
Au Bouchon, dans le Sud de Maurice, un jeune diplômé en management a choisi les sentiers sablonneux et le murmure des vagues plutôt que les couloirs climatisés des ministères. Ce berger de 36 ans guide quotidiennement son troupeau de cinquante bovins jusqu’au lagon turquoise de La Cambuse, un spectacle devenu viral sur les réseaux sociaux.
À Camp-Carol, paisible hameau du sud de Maurice, un homme marche chaque matin à la tête d’un cortège singulier. Cinquante bêtes – vaches, bœufs et génisses – avancent calmement derrière lui, guidées par sa voix. En silence, ils traversent champs et sentiers jusqu’à une partie reculée de la plage de La Cambuse. Ce n’est pas une scène de film. C’est le quotidien de Sanjay Bissonnee. À 36 ans, il est l’un des derniers bergers à plein temps du pays et sans doute le seul de sa génération à avoir fait de ce métier une véritable philosophie de vie.
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Né dans une famille modeste – un père chauffeur de taxi et une mère au foyer –, il grandit entouré d’animaux. Le bétail familial, autrefois entretenu par son grand-père puis son père, fait partie de son univers dès l’enfance. Il est le dernier d’une fratrie de huit enfants, dont un frère jumeau aujourd’hui caissier à la Mutual Aid.
Des racines dans la terre
Très tôt, il développe une fascination pour les animaux : leur force tranquille, leur sagesse et leur silence. Mais comme beaucoup de jeunes, il suit d’abord la voie tracée par ses parents. Entre 2008 et 2011, il décroche un diplôme en management à l’université de Maurice, puis intègre le monde du travail : d’abord chez Airports of Mauritius Ltd, puis dans l’administration au ministère du Logement et des terres. Pourtant, malgré le confort d’un emploi stable, quelque chose ne colle pas.
« Je regardais des documentaires sur les bergers dans les montagnes et les cow-boys dans les plaines. Je rêvais d’être à leur place », confie-t-il. « J’ai compris que ma vie, ce ne serait pas entre quatre murs. Je voulais faire un métier proche de la nature, de la mer et avec les animaux. »
L’appel du troupeau
En 2012, il prend une décision radicale. Il achète cinq vaches et quitte définitivement l’administration. Il deviendra berger. Dix ans plus tard, son troupeau compte cinquante têtes. Tous les jours, à 7 heures, il se lève, rejoint l’étable et entame sa longue marche avec ses bêtes vers les pâturages sauvages du Bouchon et de La Cambuse.
Sans barrière ni chien de berger, seule sa voix dirige les animaux. Une routine certes, mais jamais une répétition. Chaque jour, il observe leurs réactions, anticipe leurs besoins et communique avec eux. « Ils me comprennent. Ils savent quand je suis fatigué, quand je suis de bonne humeur. Et moi, je sens tout de suite s’il y en a un qui ne va pas bien. »
Vers midi, les bêtes atteignent la mer. Certaines se couchent à l’ombre des filaos. D’autres avancent dans le lagon jusqu’au ventre pour se rafraîchir. Des scènes paisibles, presque surréalistes, qui attirent l’objectif curieux des promeneurs.
Des clichés viraux, mais une réalité bien vivante
Les images de ses vaches barbotant dans l’eau turquoise ont fait le tour des réseaux sociaux. « Ça amuse les gens. Mais pour moi, c’est un moment normal, presque sacré. C’est leur pause. Elles sont heureuses et moi aussi. »
Ces photos virales ont apporté une notoriété inattendue au berger de Camp Carol. Pourtant, Sanjay reste discret. Chaque jour, après cette pause, il reprend la marche avec son troupeau pour de nouveaux pâturages, avant de rentrer à la ferme vers 19 heures. Pas de week-end. Pas de congé. « Je travaille sept jours sur sept. Et je n’échangerais cette vie pour rien au monde. »
Si les images peuvent sembler bucoliques, la réalité du métier est toutefois bien plus rude. La sécheresse, les maladies et les cyclones sont autant de menaces permanentes. Lorsqu’un animal tombe malade, Sanjay reste souvent à ses côtés toute la nuit. Pendant les périodes cycloniques, il renforce les abris, veille à l’alimentation des animaux ainsi qu’à leur hydratation. « Ils comptent sur moi. Et je ne peux pas les décevoir. »
Il ne cache pas que certaines journées sont épuisantes, surtout quand le soleil tape fort. Mais il accepte ces efforts comme une part de sa mission : « Quand je les vois allongés, tranquilles, à l’ombre ou dans la mer, je me dis que je fais quelque chose de bien. »
Un modèle viable
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la vie de berger ne rime pas avec précarité. Sanjay vend du bétail, mais tire aussi des revenus réguliers de la vente de lait frais. « Ce lait, les gens en veulent. Il est naturel, non traité et vivant. Certains viennent de loin juste pour en acheter. »
Cette activité, Sanjay la développe avec rigueur. Il veut en faire un exemple de durabilité, une preuve que l’élevage traditionnel peut encore avoir sa place dans l’économie moderne – à condition d’être mené avec passion, respect et patience.
À ses côtés, il peut compter sur son épouse Madvi, employée dans l’administration, et sur leur petite fille de deux mois, Neysa. « Elle est la lumière de ma vie. J’espère qu’un jour, elle comprendra pourquoi j’ai choisi ce chemin. »
Il parle de sa famille avec tendresse, comme d’un ancrage. Il sait que ses choix de vie ne sont pas toujours compris, mais il les assume avec une rare sérénité. « Ce n’est pas une vie facile. Mais c’est une belle vie. »
Un héritage à transmettre
Sanjay n’a pas seulement choisi de vivre avec les animaux. Il a décidé de nager à contre-courant, de renouer avec une tradition en voie d’extinction. Dans un pays où le métier de berger a presque disparu, il incarne une forme de résistance tranquille, une voix douce qui rappelle qu’il existe encore une autre manière de vivre.
« Ce n’est pas un métier pour fuir la modernité. C’est une façon différente d’être moderne. » Un jour, il aimerait transmettre ce savoir, accueillir des jeunes et partager son quotidien. Car pour lui, être berger est bien plus qu’un métier : c’est une école de vie. Et surtout, une manière de rester profondément et radicalement humain.

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