
Le Dr Nilesh Mohabeer, cardiologue à l’hôpital Dr A. G. Jeetoo et coordinateur du Registre national des maladies cardiaques, alerte sur le rajeunissement des infarctus à Maurice et plaide pour une prévention précoce fondée sur l’éducation et la responsabilité individuelle.
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Le premier registre national sur les maladies cardiaques révèle que l’âge moyen de l’infarctus est passé de 72 ans en 2012 à 60 ans en 2025, avec désormais des cas dès 30 ans. Comment expliquer cette accélération en seulement 13 ans ?
En chiffres absolus, la majorité des crises cardiaques concerne les 60-69 ans. Cependant, en pourcentage par tranche d’âge, 35 % des patients âgés de 40 à 49 ans se présentent à l’hôpital avec une coronaropathie, c’est-à-dire une maladie des artères bouchées. Ce pourcentage est plus élevé que dans le groupe des 60-69 ans, où il est de 27 %.
Quand j’étais étudiant, on disait que les hommes commençaient à avoir des problèmes cardiaques vers 55 ans, et les femmes vers 65 ans. C’était encore le cas il y a quelques années. Aujourd’hui, d’après notre étude, cela commence beaucoup plus tôt, entre 35 et 45 ans, et parfois dès 30 ans.
Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. D’abord, le diabète : à Maurice, un patient sur deux est diabétique. Il en va de même pour l’hypertension. Nous mettons donc l’accent sur ces deux maladies. Longtemps, l’hypertension a été considérée surtout comme une cause d’accidents vasculaires cérébraux, et moins comme un facteur de risque cardiaque. Or, nous avons constaté que plus de 50 % des patients atteints de maladies cardiaques sont hypertendus.
Un autre facteur est le tabac : 17,2 % des patients cardiaques en général sont des fumeurs réguliers, mais ce chiffre grimpe à 36 % chez ceux ayant subi un infarctus.
Il faut également souligner l’importance du facteur génétique. L’étude a analysé l’ethnicité pour identifier les pathologies les plus courantes selon les communautés présentes à Maurice. Au total, quatre facteurs majeurs ressortent : le diabète, l’hypertension, le tabac et la génétique.
À cela s’ajoute la nutrition. Aujourd’hui, les excès de fritures, de sucre et de sel sont très répandus. La restauration rapide n’apporte pas seulement trop d’huile, mais aussi beaucoup de sel et de sucre. Or, l’excès de sucre se transforme en cholestérol dans le corps, contrairement à l’idée reçue selon laquelle seul l’excès de graisses serait responsable. Ces cinq facteurs – diabète, hypertension, tabac, génétique et alimentation – expliquent la progression rapide des maladies cardiovasculaires.
La consommation excessive de fritures est l’un des grands problèmes de santé publique à Maurice.
Nous avons remarqué ces derniers temps que de nombreux patients admis à l’hôpital Dr A. G. Jeetoo sont des éboueurs, des peintres ou des soudeurs»
Selon le registre, 59 % des patients atteints de maladies cardiovasculaires souffrent d’hypertension, alors que l’accent est plus souvent mis sur le diabète. Pourquoi cet angle mort ?
Initialement, nous n’avions pas suffisamment de données sur l’hypertension artérielle. Aujourd’hui, les chiffres sont disponibles et décrivent une réalité préoccupante. Ainsi, 24 % des patients hypertendus - sans problème cardiaque déclaré – n’arrivent pas à bien contrôler leur tension. Certains ne prennent pas leurs médicaments, d’autres le font de manière irrégulière ou inefficace.
C’est un facteur de risque qui a été négligé. Une des recommandations de notre étude est d’aller vers une stratégie de « single pill combination therapy », c’est-à-dire un comprimé regroupant plusieurs molécules pour traiter différentes maladies.
Imaginez un patient qui doit prendre quatre médicaments pour l’hypertension, trois pour le diabète et un pour le cœur : cela représente une dizaine de comprimés à avaler une à deux fois par jour. Cela devient lassant et favorise les oublis.
Ce type de traitement combiné est déjà disponible dans le secteur privé mais encore absent du secteur public en raison du coût plus élevé. Une telle approche favoriserait l’adhésion des patients.
Plus de 57 % des patients n’ont pas d’historique familial documenté, 38 % n’ont pas de profil lipidique et 30 % n’ont pas de statut tabagique. On peut parler d’un problème systémique…
Lorsque nous avons recueilli ces informations, il s’agissait aussi de patients hospitalisés dans le passé, parfois 15 à 20 ans auparavant. À l’époque, les facteurs de risque n’étaient pas systématiquement pris en considération. Aujourd’hui, nous les demandons davantage, mais cela n’est toujours pas une pratique standard. Au département de cardiologie, nous collectons ces données, mais dans d’autres services, il n’est pas obligatoire de renseigner les facteurs de risque.
Avec l’avènement de l’e-health, ces informations devront être systématiquement saisies, et il sera obligatoire de remplir les champs correspondants. Le ministère de la Santé a déjà recommandé la collecte de ces données, mais leur application concrète reste inégale. Il faudra établir des politiques claires et se montrer beaucoup plus stricts.
C’est désormais une question d’habitude à développer chez les membres du personnel. Il faudrait sans doute davantage de sessions de formation.
Une sensibilisation sur les métiers à risque (peintres, conducteurs, etc.) est recommandée, mais le registre n’a pas collecté ces données professionnelles. Pourquoi cette absence ?
C’est parce que, lorsque les patients se présentent à l’hôpital, on ne leur demande pas toujours quel est leur métier. Et lorsque la question est posée, la réponse n’est pas forcément consignée sur papier.
De nombreux patients consomment jusqu’à deux à quatre boissons énergisantes par jour. Ces patients se présentent ensuite à l’hôpital avec des arythmies cardiaques»
Est-ce que le métier d’un patient peut avoir une incidence sur sa santé ?
Nous avons remarqué ces derniers temps que de nombreux patients admis à l’hôpital Dr A. G. Jeetoo sont des éboueurs, des peintres ou des soudeurs. Dans la prochaine phase du registre, il sera important de recueillir des informations sur les conditions de travail de ces patients, notamment s’ils disposent d’un équipement de protection individuelle adéquat ou s’ils les utilisent.
Y a-t-il des entreprises ou des secteurs qui devraient être alertés ?
Pour l’instant, rien n’indique que des entreprises précises doivent être alertées. Nous devons d’abord recueillir ce type d’informations dès la prise en charge du patient à l’hôpital.
Une autre piste serait de collaborer avec le bureau de l’état civil pour connaître la profession des patients admis à l’hôpital et analyser ces données. Cela pourrait constituer la deuxième étape de notre démarche.
Nous pourrions également, pour les patients hospitalisés, vérifier auprès du bureau de l’état civil s’ils sont décédés. Le registre actuel concerne uniquement les patients vivants. La prochaine étape consisterait donc à croiser les données avec celles du bureau de l’état civil ou du bureau des statistiques, pour identifier les professions des patients décédés et déterminer depuis quand.
Les boissons énergisantes, angle mort de la prévention ? Avez-vous des données anecdotiques ou préliminaires sur leur rôle dans les infarctus précoces chez les jeunes Mauriciens ? Est-ce un sujet tabou ?
Oui. Nous avons remarqué que de nombreux patients consomment jusqu’à deux à quatre boissons énergisantes par jour. Ces patients se présentent ensuite à l’hôpital avec des arythmies cardiaques, leur cœur battant extrêmement vite. Ils ne font pas forcément de crise cardiaque, mais développent d’autres problèmes.
Normalement, le cœur bat entre 60 et 80 pulsations par minute chez l’homme, et un peu plus chez la femme, notamment pendant les règles. Mais lorsqu’une personne consomme une boisson énergisante, le rythme cardiaque peut grimper à 120 ou 130 pulsations par minute. C’est comme un véhicule : au lieu de tourner à 1 500 tours par minute, il passe à 3 000 ou 3 500, ce qui peut devenir problématique.
Il faudrait aujourd’hui davantage de conscientisation sur les effets néfastes de la surconsommation de boissons énergisantes. En prendre à petite dose est acceptable, mais pas en grande quantité, quel que soit l’âge. Le problème, c’est surtout que les jeunes en consomment beaucoup trop.
Le registre n’a pas recueilli de données anecdotiques à ce sujet, mais parler de la consommation de boissons énergisantes n’est pas un sujet tabou. Dans la pratique, nous conseillons aux jeunes d’en limiter la consommation, mais il n’existe pas de campagne nationale pour sensibiliser à ces risques.
Des sportifs aguerris sont décédés pendant ou après la pratique de leur discipline. Quelles précautions faut-il prendre avant de faire du sport ?
Pour toute activité physique intense, une consultation médicale est recommandée. Et comme pour toute pratique sportive, il est très important de bien s’échauffer au préalable.
Nous avons constaté que parmi les amateurs de trail, il y a eu malheureusement des cas de décès. Beaucoup n’avaient pas effectué de bilan de santé, alors que les organisateurs demandent désormais un rapport médical avant la participation.
Il faut savoir qu’un patient cardiaque peut - et doit même – faire des exercices physiques, mais toujours sous avis médical. Pour les personnes dont le cœur est « fragile », la marche rapide est le sport le plus recommandé.
Ceux qui ont subi un pontage ou un débouchage d’artère peuvent marcher, à condition que leur fraction d’éjection (EF) – c’est-à-dire la quantité de sang pompée par le cœur – reste dans la moyenne normale. Ils peuvent alors pratiquer des activités comme le jogging, la natation, le cyclisme ou même le tennis, mais toujours avec l’accord de leur médecin.
En revanche, si le cœur est affaibli avec une EF inférieure à 35 %, il faudra adapter les exercices : marche sur terrain plat, rythme modéré, sans pente ni effort excessif.
Pour d’autres pathologies cardiaques, comme les valves obstruées, les exercices sont déconseillés, même la marche pouvant devenir dangereuse. Il en va de même en cas d’arythmie importante : certaines activités peuvent être tolérées, mais d’autres provoqueront des vertiges.
Dans les cas d’insuffisance cardiaque, l’exercice reste possible si le cœur est encore en bon état et qu’il n’y a pas d’accumulation d’eau. Là encore, il faut consulter son médecin avant toute reprise d’activité. Des tests simples existent, comme évaluer combien d’étages le patient peut monter sans s’essouffler, pour ajuster la pratique.
Les données montrent que 67 % des infarctus chez les Mauriciens de foi musulmane sont ischémiques, contre 54 % dans la population générale. Au-delà de la génétique, quels facteurs culturels, alimentaires ou socio-économiques spécifiques pourriez-vous identifier ?
Les maladies cardiaques, comme les affections des artères, sont présentes dans toutes les communautés à plus de 50 %. C’est une évolution que nous avons constatée au cours des dix dernières années, car auparavant ces chiffres n’étaient pas disponibles.
Il faut désormais s’attaquer aux habitudes alimentaires. La consommation de fritures constitue un véritable problème et concerne toutes les communautés sans exception.
Il faut créer de nouvelles habitudes alimentaires. Au niveau des Community Health Centres, le ministère a mis en place des programmes de sensibilisation sur la manière de cuisiner plus sainement. Mais la question reste de savoir dans quelle mesure ces conseils sont réellement appliqués par la suite.
Les maladies cardiaques, comme les affections des artères, sont présentes dans toutes les communautés à plus de 50 %»
Maurice offre l’accès gratuit aux soins, y compris les angioplasties et les pontages. Mais avec 40 % des infarctus survenant dans le groupe des 40-49 ans, quel est le coût réel en termes de pertes de productivité, d’orphelins, de veuves jeunes ? Avez-vous tenté de le quantifier ?
Non, nous n’avons pas quantifié ces chiffres, car ce n’est pas le but du registre, qui vise avant tout la prévention. Or, 80 % des maladies cardiovasculaires sont évitables. Si nous savons qu’il est possible d’éviter la maladie, nous devons agir. Tout le monde doit se sentir concerné : organisations non gouvernementales, secteur privé et autres acteurs. C’est la responsabilité de chacun.
Lorsqu’un patient fait une crise cardiaque et que le muscle cardiaque est endommagé, il développe une insuffisance cardiaque : il s’essouffle, se fatigue, et son mode de vie change. Il devient alors moins productif. L’idéal serait d’intervenir avant la crise cardiaque. Même si l’on doit poser un stent en raison d’une artère bouchée, le patient peut ensuite vivre en bonne santé, travailler et faire du sport.
Ce que nous souhaitons, c’est pouvoir traiter les artères bouchées avant un infarctus afin de préserver le muscle cardiaque et d’éviter les complications. Sinon, la personne perd en productivité et la famille en subit les conséquences.
Les campagnes de prévention existent, mais les chiffres empirent. Par exemple, 36 % des patients ayant fait un infarctus sont des fumeurs actifs. De simples messages sur le « mode de vie sain » ne suffisent plus…
C’est justement l’un des objectifs du registre : non pas provoquer, mais montrer la réalité. Lors de nos angiographies, beaucoup de patients nous disent qu’ils vont arrêter de fumer, mais une fois sortis de l’hôpital, ils reprennent la cigarette. Il faut peut-être analyser d’autres aspects : le stress, la dimension psychologique… Ce sont des éléments qu’il faudrait aborder aussi.
Arrêter de fumer est difficile, car cela demande de la volonté. Nous orientons les patients fumeurs ayant fait une crise cardiaque vers le Tobacco Cessation Clinic.
Faut-il des interventions réglementaires plus strictes sur l’industrie agroalimentaire, le tabac et les boissons énergisantes ?
Je ne le crois pas. Certains fumeurs dépensent entre Rs 5 000 et Rs 7 000 par mois pour les cigarettes, voire jusqu’à Rs 12 000. Malgré le coût de la vie qui a augmenté, beaucoup continuent de fumer. Peu importe la sévérité des règlements ou la hausse des prix, certains choisiront toujours de fumer. Cela relève d’un choix personnel.
Avec les données en main, quelle est la tendance émergente qui vous inquiète le plus pour les dix prochaines années à Maurice ?
C’est le rajeunissement des maladies cardiovasculaires, la persistance du tabagisme et les facteurs environnementaux que nous ne pourrons pas modifier uniquement par des mesures de santé publique. Nous devons agir sur le problème dans sa globalité, notamment à travers l’éducation.
Lorsqu’un patient présente un problème cardiaque entre 40 et 49 ans, cela signifie que la maladie a commencé dès l’âge de 30 ans. Si nous lançons dès aujourd’hui une éducation et des campagnes plus intensives auprès des jeunes, en insistant sur la prévention, nous pourrons peut-être éviter ces maladies plus tard. Sans faire peur, il serait utile d’expliquer aux enfants qu’il est possible d’éviter les maladies cardiaques.
Si une personne arrête la cigarette aujourd’hui, dans dix ans ses artères seront en meilleure santé, presque comme si elle n’avait jamais fumé. Il n’est donc pas trop tard ; on peut éviter d’aggraver la maladie. C’est un travail à long terme.
Nous devons aussi renforcer le dépistage de la lipoprotéine de basse densité (LBD), qui correspond au « mauvais cholestérol ». Les Mauriciens devraient connaître ce terme. Tout le monde sait ce qu’est l’hémoglobine glyquée (HbA1C), utilisée pour évaluer le contrôle du diabète sur deux à trois mois, mais peu connaissent la LBD pour le cholestérol. On se focalise encore sur le cholestérol total et les triglycérides, mais c’est bien la LBD qui bouche les artères.
Les protocoles internationaux recommandent désormais d’analyser la valeur de la Lipoprotéine (a). (NdlR : La Lipoprotéine est une molécule complexe formée par l’association de lipides et de protéines. Elle transporte les graisses dans le sang.) Il faudrait peut-être introduire de nouveaux médicaments pour combattre le cholestérol, en combinaison avec d’autres traitements.

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