
Malgré des institutions multiples et des programmes ambitieux, la pauvreté persiste. Pouba Essoo, experte en responsabilité sociale et inclusion, dénonce des politiques publiques déconnectées, inefficaces et parfois instrumentalisées. Elle plaide pour une refonte des institutions et une participation active des premiers concernés : les familles vulnérables.
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Si vous deviez dresser un bilan sans langue de bois, qu’est-ce qui a vraiment changé pour les pauvres en dix ans ?
Cela aurait été bien plus intéressant d’entendre la réponse à cette question de la bouche des personnes directement concernées. Je suis sûre que, sur un plan personnel, chaque famille aurait un bilan différent à faire - et « sans langue de bois » - sur ce qui a vraiment changé au sein de leurs familles respectives pendant ces dix dernières années.
À notre niveau, nous ne pouvons que constater la situation sur le terrain. Nous écoutons ce que ces personnes ont à dire, nous les accompagnons autant que possible, parfois nous les aidons selon nos moyens. Et ensuite, nous sommes tous réellement impuissants face à leur souffrance quotidienne.
Au niveau national, il est regrettable que, malgré les milliards de roupies investies dans différents programmes de lutte contre la pauvreté par le gouvernement - à travers la National Empowerment Foundation (NEF) et la National Social Inclusion Foundation (NSIF) - au cours de ces dix dernières années, il n’y ait pas suffisamment d’informations disponibles pour permettre un véritable bilan.
Nous n’avons aucun rapport public indiquant le nombre de familles bénéficiaires durant cette période, combien ont réellement été « autonomisées » et ne dépendent plus de l’aide de la NEF, combien d’enfants ont réussi leurs examens, combien d’adultes ayant suivi les formations dispensées par la NEF ou par les ONG financées par la NSIF ont trouvé un emploi qui les a rendus économiquement autonomes.
Et quel suivi a été effectué auprès des familles qui étaient inscrites, mais ne le sont plus, sur le registre social de Maurice (Social Register of Mauritius - SRM) ? La Banque mondiale a estimé le taux de pauvreté à Maurice à environ 8 %, contre 16 % durant la période de crise de la Covid-19 en 2020, en se basant sur le seuil de pauvreté international de 6,85 dollars par jour. D’après leurs estimations, l’extrême pauvreté n’existe plus à Maurice. Mais sur le terrain, la réalité est tout autre.
L’augmentation du coût de la vie, notamment ces cinq dernières années, a fait que les pauvres sont devenus encore plus pauvres, et une partie de la classe moyenne inférieure (lower middle class) s’est aussi appauvrie. C’est un fait : malgré les différentes aides sociales et les allocations offertes par le gouvernement, de nombreuses familles n’arrivent pas à subvenir à leurs besoins quotidiens.
En parallèle, avec la prolifération de la drogue à travers le pays, la consommation a fortement augmenté, et la pauvreté s’est installée dans des familles que l’on considérait auparavant comme aisées.
Le bilan de ces dix dernières années peut se résumer ainsi : le gouvernement a investi beaucoup plus d’argent dans la lutte contre la pauvreté, mais face aux divers problèmes sociaux auxquels les familles doivent faire face, leur qualité de vie s’est fortement détériorée.
À qui profite l’échec de la lutte contre la pauvreté ?
À personne. S’il y a eu échec, c’est la société dans son ensemble qui en sort perdante. Je ne crois pas que cette lutte ait été un échec total. Peut-être que certaines mesures et certains programmes mis en place n’ont pas eu d’impact positif direct sur les bénéficiaires. Peut-être aussi que la performance de certaines institutions gouvernementales n’a pas été à la hauteur de nos espérances. Mais il faut reconnaître que les ONG et d’autres organisations de la société civile engagées dans ce combat se sont beaucoup investies pour que cette lutte ne soit pas un échec.
D’ailleurs, on ne parle plus d’extrême pauvreté à Maurice. Cela s’explique par le fait que les critères du seuil d’éligibilité ont changé depuis 2023, et que les aides sociales de l’État ont contribué à éliminer la pauvreté absolue. En revanche, la pauvreté marginale est bien tangible sur le terrain. Ces personnes ne sont pas officiellement considérées comme pauvres, mais elles sont très vulnérables aux chocs économiques tels que la perte d’un emploi, une maladie ou une hausse du coût de la vie, qui les fait basculer dans la précarité.
L’absence de continuité dans la mise en œuvre des différents programmes de lutte contre la pauvreté a aussi contribué à l’échec de certains d’entre eux.
On parle souvent de « trappe de la pauvreté ». Et si c’était aussi une trappe à financements ?
C’est tout à fait vrai que les personnes qui vivent dans une situation de pauvreté sont piégées dans un cycle dont il est difficile, voire impossible, de sortir sans une intervention de l’État. C’est un phénomène par lequel les familles pauvres restent enfermées dans la pauvreté sur plusieurs générations.
Parfois, les systèmes d’aide sociale créent une dépendance qui décourage les individus de chercher du travail. D’où l’importance et la nécessité d’une approche multidimensionnelle et de la mise en place de politiques sociales inclusives.
En ce qui concerne la « trappe à financements », en l’absence de transparence sur le financement des différents programmes de lutte contre la pauvreté et des projets sociaux mis en œuvre par les ONG, je ne peux me prononcer. Un audit complet et une évaluation rigoureuse de ces programmes et projets nous permettraient d’y voir plus clair sur le pourcentage de ces fonds effectivement dépensé au bénéfice direct des personnes concernées.
Il existe un fossé entre les statistiques, qui montrent une baisse du nombre de familles vivant dans la pauvreté, et la réalité du terrain»
Que pensez-vous du fossé qui existe entre les « pauvres réels » et les « pauvres administratifs » ?
Les « pauvres réels » sont ceux que nous rencontrons sur le terrain : ceux qui vivent avec des problèmes de santé, de dépendance à la drogue, de violence conjugale et familiale ; ceux et celles qui vivent dans la souffrance et l’exclusion.
Les « pauvres administratifs », à mon avis, se résument à des chiffres publiés par le Bureau central des statistiques ou le SRM. Malheureusement, on rencontre souvent des « pauvres réels » qui ne sont pas identifiés comme tels dans les statistiques, et inversement, les « pauvres administratifs » ne sont pas nécessairement les « pauvres réels ».
Il existe un fossé entre les statistiques, qui montrent une baisse du nombre de familles vivant dans la pauvreté, et la réalité du terrain, où le nombre de familles en situation de pauvreté marginale augmente. Peut-être est-il temps pour les autorités de revoir les critères établis par Statistics Mauritius et le SRM, afin de mieux cibler les familles en situation de pauvreté marginale, pour qu’elles ne soient pas exclues des programmes de lutte contre la pauvreté.

Les politiques publiques visent-elles réellement l’émancipation ?
Les statistiques publiées sur le site web de la NEF indiquent que 7 537 familles, soit 27 370 personnes, sont bénéficiaires. Les services offerts sont : éducation, autonomisation de la famille, santé, autonomisation économique, logement social, autonomisation communautaire. 4 087 personnes ont suivi une formation en Life Skills, et l’on y mentionne 3 767 formations et 602 logements sociaux.
Il n’existe aucun rapport permettant de savoir si ces services offerts mènent réellement à l’émancipation ou à l’autonomisation. On se pose la question, parce que les résultats ne sont ni tangibles ni visibles sur le terrain.
On a parfois l’impression que ces familles se sont résignées et acceptent leur sort. Résignées surtout parce qu’elles se sentent exclues de toutes les décisions prises à leur égard. Elles ont le sentiment que leurs droits ne sont pas respectés, que leur dignité est bafouée. Elles se sentent discriminées et humiliées chaque fois qu’elles ont des démarches à faire auprès des autorités ou qu’elles subissent la stigmatisation de la société. Elles essaient tant bien que mal de se débrouiller avec les aides sociales du gouvernement. Elles font davantage confiance aux ONG qui les accompagnent et les respectent sans préjugés.
C’est dommage que les politiques publiques soient formulées en haut lieu sans prendre en considération les besoins réels de ces familles. Chaque famille a des problèmes différents, et leurs priorités varient aussi. Un programme imposé par les autorités sans la participation de ceux directement concernés par le sujet est voué à l’échec.
Un enfant né dans un quartier dit défavorisé aujourd’hui a-t-il réellement plus de chances qu’hier ?
Il y a des enfants nés dans ces quartiers dits « défavorisés » qui réussissent aussi bien, voire mieux, à l’école ou au travail que ceux des autres régions du pays. Tout dépend de l’environnement dans lequel ils grandissent et de l’encadrement qu’ils reçoivent. Sur quel critère se base-t-on pour qualifier certains quartiers de « défavorisés » ?
Les habitants de ces quartiers doivent être motivés et encouragés à contribuer au développement de leur environnement, au lieu de se résigner. Les parents ont une grande responsabilité dans l’éducation, le développement et le cheminement de leur enfant. Les autorités offrent des facilités, des services, des aides sociales, et les familles doivent en tirer parti.
Je dirais que oui, ces enfants ont réellement plus de chances, car il y a eu une prise de conscience sur l’importance de l’éducation, de la culture, du sport, etc., dans la lutte contre la pauvreté. Aux parents d’assumer leur part de responsabilité et de fournir les efforts nécessaires pour que leurs enfants puissent réussir.
Dans un pays où l’on parle tant de démocratie, pourquoi les pauvres restent-ils invisibles dans les espaces de pouvoir ?
C’est un phénomène complexe qui reflète les inégalités structurelles et les dynamiques de pouvoir dans la société. Il existe des barrières structurelles difficiles à briser.
Y a-t-il une réelle volonté, de la part de tous les dirigeants politiques, de créer l’espace nécessaire au sein de leurs instances de décision pour entendre la voix des pauvres ? Dans certaines instances décisionnelles, les pauvres - ou ceux issus de familles pauvres - sont représentés de manière stéréotypée, ce qui renforce leur invisibilité, car ils sont très minoritaires.
Les médias ont aussi un rôle crucial à jouer dans la formation de l’opinion publique et la visibilité des différents groupes sociaux, afin de promouvoir leur inclusion dans les espaces de pouvoir.
Si vous aviez à supprimer une seule institution dans la lutte contre la pauvreté, laquelle et pourquoi ?
Chaque institution ayant été créée avait un objectif et une mission. Supprimer une institution ne résoudrait pas automatiquement les problèmes ; au contraire, cela engendrerait davantage de problèmes sociaux, notamment en termes de licenciements, etc.
Par contre, n’est-il pas temps de revoir le fonctionnement de toutes ces institutions ainsi que leurs coûts d’opération ? Les deux principales institutions concernées par la lutte contre la pauvreté sont la NEF et la NSIF, qui opèrent sous l’égide du ministère de l’Intégration sociale. J’ai l’impression que ces deux structures se sont départies de leur objectif initial. Lorsque le gouvernement avait introduit le Corporate Social Responsibility (CSR), un National CSR Committee avait été mis sur pied et opérait sous l’égide du National Empowerment Fund. Aujourd’hui, il existe deux fondations, et les coûts d’opération de ces deux institutions sont énormes.
Donc, au lieu de supprimer une institution, ne serait-il pas temps d’envisager la fusion (merging) de ces deux entités, ce qui, finalement, coûterait bien moins cher aux contribuables ? Cela éviterait aussi la duplication des services offerts par ces deux institutions.
Un Plan Marshall a été établi afin d’éradiquer la pauvreté. Pourquoi n’a-t-il pas donné les résultats escomptés, selon vous ?
Peut-être parce que ce n’était pas un bon plan — sinon, on aurait eu les résultats escomptés. Je n’ai pas d’autre réponse à ce sujet. Par ailleurs, le mot « Marshall » figure uniquement sur le contrat social entre la NEF et le bénéficiaire, intitulé Contrat social du Plan Marshall.
Quelle vérité dérangeante sur la pauvreté les décideurs n’osent-ils pas regarder en face ?
Une vérité dérangeante serait la manière dont certains se servent de la vulnérabilité des familles pauvres pour faire de la politique partisane. Et, une fois au pouvoir, comment ils peinent à tenir les promesses faites en leur faveur pendant les campagnes électorales.

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