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Ehshan Kodarbux, directeur du Défi Media Group : «Nous nous efforçons d’être le miroir de la société»

« 25 ans, c’est sans doute un âge honorable, mais parler de longévité dans la conjoncture actuelle est quelque peu présomptueux, même pour le leader de la presse écrite. » Le ton est donné. Dans cet entretien accordé dans le cadre des 25 ans du Défi Plus, Ehshan Kodarbux relate avec une pointe de nostalgie comment Le Défi Media Group, dont il est le directeur, s’est construit au fil du temps pour devenir une force incontournable de la sphère médiatique et une entreprise prospère employant 300 salariés et collaborateurs. Pourtant, ses débuts ont été modestes avec une équipe de départ composée littéralement de « trois pelés et quatre tondus ». Il jette également un regard  critique sur la presse, la société et la politique. Au passage, il note avec intérêt la « révolution » qui s’opère avec l’ampleur que prend le journalisme citoyen. Il parle aussi de l’avenir du groupe qui, au gré des progrès technologiques ainsi que des attentes du public, continuera à se réinventer et à diversifier ses activités.

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« Notre devise demeure : l’intérêt public avant l’intérêt de la bourgeoisie d’État ou de la bourgeoisie historique. »

Reconnue pour sa pluralité, la presse mauricienne a plus de deux siècles d’histoire. Au cours de cette traversée, des titres réputés comme Le Cernéen ont disparu, notamment en raison des forces du marché. Avec 25 années d’existence au compteur, Le Défi Plus est désormais un titre incontournable. Quel est le secret de sa longévité ?

Soyons modestes. Le cimetière des journaux à Maurice est parsemé de titres connus et inconnus. Comme vous le dites, Le Cernéen, une des plus vieilles publications de l’hémisphère Sud, a disparu après plus de 150 ans d’existence. L’ensemble de la presse écrite, nous compris, est sérieusement affecté par les nouvelles technologies de l’information, en particulier les médias sociaux. C’est un phénomène mondial et la COVID-19 n’a fait qu’aggraver les problèmes de la presse écrite.

Donc, 25 ans, c’est sans doute un âge honorable, mais parler de longévité dans la conjoncture actuelle serait quelque peu présomptueux, même pour le leader de la presse écrite. Encore heureux que les divers lectorats, vieillissants certes, restent plus ou moins fidèles à leurs titres respectifs. Nous les remercions d’ailleurs sincèrement pour cela, car nous n’existons que grâce à leur assentiment. Pour répondre à votre question, notre secret réside sans doute dans le fait que nous répondons toujours aux besoins et aux attentes d’une importante partie de la population qui nous fait confiance.

Vous êtes le seul journaliste de votre génération à avoir créé un groupe de presse. Ayant démarré l’aventure avec trois pelés et « quatre » tondus, comme vous aimez le rappeler, Le Défi Media Group compte aujourd’hui environ 300 salariés et collaborateurs. Il consolide sa présence dans la presse écrite et parlée, ainsi que dans les médias électroniques. Avez-vous le sentiment du devoir accompli ?

Je n’y ai jamais vraiment pensé. Je crois dans la philosophie qui consiste à accomplir votre « dharma » (devoir ; NdlR) et le reste n’est que « karma » (destin ; NdlR). En fait, comme beaucoup de gens qui « réussissent », je souffre du syndrome de l’imposteur. Qu’est-ce qu’un naïf comme moi fait à la tête du premier groupe média du pays en matière de lectorat et d’audience ?

Avec le recul, je crois que je n’aurais pas pris les risques que j’ai pris si dès le départ j’avais été détenteur d’un MBA ou d’autres qualifications ronflantes. Quelque part, il y avait un mélange de nécessité, de conviction et d’inconscience, des facteurs qui n’ont rien à voir avec un Business Plan préétabli. Nous nous sommes jetés à l’eau. Depuis, on ne finit pas d’apprendre, d’expérimenter mais aussi d’appréhender. Pour paraphraser, le devoir accompli, c’est peut-être le plaisir ou les peines du parcours, pas la destination.

Visionnaire, homme d’affaires avisé, rusé... Ce sont autant de qualificatifs qui reviennent dans la bouche de ceux qui vous ont côtoyé. Vous reconnaissez-vous dans ces termes ?

(rires) Comme on dit dans le jargon, « this is a very loaded question ». Pour faire bonne mesure, cela comporte une bonne dose de « cognitive bias ». D’où l’importance de la rigueur dans la conception et le choix des mots. Visionnaire ? Je me vois plutôt intuitif et pragmatique.

« Homme d’affaires avisé et rusé » ? Je me considère plutôt comme un journaliste passionné devenu par la force des choses entrepreneur. Car la logique économique, voire la loi naturelle, impose dans un environnement concurrentiel l’expansion ou l’extinction. Nous avons choisi la première. Mais à bien y réfléchir, c’est une longue histoire.

J’ai été marchand ambulant à l’âge de 12 ans parce que mes parents n’avaient pas les moyens de me payer des études secondaires. J’ai ramé entre études et petits boulots, notamment en tant que marchand de quatre-saisons, afin de m’offrir un School Certificate. C’était commun au sein de nombreuses familles pauvres à l’époque. Je suis devenu reporter au Star à l’âge de 18 ans après un passage comme Trainee Reporter à The Nation. De nos jours, un tel début serait assez atypique.

Donc pour vous, ceux qui font l’effort nécessaire doivent pouvoir réussir ?

C’est un raccourci un peu rapide. Nous savons tous que le système politico-économique tel qu’il est structuré engendre et reproduit des iniquités sociales criardes. Pour que les réussites soient la norme et non l’exception, il faut des réformes profondes.

Dans mon cas, il y a eu la rue, le risque, la persévérance et la frugalité. Je pense que dans certaines circonstances, ce qui apparaît au départ comme un handicap peut devenir un atout. Nous donner de la pugnacité à faire face aux défis, la rage de réussir et la résilience à survivre. Ce que Nassim Nicholas Taleb dénote comme étant un état « Antifragile », titre d’un de ses best-sellers.

Suis-je un « homme d’affaires avisé » ? Je n’en sais rien. J’ai peut-être eu de la chance, contrairement à d’autres, dont des membres de ma famille. J’ai peut-être aussi davantage « put skin in the game » que d’autres.

Faites-vous une différence entre un entrepreneur et un homme d’affaires ?

Absolument ! Grosso modo, c’est comme faire la différence entre la passion et l’argent. On dit souvent que pour obtenir le meilleur Job Satisfaction, il convient de faire de sa passion son job. Tout le reste, y compris l’argent, peut découler de cette passion.

Dans notre cas, nous sommes partis de trois pelés et « quatre » tondus, exactement sept personnes, pour construire au bout de 25 ans un groupe employant 300 salariés et collaborateurs. Bien sûr, cela a été un travail d’équipe.

Le modèle conventionnel de réussite est d’encourager les gens à donner une éducation conformiste à leurs enfants afin qu’ils obtiennent de bons résultats académiques et de là un « bon job » sécurisé, ou mieux devenir fonctionnaire avec à la clé une voiture duty-free. C’est le summum de la réussite aux yeux de certains.

Il n’y a rien de mal à cela, sauf que ce n’est pas un système qui encourage l’entrepreneuriat, le goût du risque. Ce n’est pas un processus qui aide à « Awaken the giant inside » (ouvrage d’Anthony Robbins publié en 1991 ; NdlR). Ceux qui osent s’y aventurer le font à leurs risques et périls, mais au bout du compte, l’accomplissement personnel, au-delà de toute considération matérielle, peut être exaltant, voire enrichissant.

« L’ensemble de la presse écrite, nous compris, est affecté par les nouvelles technologies de l’information, en particulier les médias sociaux. La COVID-19 n’a fait qu’aggraver la situation. »

Pour en revenir au Défi Plus, pouvez-vous nous parler de son évolution ?

Le Défi Plus a traversé plusieurs étapes au cours de son évolution. D’abord journal satirique et très politisé (c’était dans l’air du temps dans les années’ 80 et 90), il a évolué pour devenir une plateforme plurielle, en corrélation avec nos autres supports médias (radio, Web et Web TV). L’ensemble se veut être un miroir de la société. D’où l’accent non seulement sur la politique mais aussi sur les mœurs, l’économie, les tendances sociales, les loisirs, etc.

À sa création, Le Défi Plus avait pour devise d’être la voix des sans-voix. Est-ce toujours le cas ?

Le contexte et le monde lui-même ont changé. Mais je pense que nos valeurs fondamentales sont restées les mêmes, c’est-à-dire continuer à être la voix des sans-voix, notamment à travers des rubriques telles que « Explik ou Ka » ou des émissions comme « La Voix Maurice ».

Notre devise s’applique tout autant quand nous traitons de grands dossiers : l’intérêt public avant l’intérêt de la bourgeoisie d’État ou de la bourgeoisie historique. Les politiciens, leurs conseillers et leurs agents, et même certains journalistes sont très passionnés par les mélodrames politiques et s’y laissent parfois entraîner.

Mais les faits, comme le prouvent de récents sondages de Kantar et de Straconsult, démontrent que le grand public est davantage intéressé par tout ce qui touche à sa vie quotidienne : la question du Law and Order, le problème d’eau, la prolifération de la drogue et ses conséquences meurtrières, la pollution qui affecte la santé, etc. Nous nous efforçons d’être le miroir de la société dans toutes ses variantes, pas seulement de la sphère politico-politicaille.

« Je me considère plutôt comme un journaliste passionné devenu par la force des choses entrepreneur. Car la logique économique, voire la loi naturelle, impose dans un environnement concurrentiel l’expansion ou l’extinction. Nous avons choisi la première. »

Je saisis la balle au bond pour vous parler de l’actualité qui, ces jours-ci, est dominée par une série de dénonciations sur ce qui s’apparente à un vaste scandale politico-financier. Quel regard jetez-vous sur ces événements ?

Il n’y a rien de nouveau sous les tropiques. Chaque gouvernement engendre son lot de scandales. Souvent, cela tend à s’amplifier durant un second mandat. La raison est simple : le « Network », tissé au fil des ans par certains tenants du pouvoir et ceux qui vivotent dans leur sphère, prend racine et se croit tout permis. Est-ce du fatalisme ? Pas nécessairement !

On connaît quelques remèdes de cheval, dont le contrôle du financement politique, que l’on dit être la mère de toutes les corruptions. Ou encore une dose de proportionnelle au système électoral afin de limiter l’hégémonie des partis traditionnels. Il faudrait aussi que la nomination à des postes clés, surtout ceux dits constitutionnels, se fasse par un Select Committee impartial, afin d’assurer l’indépendance et le bon fonctionnement des institutions. Tout ceci est vital à la séparation des pouvoirs, fondement de notre État de droit.

La grande question qui subsiste : qui veut vraiment d’un système qui fonctionne dans l’intérêt de la population alors que le statu quo sert si bien l’intérêt de l’élite politique et économique ? Un marxisant vous dirait que le « réveil des citoyens » n’est que la conséquence dialectique d’un système rongé par des contradictions et en état de décomposition. En fait, ce n’est pas un phénomène purement local. C’est une tendance internationale.

Qu’est-ce qui expliquerait cela, selon vous ?

Les technologies de l’information et de la communication ont bouleversé le monde ainsi que les mentalités. Elles ont mis une bombe atomique entre les mains du citoyen lambda par le biais des médias sociaux. Monsieur Tout-le-Monde est devenu un organe multimédia.

Ce qui implique un changement radical dans les relations voire dans le rapport de forces entre les pouvoirs quels qu’ils soient (gouvernement, pouvoir économique, médias, entités traditionnelles, etc.) et les simples citoyens. Ceux-ci veulent avoir leur mot à dire ainsi qu’une place à la table réservée jusqu’ici à ce qu’on appelle l’élite et les privilégiés du système.

À Maurice, on se focalise sur la sphère politique, mais dans le fond, le mouvement citoyen, véritable phénomène international à l’instar de Mai 68, traverse toutes les strates de la société, y compris l’école, les entreprises, les religions organisées, etc. Les gens sont mieux éduqués et informés. Ils sont davantage conscients de leurs droits. Ils ne veulent surtout pas qu’on leur marche sur les pieds.

L’équité est un mot qui revient comme un leitmotiv dans le discours citoyen. On sent que les gens de la nouvelle génération veulent vivre d’après leurs aspirations propres tout en codéterminant leur destinée en société. C’est une aspiration, somme toute, légitime. Le tout est de bien comprendre qu’on n’a pas uniquement des droits. On a également des devoirs et des responsabilités en tant que citoyen, père ou mère, chef d’entreprise ou salarié, enseignant ou politicien. Ce qu’on exige de l’État, il faut aussi pouvoir l’appliquer dans notre vie quotidienne, à travers une conduite éthique.

« Nos valeurs fondamentales restent les mêmes, notamment de continuer à  être la voix des sans-voix… »

Le journaliste est, dit-on, le témoin de son temps. Quels sont les événements phares couverts par Le Défi Plus qui vous ont le plus marqué ces 25 dernières années ?

Il y en a tellement eu qu’il serait fastidieux de tous les énumérer. Je comprends que dans votre édition spéciale il y aura une rétrospective de ces événements. Mon expérience personnelle est qu’on en a vu de toutes les couleurs. Certains cas m’ont marqué, comme celui d’un ministre senior qui nous avait poursuivis en Cour suprême pour diffamation. Nous savions que nous n’avions publié que des faits. Nous avions des documents bancaires en notre possession. Mais en raison de la législation sur le secret bancaire, de tels documents étaient irrecevables en cour. Il a donc fallu présenter des excuses et payer un minimum de dommages.

Dans un récent passé, nous avions écrit sur un « homme religieux », connu pour être un prédateur sexuel. Il y a eu plusieurs plaintes au sein de la secte, mais aucune auprès de la police. Par peur de représailles ou plutôt de fausses hontes, aucun témoin n’est venu soutenir nos écrits. Ici également on a dû présenter des excuses et payer les frais des avocats de la partie adverse. C’est frustrant, mais c’est comme cela.
Il faut aussi dire que faute de vérification nécessaire ou par manque de vigilance ou de rigueur, nous avons, dans certains cas, blessé des personnes et non des moindres. J’ai à l’esprit comment à la base des affidavits jurés par deux proches agents de Jean Claude de l’Estrac, toute une campagne avait été menée pour l’associer au trafiquant de drogue Ayood Khodabaccus, surnommé La Guitare.

Il s’est avéré plus tard qu’il s’agissait d’un complot ourdi par ses adversaires politiques avec la complicité de frustrés. J’ai appris à mieux connaître Jean Claude de l’Estrac en tant que directeur de La Sentinelle et président du Media Trust. Il a été un redoutable compétiteur, mais il était loin de la caricature qu’on peignait. On en rit aujourd’hui, mais qu’est-ce que lui-même et sa famille ont vécu à l’époque ?

Je me souviens également du cas d’une femme dont on avait publié la photo, le visage masqué, au sujet d’une enquête sur la prostitution. Elle nous avait poursuivis et elle nous avait réclamé des dommages, arguant que c’était bien sa photo, sauf qu’elle n’avait rien à faire avec la prostitution. Notre avocat nous disait qu’il n’y avait « no case to answer », qu’elle n’était pas identifiable sur la photo, que le doute jouait en notre faveur, qu’aucune cour de justice ne nous condamnerait, etc.

J’ai fait ma petite enquête auprès de la rédaction. Je suis arrivé à la conclusion que quelqu’un quelque part avait fauté. Nous nous devions de présenter des excuses et de compenser cette personne. Après un arrangement légal, j’ai personnellement présenté des excuses à cette femme dans les couloirs du tribunal. Je ne me suis jamais senti aussi soulagé que ce jour-là.

Tout ceci pour vous dire que le métier de journaliste est exigeant. Nous ne sommes pas infaillibles. L’expérience nous apprend à ne pas « jump to conclusions ». Qu’il vaut mieux perdre une exclusivité tapageuse que de blesser une personne et sa famille. La prudence et la rigueur sont de mise. Rien n’est tabou, sauf qu’il faut vérifier une information, la contrevérifier et obtenir la version de la partie mise en cause. Ce sont les directives données aux journalistes. Les observent-ils toujours dans le feu de l’action ? Ça, c’est une autre histoire.

« La grande question demeure : qui veut vraiment d’un système qui fonctionne dans l’intérêt de la population alors que le statu quo sert si bien l’intérêt de l’élite politique et économique ? »

Dans un monde idéal, la presse serait totalement indépendante et impartiale. Mais on sait que les budgets publicitaires, entre autres, peuvent influer sur l’orientation d’un journal…

Vous dites bien : dans un monde idéal. La réalité est que nous vivons sur une île où les moyens de pression, qu’ils soient directs ou subtils, sont inversement proportionnels à l’échelle du pays au kilomètre carré. Il y a, à tout casser, une vingtaine de gros annonceurs, l’État compris. La presse écrite dépend de 35 % à 65 % d’apports publicitaires pour sa survie.

Pour des raisons historiques, nous sommes dans la gamme basse. Nos annonceurs sont plus diversifiés. Nos coûts sont compensés par des ventes de journaux supérieures à la moyenne de l’industrie et une gestion rigoureuse des ressources. Ensuite, nous avons diversifié en investissant, par exemple, dans l’événementiel.

Mais vous avez raison. On croit souvent qu’il n’y a que des pressions ou des « boycotts » politiques. Il faut se détromper à ce sujet. Certains grands groupes économiques ne sont pas en reste. On arrive cependant à faire face grâce à la force de notre lectorat ou audience. Car les « pressions » ou « boycotts » peuvent être à double tranchant. L’histoire récente de notre pays est jalonnée d’exemples.

Eu égard aux politiciens, heureusement que les principaux journaux et les médias en général ont une plus longue durée de vie que la carrière au pouvoir des politiques. Concernant les groupes économiques, ils saisissent de plus en plus qu’ils n’ont pas intérêt à être « unfair » ou discriminatoire dans l’attribution des budgets publicitaires. Car il y a toujours le risque d’un effet boomerang.

C’est donc matériellement difficile de pratiquer le journalisme indépendant sur une île ?

C’est évidemment le cas si vous n’êtes pas financièrement indépendant. Cela dit, à Maurice, les polarités finissent par se complémenter. Ajoutez les médias sociaux et vous avez un grand bazar démocratique. Vous savez, je n’ai pas une débordante admiration pour Alain Gordon-Gentil, mais il a dit une chose qui force le respect : au lieu de continuellement parler de journalisme indépendant, il vaut mieux pratiquer un journalisme honnête.

C’est ce que nous nous efforçons de faire, malgré les contraintes. L’idée est d’être une plateforme plurielle et inclusive où passent tous les courants. Nous voulons être un miroir de la société, sans nous impliquer dans le jeu politique. Ce n’est pas notre rôle. Il y a d’autres acteurs pour cela. Puis il y a une vie au-delà de la politique pure et dure. Il y a l’économie, le social, les sports, les loisirs, etc.

N’empêche que dans certains milieux, il y a une perception selon laquelle Le Défi Media Group serait plus proche du Mouvement socialiste militant (MSM) ?

Il y a surtout le fait que cette perception arrange bien l’agenda de certains. Il faut situer les choses dans leur contexte. Cela risque d’être long, mais allons-y. Disons de prime abord que dans les années’ 70-80, il était difficile, pour diverses raisons, de faire son entrée dans « la grande presse ».

Je ne sais même pas si un journal réellement indépendant ait jamais existé à Maurice eu égard aux prises de position tranchées de différentes publications à l’occasion d’événements tels que l’indépendance du pays, la période de coalition Parti travailliste (PTr)/Parti mauricien social-démocrate, les événements de 1982-83, et bien après. Il me paraissait que chaque publication avait choisi un camp et défendait des intérêts bien compris.

Ce n’est un secret pour personne que j’ai été journaliste puis rédacteur salarié d’une publication (la première version du Défi animée au départ par mon regretté collègue James Clency Hurry) jugée proche du MSM, en fait de Vishnu Lutchmeenaraidoo. Diplômé et chômeur, j’ai également été attaché de presse de Karl Offman.

J’ai connu pas mal de péripéties pour finalement comprendre que si je voulais faire du journalisme comme je l’entendais, je devais être maître à bord, tout en étant matériellement indépendant. Cet objectif, nous l’avons atteint avec le succès du Défi Plus, malgré des débuts laborieux et le rachat de la presse rotative de Sun Printing. Le succès inespéré de Radio Plus a contribué à consolider notre indépendance.

Votre passé colle au Défi Media Group ?

On oublie trop souvent que Maurice est une île et qu’il n’y a pas beaucoup d’opportunités dans certains secteurs restreints, tels que les médias où les vases sont souvent communicants. Finlay Salesse a débuté à The Nation, organe de l’aile boolelliste du PTr. Il a été député du Mouvement militant mauricien (MMM) avant d’atterrir à 5-Plus et finalement à Radio One. Jean Claude de l’Estrac a été journaliste à l’express, puis ministre du MMM avant de devenir directeur et éditorialiste de La Sentinelle. Jean Claude Antoine a collaboré à la Mauritius Broadcasting Corporation (MBC) et à Horizons Nouveaux. Jugdish Joypaul a été à The Nation, puis à la MBC avant d’exercer à Radio Plus. Je peux vous citer comme cela des dizaines de noms. Est-ce que le passé de ces personnes les disqualifie pour être des plumes ou des voix considérées comme étant indépendantes ?

Prenez notre ami Subash Gobine. Il a été tour à tour journaliste à The Nation, rédacteur au Militant et rédacteur en chef à The Sun. Il est aujourd’hui attaché à l’express après avoir été conseiller politique de Navin Ramgoolam.

Je ne trahis aucune confidence en narrant ce qu’il m’a dit : il n’a jamais pratiqué son métier aussi librement et il ne s’est jamais senti aussi heureux comme journaliste que lorsqu’il exerçait au Défi Media Group. Il n’est pas le seul.

Nos rédacteurs (Nawaz Noorbux à la radio, Jean-Luc Emile sur TéléPlus, Dad Gungea au www.defimedia.info, Eshan Dinally et Jane Lutchmaya auprès de nos différentes publications) opèrent en toute autonomie. Il en va de même pour nos chefs de section. Une des directives d’ordre général données aux rédacteurs et aux journalistes est de veiller à ce qu’il y ait « fairness » et équilibre dans le traitement de l’information. Nous n’avons aucune croisade politique à mener au nom du journalisme indépendant, que ce soit contre le gouvernement ou l’opposition. Notre devoir consiste à informer de manière honnête après les vérifications d’usage.

Maintenant, est-ce que Le Défi Media Group est pro-MSM ? Il faut poser la question à Nando Bodha, ancien secrétaire général de ce parti (en lui demandant à quelle publication il fait référence lorsqu’il parle de bois de rose), ainsi qu’à certains ministres du gouvernement qui ont fait l’objet de révélations ou de critiques acerbes dans nos colonnes. Il faut également demander à Pravind Jugnauth et à certains de ses conseillers ce qu’ils pensent de Radio Plus.

La presse est considérée comme le quatrième pouvoir. Êtes-vous satisfait de son rôle de garde-fou ?

Je vous dirai verbatim ce que j’ai répondu à une question similaire au Star le 10 mai 2015 : « Je ne dirais pas que la presse constitue un pouvoir. Le véritable pouvoir c’est la population, comme on l’a constaté aux dernières élections générales (décembre 2014). La société civile, par exemple, constitue un pouvoir beaucoup plus important que la presse. Elle s’exprime de plus en plus à travers plusieurs organisations non gouvernementales. Certains se consacrent à la protection de l’environnement. D’autres militent en faveur des droits humains (…) Tous ces mouvements participent à la transformation de l’ordre social existant. Personnellement, je conçois les médias non pas comme un pouvoir, mais comme une plateforme, une courroie de transmission du débat public. C’est aussi une soupape de sûreté afin de permettre aux gens de s’exprimer pacifiquement au lieu d’avoir recours à des méthodes violentes comme c’est le cas dans les sociétés non démocratiques. »

« Les technologies de l’information et de la communication ont mis une bombe atomique entre les mains du citoyen lambda par le biais des médias sociaux. Monsieur Tout-le-Monde est devenu un organe multimédia…  Les simples citoyens veulent avoir leur mot à dire et une place à la table réservée jusqu’ici à ce qu’on appelle l’élite et les privilégiés du système. »

Le journalisme citoyen, vous y croyez ?

Ici encore, je suis tenté de reprendre presque verbatim ce que j’ai dit au Star il y a six ans : « Il n’est simplement plus possible de contrôler l’information. Nous vivons dans un monde globalisé où Internet et les médias sociaux ont ‘empower’ comme jamais le simple citoyen. En fait, le citoyen-internaute a arraché le monopole de l’écrit des mains des journalistes et a brisé le monopole de la parole des politiciens. Ces deux catégories – journalistes et politiciens – n’arrivent toujours pas à saisir la portée et les implications de cette révolution, et c’en est une. »

Le rebelle qui sommeille en moi est tenté de vous dire : « Brûlons la presse traditionnelle. » Car au départ, ne combattions-nous pas pour que tout un chacun puisse avoir voix au chapitre ? Et c’est une réalité aujourd’hui. Mais en même temps, à voir les dérives et les « fake news » qui pullulent sur le net, il est évident que pour avoir des « fair, verified and balanced news », ce n’est pas demain la veille qu’on se passera des journalistes, des professionnels formés à ce métier.

À un moment donné, vous vouliez vous retirer de la presse et vous envisagiez de céder vos parts à la BAI. Est-ce toujours le cas ?

J’ai déjà expliqué les raisons pour lesquelles je voulais me désinvestir du groupe. À l’époque, j’étais fatigué. Notre partenaire instituait en parallèle un autre groupe média. La conjoncture politique était incertaine. Mon fils, qui ne porte pas beaucoup d’intérêt au groupe, me conseillait d’investir dans Amazon (l’action était à USD 300. Elle est aujourd’hui à USD 3 000). Il y avait une conjonction de facteurs.
J’allais de toute façon continuer à être conseiller et éditorialiste du groupe. Dawood Rawat, réticent au départ que je vende mes actions et que je me retire, avait fini par accepter mon choix et par me donner un contrat en blanc. J’étais satisfait d’une chose : l’intérêt et l’avenir des employés étaient assurés au sein d’un grand groupe comme la BAI. Le destin en a voulu autrement.

Alors que je voulais vendre mes actions à la BAI, c’est le contraire qui s’est produit, et ce dans des circonstances dramatiques et inimaginables. Je ne pose pas de jugement de valeur sur la pertinence du démantèlement ou de l’implosion de la BAI.

Ce qui est clair, c’est qu’une fois le processus enclenché, une certaine mafia de l’ombre ne pensait qu’à dépecer des biens de la BAI. Il y avait notamment un axe politicien/ comptable actionnaire d'un groupe de presse/ et possiblement un ex-haut cadre de la BAI qui voulait mettre le grappin sur notre groupe pour « dipain di beurre ».

Une campagne à la CIA (visant à dénigrer et à salir systématiquement sa cible afin de faciliter ou de justifier son abattage) avait été menée non seulement contre Dawood Rawat mais également contre moi dans une section de la presse. Il était même prévu que je sois arrêté sous une accusation provisoire. Lorsque j’ai compris où ils voulaient en venir, j’avais l’obligation morale de rester et de me battre afin de défendre le groupe.

En très haut lieu, on commençait à comprendre que certains avaient leur propre agenda. Avec le jackpot de la vente des actions de Britam au Kenya et autres, certains se constituaient un trésor de guerre et voulaient même investir les médias. Avec le recul, SAJ saisit sans doute mieux aujourd’hui les mises en garde qui lui avaient été adressées.

Mais encore une fois, j’ai, sans hésiter, hypothéqué les biens de la famille et avec l’apport de ma belle-famille, nous avons pu donner les garanties nécessaires à la banque afin, d’une part, rembourser l’argent avancé par la BAI qui s’apprêtait à racheter mes actions (60 %) et d’autre part, racheter à notre tour les 40 % initiaux de la BAI.

J’ai payé l’action au prix où je devais la vendre à la BAI. Ailleurs, les 60 % de parts que la BAI avait acquis auprès d’une radio pour un montant de Rs 36 millions avaient été « bayanté » pour Rs 3 millions. Nous sommes sortis renforcés de cette épreuve.

« Le métier de journaliste est exigeant. Nous ne sommes pas infaillibles. L’expérience nous apprend à ne pas ‘jump to conclusions’. »

Un de vos rêves est d’engager Le Défi Media Group dans la télévision privée. Si les politiciens l’avaient promis, rien n’a toutefois été fait jusqu’ici. Qu’en est-il vraiment ?

Nous sommes sans doute un des groupes les plus aptes à obtenir une licence de télévision. Mais vous savez, nous vivons dans un pays où souvent votre droit apparaît comme un privilège. Nous n’avons pas attendu avec une bougie rouge avant de nous lancer dans le multimédia. Nous saisissons toutes les opportunités offertes par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. À vrai dire, avec le Facebook Live et le streaming à la Netflix, la télévision traditionnelle est déjà démodée. On verra…

Comment voyez-vous Le Défi Media Group dans 25 ans ?

Bien malin celui qui pourra le prédire ne serait-ce que pour les cinq prochaines années dans un monde où « the tail is wagging the dog ». Pour notre part, nous continuerons à nous réinventer tout en diversifiant nos activités. Je voudrais saisir l’occasion pour remercier nos lecteurs, nos annonceurs, nos collaborateurs des premiers jours, ainsi que toute l’équipe en place. Chacun a apporté sa contribution à sa manière. Le Défi Plus est leur œuvre collective.  Merci.

 

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