
Le débat sur l’introduction du kreol morisien à l’Assemblée nationale divise juristes et militants. Si certains y voient un levier pour la démocratie, d’autres, en revanche, redoutent un appauvrissement de la langue et des complications législatives. Analyse des arguments avancés.
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L’introduction du kreol morisien à l’Assemblée nationale oppose inclusion démocratique et défis juridiques. Entre espoir d’une meilleure participation et crainte d’un appauvrissement de la langue, les implications d’un tel changement institutionnel font débat.
« Le créole (ou depuis les années 90 le ‘kreol’ commençant par un K) est la langue la plus parlée à Maurice. Cela ne fait aucun doute. Elle est historique. Toutefois, je considère que ce n’est pas une langue à proprement parler, mais un langage, un type de langage », explique Parvèz Dookhy, avocat spécialisé en droit constitutionnel. Il souligne que le kreol ne dispose pas de vocabulaire technique et scientifique suffisant.
Selon lui, son utilisation pourrait entraîner un appauvrissement de l’expression politique. « Il suffit de regarder aujourd’hui un responsable politique ou administratif s’exprimer sur le sujet et écouter sur le même sujet un responsable français ou britannique s’exprimer. L’appauvrissement du langage saute aux yeux », dit-il, exprimant ainsi son scepticisme quant à l’impact du kreol morisien sur la démocratie. « On s’exprimera davantage de manière approximative, en étant incapable de nommer les choses », ajoute-t-il.
L’avocat redoute également que l’usage du kreol morisien n’entraîne une dégradation du niveau des débats. « Le créole est déjà largement utilisé au Parlement, mais souvent pour des insultes et des remarques désobligeantes. Je crains que cela ne devienne la norme », affirme-t-il.
Une inquiétude que partage Faizal Jeerooburkhan, observateur politique et membre de Think Mauritius. « Le risque d’une dégradation du niveau du débat est bien réel. Il y aura toujours des parlementaires qui, dans le feu de l’action, tenteront d’utiliser des mots inappropriés », estime-t-il, soulignant la difficulté d’établir un consensus sur la terminologie juridique en kreol morisien.
Membre de Lalit, Alain Ah Vee, lui, ne craint pas une dégradation des débats. « Il y a plus de ‘unparliamentary words’ en anglais. Le langage est quelque chose de vivant. Il suffirait d’un registre officiel de mots interdits pour encadrer l’usage du kreol morisien au Parlement », avance-t-il.
Renforcement de la démocratie
Il insiste : l’introduction du kreol morisien à l’Assemblée nationale permettrait « une plus grande participation » des parlementaires. « Il y aurait plus de participation des députés et les débats seraient plus riches. Cela irait ainsi dans le droit fil d’un renforcement de la démocratie. » Il met en avant la difficulté de certains élus à s’exprimer en anglais ou en français, langues qui ne sont pas maternelles pour la majorité des Mauriciens.
Un argument que concède Faizal Jeerooburkhan. L’usage du kreol morisien pourrait, effectivement, améliorer l’accessibilité des débats parlementaires : « Cela pourrait renforcer la démocratie et l’inclusion, en rendant les débats parlementaires plus accessibles aux citoyens et donc plus efficaces. »
Cependant, tempère Faizal Jeerooburkhan, « le contexte législatif et juridique, dans sa forme actuelle, ne s’y prête pas ». Il rappelle que les lois votées à l’Assemblée nationale sont interprétées et appliquées par le pouvoir judiciaire. « Sur le plan linguistique, le Parlement et le judiciaire doivent opérer en parfaite coordination. Il est essentiel que la langue dans laquelle les lois sont rédigées, débattues et enregistrées soit uniforme, précise et capable d’être utilisée dans une cour de justice », souligne-t-il. Pour lui, le kreol morisien n’a pas encore atteint la maturité linguistique nécessaire pour remplacer l’anglais, langue officielle.
Alain Ah Vee plaide alors pour une introduction progressive du kreol morisien. Il rappelle que Ledikasyon pu Travayer (LPT) a déjà écrit aux députés pour les inciter à s’exprimer en kreol morisien à l’Assemblée nationale, jusqu’à ce que le Speaker de l’époque leur demande d’arrêter. « Cette action peut être répétitive et être une forme de résistance passive afin de lever la conscience et l’urgence d’introduire le kreol morisien au Parlement », soutient-il.
Changement de règlement
Selon Alain Ah Vee, cela ne représenterait pas une grande difficulté : il suffirait d’un amendement aux Regulations pour que les parlementaires puissent l’utiliser. « Actuellement, les parlementaires peuvent déjà s’exprimer en français, bien que l’anglais soit la langue officielle du Parlement. Il s’agirait simplement d’ajouter le kreol morisien à la liste des langues autorisées », fait-il valoir.
Parvèz Dookhy nuance cette position. Il insiste sur le fait que la Constitution est claire : seules l’anglais et le français sont autorisés à l’Assemblée nationale. Selon lui, une simple modification du règlement intérieur ne suffirait pas ; une révision constitutionnelle serait nécessaire.
L’avocat met également en garde contre un dangereux précédent : l’officialisation du kreol morisien pourrait entraîner des revendications pour l’introduction d’autres langues. « Il y aura une forte demande pour l’usage du bhojpuri et ainsi de suite. Il suffit de regarder les langues utilisées sur nos billets de banque pour comprendre les revendications à ce sujet. »
Faizal Jeerooburkhan reconnaît cette possibilité mais estime qu’elle serait source de confusion. « En théorie, cela peut renforcer la démocratie. Mais dans la pratique, ce serait la cacophonie. Il faut tout faire pour éviter une telle situation », avertit-il.
Alain Ah Vee considère que la place du kreol morisien est unique en raison de son rôle de langue maternelle pour plus de 95 % des Mauriciens. « Même s’il y a une revendication pour l’introduction du bhojpuri, cela ne devrait pas être un problème si une traduction est assurée », conclut-il.
L’introduction du kreol morisien à l’Assemblée nationale continue donc de diviser. Si certains y voient un outil d’inclusion et de participation démocratique accrue, d’autres, en revanche, redoutent une complexité juridique et une altération du niveau des débats. Une réforme constitutionnelle et un cadre législatif clair seraient nécessaires pour éviter toute dérive et garantir un usage structuré de cette langue dans l’enceinte parlementaire.
À l’issue du Conseil des ministres le vendredi 28 mars 2025, le Cabinet a pris note que la Speaker de l’Assemblée nationale a mis en place des réunions consultatives afin d’examiner les obstacles pratiques à surmonter avant l’introduction du kreol morisien dans l’hémicycle.
La Speaker rappelle le cadre légal
« Mon rôle est de veiller au respect de la Constitution et des lois en général. Pour le moment, le kreol n’est pas officiellement reconnu comme langue parlementaire », a déclaré la Speaker, Shirin Aumeeruddy-Cziffra. C’était lors des célébrations de la Journée internationale des droits des femmes. Elle commentait ainsi son intervention à l’Assemblée nationale quand la Junior Minister à l’Environnement, Joanna Bérenger, a voulu faire un discours totalement en kreol morisien alors qu’elle intervenait sur le Bail (Amendment) Bill.
Shirin Aumeeruddy-Cziffra a tenu à préciser qu’elle n’a fait qu’assumer son rôle de garante du respect des règlements de l’Assemblée nationale. « Je ne peux dire que c’est un incident, mais Joanna Bérenger avait déjà utilisé le kreol dans ses interventions précédentes, ce que je respecte d’ailleurs. Cependant, cette fois, elle a voulu faire son discours entièrement en kreol, sans consultation préalable. Mon devoir était donc d’intervenir », a-t-elle fait ressortir.
Joanna Bérenger, qui est en faveur de l’introduction du kreol morisien au Parlement, a, sur sa page Facebook, félicité le gouvernement et la Speaker « pou zot laksion an faver introdiksion kreol dan Parlman ». Pour elle, l’objectif n’est pas de « fors dimounn aksepte » son interprétation « plis militan de nou lalwa, me zisteman pous pou la refleksion e laksion ».
Elle se dit également ravie de voir des voix citoyennes s’élever et s’interroger sur les contradictions entre les principes démocratiques et l’absence de la langue maternelle du pays au Parlement. « Mo soutenir bann zefor pou sanzman e mo pou kontinye soulev bann kestion ki kapav fer nou lalit avanse – dan le respe me avek konviksion », a-t-elle écrit.

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