Avec les décrets signés à la va-vite, Donald Trump pourrait remettre en cause l’accord entre Maurice et le Royaume-Uni sur l’archipel des Chagos. Lindsay Rivière trouve improbable que le président américain cède la souveraineté de Diego Garcia, îlot où se trouve l’une des bases américaines les plus stratégiques.
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Votre impression générale de la performance du nouveau gouvernement depuis son installation en novembre 2024 ?
Beaucoup a été fait durant ces deux premiers mois : restauration de la dignité de l’Assemblée nationale ; retour de la démocratie régionale prévu le 4 mai ; rétablissement de l’autorité et de l’indépendance de la Banque centrale ; retour à la vérité économique et à des statistiques crédibles ; coup de balai progressif au sein de la force policière pour lui redonner sa crédibilité ; respect de quelques promesses sociales ; premières nominations intéressantes ; début d’une nouvelle réforme éducative…
Les nouveaux ministres et Junior Ministers semblent très enthousiastes. Dans certains ministères, la lente bureaucratie de la Fonction publique retarde la mise en place de nouveaux grands ministères (notamment celui du Plan), mais cela viendra progressivement. Les nouveaux ministres n’ont qu’à donner de la voix et à bousculer les habitudes des fonctionnaires.
Mais encore ?
Depuis décembre 2024, un changement psychologique majeur est perceptible dans la population. Tout le monde ou presque en apparence semble plus détendu, moins stressé. C’est comme si le départ de l’ancien gouvernement avait levé un énorme poids des épaules de la nation. Je résumerai mon sentiment ainsi : je vis tout cela comme la restauration d’une certaine normalité démocratique et administrative.
Maurice, sous la direction de l’ancien gouvernement, n’était plus un pays normal…
Rien ne fonctionnait selon les normes établies. Les dérives s’accumulaient dans presque tous les domaines. La nature profonde de notre système de gouvernement changeait à grande vitesse. Il fallait ce sursaut, ce retour à ce qui a toujours fait le miracle mauricien : la tolérance, le respect de tous, une cohabitation paisible, le fair-play, ainsi que la promotion de l’efficience et de l’excellence.
On peut désormais revenir à l’essentiel et s’assurer, non par des paroles creuses de politiciens mais à travers des changements structurels majeurs, que le pays ne revive plus ce qu’il a vécu ces dix dernières années… Il faut saluer la bonne volonté évidente du nouveau gouvernement à bien faire.
De nombreux Mauriciens disent qu’il faut accélérer l’opération de nettoyage promise. Il y a clairement une certaine impatience. Comment la contenir ?
Il faut calmer d’urgence l’impatience grandissante des Mauriciens à voir le nouveau gouvernement aller plus vite et plus loin dans la prise de sanctions envers les brebis galeuses. Le Premier ministre a raison de dire qu’il faut faire les choses dans les règles, respecter l’État de droit et faire en sorte qu’il n’y ait ni abus, ni précipitation. Cela risquerait de permettre aux coupables d’échapper à leur sentence, faute de preuves concrètes ou à cause d’enquêtes bâclées.
Tout ceci est vrai. Mais le Premier ministre se trompe sur un point : ce n’est pas de vengeance que le peuple parle, mais de justice. Aujourd’hui, le désir profond de punir est palpable. Tout système de dissuasion repose sur des sanctions visibles et effectives.
Beaucoup craignent que plus le gouvernement tarde à agir pour faire la lumière sur les scandales, plus les coupables auront le temps d’effacer leurs traces, de détruire des preuves, d’organiser des « cover-ups », de manipuler des témoins ou d’orchestrer des magouilles afin de mettre au point des scénarios bidon de défense.
Le nouveau gouvernement ne doit pas retomber dans les pièges de la bureaucratie ou dans ces lourds silences qui exaspèrent la nation.»
Serait-ce possible ?
Pour apaiser cette impatience croissante, le gouvernement doit mieux expliquer ses décisions. Pourquoi, par exemple, en signant en cinq minutes un document, l’Attorney General, Gavin Glover, ne peut-il pas rouvrir des dossiers tels que l’affaire Kistnen, avec le retour de la même magistrate pour poursuivre les audiences ?
Pourquoi le gouverneur de la Banque de Maurice, Rama Sithanen, ne peut-il pas nommer en urgence une commission d’enquête sur le scandale de la Silver Bank (où Rs 8 milliards issus des fonds publics et des dépôts privés se sont évaporées), invoquant constamment la confidentialité ou l’esprit de responsabilité ?
Ou encore pourquoi le ministre de la Santé, Anil Bachoo, ne peut-il pas révéler la vérité sur les achats de médicaments et d’équipements durant la pandémie de COVID-19 ? Combien de temps faut-il pour révéler des choses aussi simples ?
Êtes-vous inquiet, fâché ou désolé ?
Le nouveau gouvernement ne doit pas retomber dans les pièges de la bureaucratie ou dans ces lourds silences qui exaspèrent la nation. Avec davantage d’explications détaillées et de communication, les choses deviendraient plus claires pour tout le monde.
Paul Bérenger semble s’être mis en retrait. Le fait qu’il n’occupe pas de portefeuille ministériel intrigue. Sera-t-il un mentor, un maître d’école qui supervise tout ? Votre analyse ?
Paul Bérenger a déclaré publiquement que cette situation reflète sa volonté. Le Premier ministre l’a aussi dit. Il faut respecter ce choix. Je pense, pour ma part, que le leader du MMM ne veut plus se limiter à un secteur précis requérant toute son attention chaque jour.
Sa décision semble refléter une volonté de garder une vue d’ensemble des affaires nationales et de pouvoir intervenir sur des dossiers variés. Aujourd’hui les Chagos, demain l’économie bleue ou le développement des îles lointaines, après-demain planifier avec Jyoti Jeetun les 25 prochaines années de Maurice ! C’est peut-être ce que le leader des mauves veut aujourd’hui ; ne pas être un ministre comme un autre.
Paul Bérenger se rend disponible comme Deputy Prime Minister pour toutes sortes d’intervention, avec sa vaste expérience des affaires publiques. Je ne crois pas que cela pose problème à Navin Ramgoolam. Cette situation impliquant un Deputy Prime Minister sans portefeuille ministériel existe dans plusieurs pays. On peut ainsi y voir un parallèle avec la position du vice-président des États-Unis. Il agit partout, sur tout, à la demande du président, mais dans la discrétion la plus absolue.
Je crois aussi qu’il y a d’autres considérations. À bientôt 80 ans, Paul Bérenger, dont la santé est désormais fragile, amorce peut-être son passage de témoin, préparant le terrain pour la prochaine génération. Personnellement, je ne pense pas qu’il mènera le MMM aux élections de 2029, quand il aura 83 ou 84 ans.
Je pense aussi qu’il a remis de l’ordre dans ses priorités. Il n’a plus l’ambition, comme autrefois, d’être Premier ministre. Il laissera désormais toute la lumière à Navin Ramgoolam et servira son pays ainsi que sa famille « as and when required ».
Il faut calmer d’urgence l’impatience grandissante des Mauriciens à voir le nouveau gouvernement aller plus vite et plus loin dans la prise de sanctions envers les brebis galeuses.»
Pour le leader des mauves, le grand crépuscule de la vie semble s’amorcer…
Comme pour beaucoup d’hommes de cet âge, les priorités changent. Ce qui peut paraître essentiel aux autres devient secondaire pour soi. À ce stade de la vie, on ne recherche plus la popularité, mais le respect. Dans un an ou deux, l’ère Joanna Bérenger pourrait bien commencer, ouvrant une nouvelle page dans l’histoire du MMM.
La moitié des membres du gouvernement a déjà été parlementaire. Est-ce un atout ?
Certainement ! Une maîtrise approfondie des rouages du pouvoir et de la fonction publique peut accélérer la mise en œuvre des projets. Le rétablissement du système des Junior Ministers par Navin Ramgoolam est également une initiative judicieuse. D’ici 2029, ils auront gagné en stature. Ils pourraient bien constituer l’avant-garde d’un futur gouvernement proposé au pays.
Le MSM tente de se relever de la débâcle électorale de novembre 2024. Il a tenu une première grande réunion. Peut-il se relever après une telle défaite ?
Le MSM a une très longue traversée du désert devant lui. Son leader a-t-il encore le moral ? Dans un pays où les allégeances politiques changent rapidement, beaucoup de ses partisans doivent déjà se trouver au Parti travailliste !
Faire un come-back est une des choses les plus difficiles au monde. Pravind Jugnauth aura à reconstruire son parti sur un champ de ruines après sa défaite spectaculaire. Les perceptions publiques de son style, de sa gestion et de la manière d’opérer du MSM sont, pour lui, catastrophiques. L’image de « Lakwizinn », profondément ancré dans l’esprit collectif, collera à la peau de Pravind Jugnauth pendant encore longtemps. On verra bien aux municipales.
Mais n’en doutez point : l’histoire de Maurice a démontré que les grands partis politiques finissent toujours par se relever, tel le Phœnix qui renaît de ses cendres. Le PTr, laminé 60-0 en 1982, est revenu au pouvoir dès 1983. Puis il a repris le pouvoir en 1995, 2005, 2010 et 2025.
Le MSM de sir Anerood Jugnauth lui-même a été laminé 60-0 en 1995 avant de retrouver le pouvoir en 2000, puis à nouveau en 2010, 2014 et 2019. Le MMM a, pour sa part, connu plusieurs défaites, mais a été présent au pouvoir en 1982, en 1995 (avec le PTr), en 2000 (avec le MSM et avec Paul Bérenger comme Premier ministre en 2003), puis de nouveau en 2025. Le PMSD aussi.
La politique mauricienne ressemble à une partie de « chaises musicales » abrutissante où tout reste possible. Tout, absolument tout, peut changer au fil des années avec la classe politique locale. Nous ne sommes à l’abri d’aucune surprise.
Cependant, les faits sont indéniables. Lors des dernières élections générales, le MSM et ses alliés n’ont récolté que 27 % des suffrages. Attribuons-lui 20 % de soutien direct et 5 % à 7 % à ses alliés. Si ce chiffre suffit à maintenir une certaine présence, il est loin d’être une base solide pour regagner le pouvoir.
Le véritable test sera les élections municipales, où 400 000 électeurs représentant environ 40 % de l’électorat national, seront appelés à voter dans un contexte nettement défavorable au MSM. Va-t-il se défiler ? Sur quoi pourra-t-il compter vu qu’il est privé des leviers du pouvoir – la MBC, la police, le Budget et la majorité parlementaire ?
Pour espérer survivre, le MSM doit impérativement se réinventer. Il doit absolument se forger une nouvelle image et adopter de nouvelles stratégies. Les choix des dix dernières années lui ont été fatals. Il a choisi l’autoritarisme au lieu de la démocratie apaisée, le clanisme au lieu de l’ouverture, le mépris envers ses opposants au lieu du respect, l’arrogance au lieu de l’humilité, les magouilles au lieu de la bonne gouvernance, la politique de « fer labous dou » au lieu de la responsabilité économique ; et le culte de la personnalité au lieu du dialogue.
Dans un an ou deux, l’ère Joanna Bérenger pourrait bien commencer, ouvrant une nouvelle page dans l’histoire du MMM.»
Y a-t-il encore plus grave ?
Encore plus grave ? Pour moi, le MSM ne pourra pas survivre dans un contexte de lutte à deux s’il ne se transforme pas rapidement en un véritable parti national et résolument multi-ethnique. Il ne peut gouverner un pays avec seulement comme soutien la moitié du milieu hindou. Le MSM a trop longtemps joué la carte du sectarisme dans un pays en quête de plus de « mauricianisme ». Le pays a énormément changé. Le MSM ne peut plus espérer jouer la carte du 4-14, des socio-culturels, de l’hégémonie ou de l’exclusivisme. Si le PTr et le MMM, deux grands partis historiques, restent unis jusqu’en 2029, le MSM n’a aucune chance de reprendre le pouvoir. En l’état, il se limite à une base électorale composée de la moitié de l’électorat hindou (l’autre moitié allant au PTr), alors que le PTr et le MMM peuvent ensemble obtenir de très importants renforts dans tous les autres milieux sociaux (Population générale, Musulmans, Tamouls et autres minorités).
La seule manière pour le MSM de rebondir est d’abandonner son positionnement ethnique réducteur afin de s’ouvrir résolument aux minorités. Il doit aussi changer toutes ses politiques de « state capture », qui ne servent que quelques-uns. Or, à ce jour, aucun effort n’a été fait en ce sens. Déjà, pour commencer, il pourrait songer à fusionner avec des partis plus petits, comme ceux d’Obeegadoo, de Ganoo et de Collendavelloo.
Peut-on s’attendre à un « walk-over » de l’Alliance du Changement lors des élections municipales ?
Sur le papier, oui. Cependant, pour la démocratie, il est important que tous les partis (en particulier extraparlementaires) participent à ce scrutin.
Le MSM doit-il y participer ?
Certainement. Quand on tombe de cheval, il faut immédiatement se remettre en selle.
Parlons des Chagos. Avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, le « deal » anglo-mauricien est-il remis en cause ?
Certainement. L’Angleterre plie déjà le genou devant un président qui n’hésite pas à bousculer ses alliés et à utiliser la menace comme arme de persuasion. L’administration Trump n’a aucune intention de maintenir l’accord anglo-mauricien dans sa forme actuelle.
Diego Garcia est la deuxième base militaire américaine la plus importante au monde. Si Donald Trump peut bousculer et menacer des alliés, comme le Canada, le Danemark ou la Nouvelle-Zélande, croyez-vous qu’il se souciera de ce que pense la petite île Maurice ? Les États-Unis ne veulent en aucun cas discuter avec Maurice. Leur seul interlocuteur est le Royaume-Uni.
Ceux qui espèrent que les Américains négocieront directement avec Maurice rêvent les yeux ouverts. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’administration Trump ne concédera pas la souveraineté de Diego Garcia à Maurice. Et ce n’est pas à cause de la Chine, qui est un argument bidon.
Reconnaître la souveraineté de Maurice signifierait que les États-Unis deviendraient des locataires sur l’île, devant rendre des comptes à Maurice. Or, tout propriétaire qui loue un bien peut demain le reprendre ou vouloir renégocier sa location.
Les États-Unis ne veulent pas avoir de comptes à rendre à Port-Louis. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend rien à la situation. Aucune chance que Washington négocie avec Maurice. Son seul interlocuteur restera Londres. Les Britanniques céderont face à Washington. C’est sûr.
L’African Growth and Opportunity Act (AGOA) est un dossier chaud. Sera-t-il renouvelé, puisque Donald Trump a signé à tout-va plusieurs décrets pour annuler des accords en tous genres ?
Si je vois juste concernant le refus des Américains de négocier quoi que ce soit, je crains fort que le renouvellement de l’AGOA en 2025 (qui permet à de nombreux produits textiles mauriciens d’une valeur de plusieurs milliards d’accéder au marché américain) ne devienne un instrument de pression ou de chantage. Ne nous y trompons pas : Donald Trump est capable de tout. Il faudra jouer très serré sur ce dossier et ne pas crâner inutilement.
L’exécution du programme est importante, le reste…
Que doit-on penser du discours-programme prononcé par le président de la République ? Selon Lindsay Rivière, il est « très intéressant sur le papier. Le discours-programme confirme toutes les promesses faites ou intentions exprimées avant et lors de la campagne électorale. Je crois que tout y est, les réformes annoncées, les mesures concrètes à être prises dans tous les secteurs, les ambitions pour demain et après-demain etc.
Mettre ensemble pareil programme pourtant n’est pas difficile, ajoute l’observateur politique. « La véritable difficulté réside dans l’exécution. Peut-on faire tout cela en un mandat ? Traduire tout cela en action ? Combien tout cela coûtera-t-il ? Avons-nous les compétences locales pour le faire ou aura-t-on besoin de compétences étrangères ? Le Service civil actuel (qui compte beaucoup de gens favorisés depuis 10 ans par le MSM) jouera-t-il le jeu ou traînera-t-il la jambe pour faire échouer certaines propositions ? », dit-il
L’important sera aussi de « follow-up, de bien suivre l’exécution des projets, de respecter le ‘timing’ de ces programmes. Au fur et à mesure que les ministres deviennent embourbés dans la gestion quotidienne et les problèmes de leurs ministères, il y a un risque qu’ils perdent de vue la ‘larger picture’ du discours-programme », est-il d’avis.
Pour Lindsay Rivière, il est « nécessaire d’avoir un comité ou un ministre pour suivre, mois après mois, les progrès réalisés dans tous les domaines et ‘report’ au PM et au Cabinet ». « Je crois personnellement que ce serait là un rôle idéal pour Paul Bérenger comme ministre sans portefeuille. Il a le temps, l’expérience, la rigueur et la compétence pour faire ce suivi. Il a aussi la confiance de Navin Ramgoolam ».
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