins rémunérateurs ».

Reste à savoir si le sucre mauricien saura encore longtemps tenir face aux tempêtes du marché mondial.

La bagasse, pilier de l’énergie verte en déclin

La canne à sucre contribue également à la production d’énergie verte. En 2024, les énergies renouvelables représentaient 9,1 % de la consommation nationale, soit 147 000 tonnes équivalentes en pétrole. La bagasse demeure la principale source, représentant près de 80 % de la production renouvelable. 

Mais la tendance est à la baisse : la bagasse a diminué de 7 %, le gaz de décharge de 34 %, et le bois de feu de 7 %. Ce recul souligne l’urgence d’investir dans de nouvelles sources d’énergie durable pour réduire la dépendance aux combustibles fossiles et valoriser les sous-produits de la canne.

La filière en chiffres

130 000 tonnes : volume annuel de sucres spéciaux produits par Maurice
70 000 tonnes : production de sucre blanc pour la récolte en cours
88 000 tonnes : engagements de vente sur le marché européen
2 % : part de l’industrie cannière dans le PIB mauricien
10 % : part des exportations sucrières dans les exportations domestiques totales
78 % : part des revenus sucrières revenant aux planteurs
9,1 % : part des énergies renouvelables dans la consommation nationale en 2024
80 % : part de la bagasse dans la production d’énergie renouvelable
-7 % : baisse de la production de bagasse entre 2023 et 2024

Année Canne non récoltée (hectares) Canne coupée mais non transportée (hectares) Planteurs enregistrés Terres abandonnées (hectares)
2023 637 41 8 658 1 500
2024 560 38 8 137 1 250
 

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