Chercheuse et consultante environnementaliste, Nalini Burn dresse à grands traits l’état de l’environnement à Maurice dans le sillage des récentes inondations, surtout à Port-Louis. « Nous n’avons pas su et vu que les précipitations et les crues soudaines (« flash floods ») seraient plus fréquentes et intenses, localisées avec le réchauffement de la planète », dit-elle dans l’interview qui suit, avant de prévenir qu’« on est en passe de glisser vers un water-scarce country, soit un pays déficitaire en eau ».
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L’île Maurice a récemment vécu des inondations meurtrières comme en 2013. Au-delà des controverses, comment expliquez-vous la situation actuelle ?
Notre environnement est malade de notre modèle économique et politique qui cumule des siècles et des décennies plus récentes d’ondes de tempêtes à la fois physiques, sociaux et culturels et que nous renvoient les déchets dans notre rade.
Vous parlez d’inondations et évoquez des polémiques. Voilà aussi une de nos difficultés de fond d’analyses à la va-vite, des prises de position tendant vers un seul problème ou de sa manifestation, soit une unique cause principale qui est mal appréhendée. Malheureusement, on ne s’est pas habitué à gérer les complexités et à anticiper leurs dynamiques en boucle : on réagit sur le coup, par à-coups, on pâlît à l’urgence et navigue à vue d’œil, sollicité par d’autres pics de crise. Pourtant entre les crises, ce ne sont pas les études qui manquent, tant académiques que commanditées sous forme d’assistance technique et financière. Ces études pointent sur des pistes de solutions et prônent même des approches intégrées, en séquence. Cependant, leur prise en compte par les administrateurs(e)s et décideur(e)s laisse à désirer.
On a mal appréhendé l’urgence du dérèglement climatique, ce qui amène à la récurrence de risques et vulnérabilités face aux désastres catastrophiques. Nous n’avons pas su et vu que les précipitations et les crues soudaines seraient plus fréquentes et intenses, localisées avec le réchauffement de la planète. Les modèles d’ingénierie de ponts et chaussées et de constructions de drains n’ont pas anticipé de telles inondations dix ans après la dernière. Les politiques, qui ne se privent pas de pointer du doigt les carences des autres (celle de 2013 d’un gouvernement précédent), n’ont pas choisi d’en faire une priorité d’infrastructures et de gestion durables durant les deux derniers mandats, incluant la maîtrise de la gestion du cycle de l’eau, en se contentant de vanter l’eau potable à domicile 24/7 comme slogan de campagne populiste qui accroche. Mais une gouvernance économique durable devrait considérer l’eau comme une ressource entrant dans tous les secteurs de l’économie et aussi les rejets sur l’environnement des eaux usées, eaux de surface et ruissellement.
Rappelons les temps courts et longs de nos préoccupations : tout d’abord que de « water-stressed country » - un pays à stress hydrique -, on est en passe de glisser vers un « water-scarce country », soit un pays déficitaire en eau. C’est un scénario probable à envisager que vers décembre 2024. On sera en période de sècheresse et /ou en déficit d’eau dans nos réservoirs, même si ces derniers et nos nappes phréatiques sont quasi pleins.
Vous parlez d’inondations meurtrières. Précipitations intenses ne veut pas nécessairement dire inondations, tout comme les inondations ne mènent pas forcément vers des mortalités. Il faut ajouter la détresse humaine, la santé physique et mentale, les peurs, les anxiétés et les dégâts matériels et financiers si lourds qui accompagnent toute catastrophe. Et là il y a la question du système d’alerte, le rôle des services météorologiques. Mais au niveau de l’Organisation météorologique mondiale, on se penche depuis quelque temps déjà sur des systèmes d’alerte multirisques, des interconnexions à opérer entre météorologie, climat, hydrologie et des dispositifs d’alerte multi-acteurs incluant les communautés civiles « amateurs ». Il est impératif d’examiner cette question de manière urgente. Malheureusement, force est de constater qu’ajouter les mécanismes de risques et de désastre piloté par un ministre a eu des résultats pervers. Une approche de gestion axée sur les procédures et mécanismes et non vers les résultats et buts anticipés a encore montré des failles.
Notre environnement est malade de notre modèle économique et politique qui cumule des siècles et des décennies d’ondes de tempêtes à la fois physiques, sociaux et culturels et que nous renvoient les déchets dans notre rade.»
Selon un ingénieur en environnement, ces inondations ne cesseront pas à Port-Louis en raison de la topographie de la capitale, avec ses constructions non planifiées…
Je ne sais pas de qui vous parlez, mais il s’agit de topographie, d’inondations et de constructions non planifiées provoquant une série de chevauchements. Il me semble qu’on doit revenir bien en arrière, sur le choix de Port-Louis comme port et comme épicentre économique, de commerce et de sécurité maritime à Maurice. Il y a la topographie selon un ingénieur, mais aussi un ensemble d’écosystèmes connectés, qu’on connait à présent mieux en termes d’une gestion « ridge to reef », partant, par exemple de la Montagne des Signaux aux vallées, plaines, marais, cours d’eau naturels, zones humides, estuaires et lagons. On a beaucoup étudié les glissements de terrain aussi, rappelons-le.
Peut-on dire que Port-Louis n’a pas été planifié par la Compagnie des Indes ? Les autorités coloniales ont découpé non seulement les drains, mais ont également comblé la mer, par exemple, pour créer le Jardin de la Compagnie, ensuite, bien après, le Bulk Sugar Terminal. Il y a eu aussi des vagues de peuplement. À commencer par la ségrégation spatiale sur la base ethnique et de classes socioéconomiques superposées de migrant(es), de refugié(e)s, concentré(e)s dans des endroits marginaux perchés sur les pentes difficiles à cultiver, dans les quartiers périphériques d’habitats insalubres près des marais et dépotoirs, des docks jadis pourvoyeurs d’emplois, vecteurs et foyers de maladies transmissibles.
On a imperméabilisé cette capitale au fil des siècles et des décennies récentes avec une urbanisation croissante et ses artères routières. Il y a eu un désordre autorisé, en déphasage entre ces agglomérations d’une part et les infrastructures de gestion de l’eau, de déchets solides, d’artères de connectivités routières. Un urbain déboisé, asséché, où on ne voit, ni « river reserves » ni « mountain reserves » qu’heureusement on a compris dans une approche « ridge to reef » de gestion du cycle de l’eau et de conservation des sols.
Il y a un mélange d’édifications non autorisées sur des réserves de routes, mais aussi de constructions légales, réglementées, faites pour des parkings et bazars sur les ruisseaux à titre d’exemple. On a le métro dont la construction, dispensée d’EIA censé anticiper les impacts, s’est récemment ajoutée au risque que les précipitations deviennent des inondations graves et dévastatrices… Une catastrophe naturelle et/ou liée aux activités et décisions nationales ?
L’idée de transférer une partie des activités publiques et privées, à travers la décentralisation, peut-elle atténuer la vulnérabilité de Port-Louis ?
Quand on parle de vulnérabilité et de décentralisation, il me semble qu’il faut démailler et décortiquer : s’agit-il de délocaliser ? De quelles fragilités et d’adaptation et résilience aux risques parlons-nous ? On a les images choquantes de voitures en dérive, les drames humains de personnes s’y trouvant. Et pourtant on est censé avoir le métro comme option de décongestion routière et de diminuer l’empreinte carbone.
Il y a eu déjà et pas mal de délocalisation de Port-Louis des élites vers Plaines Wilhems avec le chemin de fer et face au paludisme et d’autres maladies de source hydrique. Mais on a un seul port qui achemine toutes nos importations et ce qui reste de nos exportations matérielles. On peut y ajouter des bateaux de croisière. On ambitionne d’être un hub maritime de tous bords, mais il y a des limites à la délocalisation de Port-Louis. Il y a, de toutes les manières, tout un travail à activer pour dématérialiser les activités économiques administratives tant privées que publiques et éviter les déplacements physiques vers Port-Louis ou autres centres ou pôles, qui s’amorcent actuellement.
Mais quid des populations ? On peut bien imaginer se créer des espaces pour mettre en place tout un dispositif de résilience face à la topographie de Port-Louis selon des approches de solutions fondées sur la nature. Une étude recommande de concevoir des bassins souterrains au Champ de Mars où, par ailleurs, les courses semblent se délocaliser pour d’autres raisons…
Les modèles d’ingénierie de ponts et chaussées, de constructions de drains, n’ont pas anticipé de telles inondations...»
Dans l’ensemble, est-ce que Maurice a une politique en matière environnementale en ligne avec les résolutions concernant les petites économies insulaires (PEI) ?
Non, nous n’avons pas de politique gouvernementale en matière de développement affranchie de la colonisation et son modèle d’économie de plantation vouée à la monoculture insulaire liée aux chaînes de production et de commercialisation internationales. C’est ça la problématique des petites économies insulaires en voie de développement.
On n’a pas l’habitude d’élaborer des politiques publiques découlant des obligations intergouvernementales. Mais il n’y a pas que cela. On peine à élaborer sur papier toutes les Conventions internationales régionales et sous-régionales et encore moins à les mettre en pratique.
C’est notre modèle économique et politique – patrimonial -, imprimé de clientélisme qui en est la cause et qui s’érige en miracle économique et modèle de développement. Pour faire court, on se vante de s’être autant développé sans ressources naturelles et aussi parce qu’on n’a pas d’armée.
Or, tout dépend des ressources naturelles et de leur gestion. Et la géopolitique sécuritaire et militarisée nous amène à des choix économiques, sociales et d’investissements qui ajoutent à nos dérives et vulnérabilités face aux désastres, avec pour cas d’école, le Wakashio.
Comment expliquer que la population ne soit guère sensible à l’enjeu environnemental à Maurice et qu’il n’y existe presque pas une « culture » écologique ?
On matraque la population par opposer développement et environnement ou le social, mais un tel discours n’est plus viable depuis longtemps. Mais il y a trop d’intérêts investis dans cet engrenage, partant des cursus universitaires à la production de nos professionnels. À Maurice, culture écologique rime souvent avec déchets jetés çà et là, et qui est taxé d’incivisme. Oui, dans ce sens, on a toute une alphabétisation écologique à universaliser, une véritable conscience et pratique écologique à faire émerger. Et cela entraîne tout un mode de production et de consommation à interpeller et revoir.
Il y a toujours eu une fibre ou filière de conscience écologique à Maurice, un éveil citoyen, mais qui a toujours été marginalisée par l’hégémonie des pouvoirs politiques et économiques affairistes. Ces derniers se sont tirés d’affaire à chaque crise liée aux aléas climatiques et financiers.
Les activités en amont dégradent nos écosystèmes côtiers en sus de ce qu’ajoutent le tourisme balnéaire et l’implantation des hôtels.»
Est-ce que l’empreinte touristique, avec ses effets sur nos ressources naturelles, est-elle sous contrôle ?
Parlez-vous de l’empreinte touristique s’agissant de la gestion côtière et de nos écosystèmes marins ? C’est un sujet vaste et complexe qui évolue et qu’on ne peut évoquer en quelques mots. Il faut le voir de deux manières avec une approche « ridge to reef » : les activités en amont qui dégradent nos écosystèmes côtiers, en sus de ce qu’ajoutent le tourisme balnéaire et l’implantation des hôtels. C’est cette urbanisation côtière dense et rapide associée au tourisme dont il est question. Toutefois, il y a aussi le créneau « hospitality and real estate » cher à l’Economic Development Board qui englobe le pôle « wealth planning » de « PDS », l’« Invest Hotel Scheme » et les résidents étrangers « High Net Worth » qui privilégient notre littoral et ses côtes. On doit y ajouter l’engouement des Mauriciens pour vivre sur la côte et y visiter.
Peut-on envisager l’introduction d’une taxe « environnementale » – comme la taxe carbone en France - sur les dépenses liées à l’activité touristique ?
Pour aboutir à quoi ? Réduire le nombre de touristes ou augmenter les revenus par touriste ? Ajouter aux revenus de taxes à la consommation ? J’y vois, moi, plein d’écueils. On devrait plutôt étudier la charge économique environnementale et sociale de ce tourisme et établir un bilan de fond. C’est alors qu’on pourra disposer d’un tableau de bord pour piloter.
La thématique de l’environnement fait-elle partie des priorités de l’ensemble des formations politiques locales ?
Je ne le vois pas sauf Résistance et Alternative qui prône un autre modèle économique et social et, de ce fait, écologique.
De quelle manière notre modèle de développement et nos choix impactent-ils la question environnementale ?
Depuis les années 2000 surtout, nous avons préconisé une politique néolibérale et dosée de populisme, morcellement électoral oblige. On a abandonné le contrôle du développement pour faciliter la croissance économique axée sur la consommation et les signes de richesse - voitures loisirs, maisons. La facilitation des affaires est le terme clé. Ce qui a intensifié la capture des institutions gouvernementales, laquelle par le biais des élections, est devenue la porte d’entrée pour l’affairisme de l’État. Il faut ajouter les flux financiers, dont certains illicites se blanchissant à tous les paliers économiques et qui rongent notre pays.
Il y a toujours eu une fibre ou filière de conscience écologique à Maurice, un éveil citoyen, mais qui a toujours été marginalisée par l’hégémonie des pouvoirs politiques et économiques affairistes.»
Comment concilier les réalités environnementales – avec les changements climatiques - avec les contraintes liées au développement et à l’emploi ?
Ces réalités environnementales sont et ont depuis toujours été nos contraintes, mais aussi nos opportunités de développement et de mieux-être. On est loin de l’époque des 4 Jours à Paris pour pallier le chômage en défrichant les fragments de forêts endémiques. On parle de dénatalité et de « production des ressources humaines », mais on est loin d’un développement qui tient compte de la nature et du rôle des femmes surtout dans la reproduction du tissu social et des êtres humains.
Quels sont les axes sur lesquels doit s’appuyer une politique cohérente en matière environnementale ?
D’abord, il est impératif d’abandonner le PIB comme seul indicateur de développement et en finir avec l’hypercentralisation autour du PMO et le démembrement de l’Economic Development Board sur cette base. Il convient aussi de développer un cadrage macroéconomique soucieux de l’écologie sociale et ses contraintes et déséquilibres structurels.
Il faut aussi dresser un bilan de l’état des lieux de ce pays sur tous les plans, une évaluation après coup pour anticiper et piloter. Ce qui devrait être le premier pas d’une « national development strategy » déjà caduque depuis belle lurette et que notre ministre en charge de l’aménagement du territoire renvoie chaque année, alors qu’il ne fait que multiplier les transactions foncières portant sur le « tourisme ». La société civile devrait former partie de ces instances délibérantes à côté de nos représentants d’une vraie démocratie parlementaire, dans un régime d’état de droit et souverain, partant de la domestication de tous les droits humains dans notre Constitution et de ses déclinaisons. C’est vrai que c’est une lourde et incontournable tâche à la hauteur des menaces externes et internes qui pèsent sur nous.
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