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Copinage, réseaux… : le mérite mis à l’épreuve

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À Maurice, le mot « mérite » résonne souvent comme un idéal que l’on souhaite voir concrétisé. Mais derrière ce concept se cache une réalité bien plus complexe, faite d’efforts, de persévérance... et aussi d’obstacles dressés par le népotisme, le copinage et les affiliations. Témoignages.

« Le copinage influence encore de nombreuses décisions »

Jacques-Henry Dick est coordinateur de formation en pédagogie interactive à travers l’art.
Jacques-Henry Dick est coordinateur de formation en pédagogie interactive à travers l’art.

Pour Jacques-Henry Dick, 39 ans, le mérite devrait être une évidence. Coordinateur de formation en pédagogie interactive à travers l’art, il le définit comme « la reconnaissance du travail, des efforts et des compétences d’une personne, indépendamment de son origine, de sa classe sociale, de sa culture ou de sa religion ». Une conception égalitaire et inclusive, encore fragile à Maurice.

« Le mérite est parfois reconnu et récompensé, mais souvent d’autres facteurs comme les relations, le népotisme ou les affiliations prennent plus de place », constate-t-il. Dans certains milieux, l’effort compte. Dans d’autres, ce sont les réseaux qui font la différence.

Chaque secteur, selon lui, a sa propre logique. Le privé reconnaît plus souvent le mérite, car il est lié aux résultats. Le public, au contraire, reste dominé par les affiliations politiques et les réseaux. Toutefois, commente Jacques-Henry Dick, le « copinage » empoisonne aussi bien le public que le privé. « En principe, ce sont les compétences et les efforts qui devraient primer, mais en pratique, le copinage influence encore de nombreuses décisions. » Un schéma qui décourage les plus compétents, sape la motivation et mine la confiance dans les institutions.

Dans le monde professionnel ou administratif, les effets d’un système où le mérite recule sont souvent visibles. « Quand je me rends dans certains bureaux pour des démarches, le personnel ne maîtrise pas toujours bien le dossier et fournit parfois des informations incomplètes ou erronées », déplore-t-il. 

Potentiel de renouveau

Cependant, son expérience dans une ONG lui a prouvé qu’un autre modèle est possible. Dans le monde associatif, dit-il, la reconnaissance dépend directement de l’engagement et des efforts, sans considération de statut ni d’appartenance. 

Au-delà des structures, Jacques-Henry Dick pointe une racine plus culturelle. « À Maurice, le mérite n’est pas absent, mais il est concurrencé par la famille, les relations et les appartenances communautaires. Ces valeurs, profondément ancrées, influencent encore la distribution des opportunités et de la reconnaissance. »

Les obstacles sont nombreux pour celui qui veut progresser uniquement par le travail : manque d’opportunités, absence de reconnaissance, favoritisme, manque de ressources et de formation. La jeunesse, pourtant, porte un potentiel de renouveau. « Les jeunes générations tendent à valoriser davantage le travail, le talent et la créativité, même si les anciens schémas existent encore », nuance-t-il, avec optimisme.

Il avance trois leviers pour rééquilibrer la place du mérite dans la société mauricienne :

  • Éducation : développer une culture de l’effort dès l’école, valoriser la créativité, recruter des enseignants passionnés, améliorer l’accès aux ressources.
  • Recrutement : instaurer une vraie transparence avec des critères clairs, fondés sur les compétences.
  • Promotion sociale : multiplier les opportunités équitables, reconnaître publiquement les réussites basées sur le travail et soutenir les jeunes talents par le mentorat.

Ces pistes concrètes, selon lui, peuvent amorcer un vrai changement. Mais au-delà des réformes, Jacques-Henry Dick insiste aussi sur une conviction personnelle : « Croyez au mérite, car c’est lui qui vous construit intérieurement et vous donne une vraie force que personne ne peut vous enlever. » Avant de conclure par un appel à la persévérance : « Restez intègres, persévérez et gardez confiance : c’est en tenant bon que vous changerez les mentalités. »


Fonction publique : quand le mérite s’efface derrière les réseaux

Nusrath (prénom d’emprunt), 39 ans, fonctionnaire, livre un témoignage sans fard sur un système qu’elle juge gangrené par le clientélisme et le favoritisme politique. « En tant que fonctionnaire, notre rôle est d’être impartial et de donner l’image de cette impartialité », explique-t-elle d’une voix posée. Une valeur qu’elle dit avoir toujours cultivée, au même titre que le travail honnête et rigoureux. 

« Ce qui décourage le plus, c’est de voir certains tirer profit de leurs réseaux, alors qu’ils reconnaissent eux-mêmes que vous êtes plus compétente qu’eux »

Pour cette fonctionnaire de 39 ans, les frustrations sont grandes face au copinage.
Pour cette fonctionnaire de 39 ans, les frustrations sont grandes face au copinage.

Mais, dans la réalité, c’est une tout autre logique qui prime. « À Maurice, les affiliations politiques – parfois aussi communautaires, de caste ou liées à certains patronymes bien connus – déterminent trop souvent l’accès aux postes et aux privilèges. »

Ces pratiques, selon elle, s’expriment de manière subtile mais constante : des conditions d’accès modifiées pour favoriser un certain profil, l’octroi sélectif de formations à l’étranger, ou encore l’attribution de projets stratégiques à des personnes choisies pour asseoir leur visibilité en vue d’une future promotion. « Et ce ne sont pas de simples exceptions. Chaque gouvernement, sans distinction, a adopté ces pratiques. Parfois, cela va jusqu’à des mesures punitives comme des mutations disciplinaires », déplore-t-elle.

Pour Nusrath, ce favoritisme est d’autant plus grave qu’il se joue dans la fonction publique, financée par l’argent des contribuables. « Dans le privé aussi, il existe des réseaux. Mais ici, il s’agit de fonds publics. Cela touche directement l’intérêt général. C’est profondément enraciné dans notre culture et nous, Mauriciens, méritons tellement mieux. »

Face à cette réalité, le choix est limité : travailler plus dur et mieux que les autres. « Comme on dit, there is always room at the top. Même dans un système vicié, on finit toujours par avoir besoin de personnes compétentes. »

Mais les frustrations sont grandes. « Ce qui décourage le plus, c’est de voir certains tirer profit de leurs réseaux, alors qu’ils reconnaissent eux-mêmes que vous êtes plus compétente qu’eux. Ils sont promus, tandis qu’on vous confie les tâches les plus complexes. »

Une mécanique qui mine la motivation et la cohésion des équipes. « La confiance et la solidarité ne peuvent pas exister dans un environnement où certains sont récompensés pour leur affiliation politique, et non pour leur mérite. Cela crée un climat de méfiance, surtout envers ceux qui veulent rester neutres, comme ils devraient l’être. À Maurice, il suffit parfois de votre adresse ou de votre circonscription pour que l’on vous colle une couleur politique. »

Pour beaucoup, ce favoritisme n’est pas seulement décourageant, il est destructeur. « C’est extrêmement frustrant et épuisant. Ces pratiques sapent le moral et l’élan patriotique de ceux qui veulent sincèrement servir leur pays. Quand les postes clés sont occupés par des nominés politiques, le système ne peut que dysfonctionner », dénonce-t-elle.

Cette situation, poursuit-elle, est l’une des causes actuelles de burnout chez de nombreux fonctionnaires compétents. « Le climat devient toxique, et les plus motivés finissent par perdre leur énergie. »

Les jeunes talents, eux, ne sont pas épargnés. « Beaucoup se découragent. Certains quittent la fonction publique pour le secteur privé. D’autres s’exilent à l’étranger, là où la méritocratie est réellement valorisée et reconnue par la société comme par les institutions. »

Pour naviguer dans ce système, Nusrath s’accroche à deux repères : la résilience et le sens du devoir. « Un fonctionnaire travaille pour l’État mauricien, pas pour un parti politique. Quelle que soit la couleur du gouvernement, il doit rester loyal à son pays et mettre ses compétences à son service. »

Mais pour elle, la clé d’un véritable changement réside dans un sursaut venu d’en haut. « Tant que notre culture socio-politique restera prisonnière de ces logiques d’allégeance, nous freinons la société et l’économie. C’est l’avenir même du pays qui est en jeu. Il faudrait une politique de tolérance zéro et une volonté réelle de rompre avec ces pratiques. »

Son conseil aux jeunes qui choisissent malgré tout d’entrer dans la fonction publique est simple mais exigeant : ne pas céder. « Persévérez. Restez droits. Brillez par vos compétences. Les systèmes changent, les gouvernements passent, mais on aura toujours besoin de personnes compétentes. »


« Même les entrepreneurs sont victimes d’injustices »

Irna Jafferbeg a 42 ans et dirige une entreprise d’événementiel.
Irna Jafferbeg a 42 ans et dirige une entreprise d’événementiel.

À Maurice, la méritocratie est souvent brandie comme un idéal. Sur le terrain, elle se heurte à une réalité bien plus nuancée. Irna Jafferbeg, 42 ans, directrice et organisatrice d’événementiel à la tête de Live Events Planner, en sait quelque chose. Depuis plusieurs années, elle observe les paradoxes auxquels se heurtent ceux qui misent uniquement sur leurs compétences et leur travail.

« Malheureusement, dans de nombreux cas, les réseaux et les affiliations jouent un rôle prépondérant dans la reconnaissance et la récompense du mérite », regrette-t-elle. Le constat est clair : le mérite reste fragile, souvent éclipsé par le copinage et les relations personnelles, qu’il s’agisse du secteur public, privé ou même entrepreneurial.

Des exemples positifs existent pourtant. Certaines personnes compétentes et travailleuses voient leur mérite reconnu, que ce soit dans des entreprises privées ou au sein de l’administration. « Mais il y a aussi des cas où le mérite a été ignoré au profit de relations personnelles ou politiques », constate Irna, lucide.

Le poids du copinage

Cette dualité crée un climat d’incertitude. « Cela peut être très démoralisant pour des personnes méritantes qui se sentent injustement écartées. » Chaque secteur a sa propre logique. Le privé valorise souvent le mérite, lié directement aux résultats et à la performance. Le public reste dominé par les affiliations politiques. L’associatif, malgré ses bonnes intentions, peut parfois céder à des dynamiques sociales qui ne reposent pas uniquement sur les compétences.

Et puis, il y a la culture mauricienne : « Le mérite n’est pas absent, mais il est concurrencé par la famille, les relations et les appartenances communautaires. Ces valeurs, profondément ancrées, influencent encore la distribution des opportunités et de la reconnaissance. »

La frustration est réelle pour ceux qui souhaitent progresser uniquement par leurs efforts. Manque de reconnaissance, concurrence déloyale, barrières sociales et politiques… Autant d’obstacles pour ceux qui n’ont pas les « bons » contacts. 

En tant qu’entrepreneuse, Irna connaît bien ces contradictions. « Même les entrepreneurs sont victimes, et le mérite est parfois ignoré au profit de relations personnelles ou politiques », confie-t-elle. Après plus de 15 ans de carrière, elle raconte avoir rencontré de nombreux obstacles. « J’ai eu plusieurs freins dans mon parcours. »

Elle porte le voile depuis plus de dix ans, et précise que le hijab est globalement bien accueilli à Maurice. « Il y a eu quelques incidents, mais il ne faut pas généraliser. » Selon elle, les injustices relèvent moins de la religion que d’un système de favoritisme qui persiste dans la société.

Malgré tout, Irna reste optimiste : « Les jeunes générations semblent de plus en plus valoriser le travail et le talent, ce qui pourrait à terme changer les codes et donner plus de place au mérite. » Elle nuance toutefois : ce tournant ne sera durable que si l’éducation et les entreprises deviennent plus transparentes et équitables.

Valorisation des efforts

Comme Jacques-Henry Dick, Irna insiste sur l’importance de rétablir la méritocratie. « Il faut que la valorisation des efforts commence à l’école. L’accent doit être mis sur la méritocratie plus qu’autre chose », lance-t-elle. 

Elle ajoute : « Il faut encourager des pratiques qui récompensent réellement la performance et favorisent l’émergence de nouveaux talents. Et, bien évidemment, instaurer des processus plus transparents et équitables lors des recrutements et promotions. »

Aux jeunes, elle adresse un message à la fois réaliste et motivant : « Le mérite est important, mais il faut aussi être conscient de la réalité du monde professionnel et social. » Son conseil : travailler dur, développer ses compétences, saisir les opportunités, tout en restant conscient des défis posés par les réseaux et les affiliations.


« À Maurice, un doctorat ne vaut pas plus qu’une licence »

Sarah, détentrice d’un PhD en neurosciences, regrette que les perspectives de carrière dans son domaine sont inexistantes à Maurice.
Sarah, détentrice d’un PhD en neurosciences, regrette que les perspectives de carrière dans son domaine sont inexistantes à Maurice.

Sarah (prénom d’emprunt), détentrice d’un PhD en neurosciences obtenu dans une prestigieuse université étrangère, témoigne de la difficile reconnaissance des hauts diplômes à Maurice et du risque de fuite des cerveaux. « À Maurice, un doctorat n’a pratiquement aucune valeur ajoutée », affirme-t-elle. 

Pour elle, la méritocratie s’arrête là où commence la réalité du marché du travail mauricien. « Les secteurs dominants de notre économie –comptabilité, finances, métiers classiques de l’informatique – privilégient l’expérience professionnelle plutôt que le niveau d’études. Les titulaires d’un PhD sont souvent considérés comme surqualifiés et rémunérés au même titre qu’un diplômé de licence ou de master. »
Le constat est amer : faute d’un véritable écosystème de recherche et d’innovation, la portée d’un doctorat reste confinée à l’enseignement supérieur. « Pour ceux qui, comme moi, se spécialisent dans la recherche fondamentale, il n’existe tout simplement aucune opportunité professionnelle à Maurice », déplore-t-elle.

Ce décalage entre l’excellence académique et la réalité locale nourrit une profonde déception. « Mes parents ont consenti d’énormes sacrifices pour financer mes études. Mais les perspectives de carrière sont inexistantes ici. Même les rares postes disponibles sont proposés avec des salaires insuffisants, incapables de couvrir les dettes contractées par certains étudiants pour étudier à l’étranger. »

Perte de capital humain

Pour Sarah, ce manque de reconnaissance n’est pas seulement une affaire individuelle : il a un impact systémique. « Beaucoup de jeunes diplômés refusent de rentrer. Ceux qui le font se retrouvent contraints de renoncer à leur carrière de premier choix pour se conformer aux postes existants, souvent sans rapport avec leur expertise. Ils finissent par abandonner leur identité professionnelle. »

Ce phénomène engendre, selon elle, une véritable perte de capital humain. « Nous parlons ici de spécialistes capables d’ouvrir de nouveaux horizons : intelligence artificielle, innovations médicales, éducation. Autant de domaines encore embryonnaires à Maurice mais indispensables à notre avenir. En laissant ces talents s’éteindre ou s’exiler, nous réduisons notre intelligence collective et hypothéquons nos capacités d’innovation. »

Pour retenir et valoriser ces jeunes diplômés, Sarah estime qu’un changement profond de mentalité est nécessaire. « Notre culture est trop ancrée dans la hiérarchisation des postes et la valorisation des années de service. Il faudrait reconnaître que des jeunes fraîchement diplômés, formés dans les meilleures universités étrangères, sont tout à fait capables d’occuper des postes à responsabilité. »

À ses yeux, l’équation est simple : rémunérer les compétences à leur juste valeur, sur un pied d’égalité avec ce que ces jeunes pourraient obtenir à l’étranger. « C’est le seul moyen de les inciter à revenir et de mettre leur savoir-faire au service du pays. »

Un appel qui sonne comme un avertissement : sans une reconnaissance réelle du mérite et des compétences, la fuite des cerveaux continuera d’appauvrir Maurice.

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