Quand certains touchent un salaire de Rs 1 500, comment s’assurer que de telles inégalités salariales ne puissent exister à l’avenir ? Si toutes les données confirment que les salariés à revenu élevé profitent bien plus de la croissance économique, même le Fonds monétaire international a commencé d'identifier les moyens de réduire les écarts, notamment à travers la taxe sur les riches.
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Le drame du salaire de Rs 1 500 des cleaners a remis sur le tapis la question des inégalités salariales. S’il est quasi certain que l’introduction du salaire minimal éliminera pour de bon des salaires aussi bas, les inégalités ne seront pas éliminées pour autant. Les chiffres de la dernière Household Budget Survey (voir encadré) démontrent qu’à chaque fois que l’économie progresse, ceux qui sont au sommet de la pyramide en bénéficient bien plus que ceux qui sont les plus pauvres. Bref, la croissance économique ne rend pas le pauvre moins pauvre, au contraire.
Pour le syndicaliste Reaz Chuttoo, la première chose à faire, c’est de déterminer le minimum vital et le salaire minimal. « Il faut définir ce que peut être un salaire de survie et un salaire qui permettra à la personne de vivre convenablement », explique-t-il, pour réduire les inégalités. Toutefois, il faut que les travailleurs puissent participer à la distribution de la richesse et prendre des décisions. » Le syndicaliste préconise le modèle de codétermination allemand, que l’économiste Thomas Piketty a aussi encouragé récemment. Il s’agit, surtout pour Reaz Chuttoo, de repenser l’entreprise comme « une structure sociale ».
Ensuite, Reaz Chuttoo cite l’exemple de certaines villes américaines qui ont légiféré pour imposer un ratio entre le salaire le plus bas et le plus élevé dans une entreprise.
« Par exemple, en Californie ce ratio est de 1:50. Si une entreprise ne respecte pas ce ratio, elle doit payer une taxe qui ira aux projets sociaux de la
ville », explique-t-il. Des projets de ce type permettrait de rétablir l’équilibre entre les salaires, selon lui.
L’économiste Éric Ng se montre beaucoup plus sceptique. « L’inégalité salariale existera toujours, assure-t-il. L'introduction de la Negative Income Tax peut certes aider ceux qui se trouvent au bas de l’échelle, mais cela ne signifie pas que les inégalités seront réduites. » Pour Éric Ng, les professionnels à haut revenu bénéficieront toujours plus que les autres de la croissance économique, à cause de leurs responsabilités. « Cela fait partie du système. »
Taxer les riches ? L’option semble faire peur à l’économiste. « C’est une façon de redistribuer, certes, mais il faut faire attention à ne pas décourager les personnes à haut revenu. Si l'on leur fait peur, on prend le risque de ne pas créer de la richesse dans le pays. » Les conclusions du Fonds monétaire international (FMI), qui estime que la taxe sur les riches ne nuit pas à la création de la richesse ? « Nous sommes un pays en développement et il faut diversifier nos activités. Pour cela, il faut attirer les compétences et il ne faut pas une politique fiscale qui les effaroucherait », rétorque l’économiste.
Bernard Yen, Managing Director d'Aon Hewitt, avance que les salaires dépendent du marché. « Pour un travail que plusieurs personnes peuvent faire, le salaire sera moins important. Plus un talent est rare, mieux il est payé. On ne peut empêcher qu’une personne aux compétences rares touche plus que les autres », estime notre intervenant. Le tout, selon lui, c’est de s’assurer que ceux qui touchent le moins sont utilisés comme il se doit. « La sous-utilisation est aussi un problème. Prenez les cleaners par exemple : si l'on pouvait leur faire faire un autre travail en dehors des heures de nettoyage dans les écoles, cela apporterait une solution. »
Sur la question de la taxe sur les plus riches, le patron d'Aon Hewitt se montre moins frileux qu’Éric Ng. « Je ne crois pas qu’on puisse imposer une taxe de 25 % sur les riches, dit-il, mais 5 % de plus pour une personne qui touche déjà beaucoup, cela ne représente pas grand-chose. On peut le faire jusqu’à un certain degré. » Le Solidarity Levy introduit par Pravind Jugnauth, Premier ministre et ministre des Finances, au dernier exercice budgétaire est donc une bonne mesure, selon lui. L’essentiel, c’est de prendre en considération la culture du pays et d’essayer de trouver une politique fiscale équilibrée.
Swadicq Nuthay : «Nous resterons dans le middle-income trap si nous ne montons pas en gamme»
Pour réduire les écarts, il faut d’abord augmenter la richesse créée en vue de la mieux distribuer, selon l’économiste. Pour cela, il faut investir massivement dans la recherche, chaque secteur économique devant notamment créer son MSIRI.
Comment doit-on procéder pour réduire les inégalités salariales ?
Pour réduire les écarts dans les salaires, il est important de se pencher sur la productivité des low-income earners qui doit être bien plus importante. Cela peut se faire uniquement si on les aide à s’émanciper à travers une meilleure éducation et la formation.
Quelle formation et meilleure éducation pourraient améliorer la situation d’un ‘cleaner’ qui touche un salaire de Rs 1 500 ?
Les cleaners se trouvent dans une situation assez exceptionnelle. Dans leur cas, il faut plutôt compter sur le salaire minimal qui aidera, surtout, les personnes qui touchent un salaire très bas. Le travail en lui-même n’est pas à haute valeur ajoutée et il faut juste essayer de réduire le phénomène d’exploitation. Je vous parle de travailleurs qui sont de la classe moyenne. Pour qu’ils grimpent dans l’échelle des salaires, il faut plus de productivité. Nous sommes un pays tourné vers l’exportation. Notre industrie, comme le manufacturier, est tournée vers l’exportation. Dans un monde mondialisé, il n’y a plus de barrière et il nous faut être compétitifs sur le plan mondial. Tant que nos industries ne monteront pas en gamme, nous resterons coincés dans le middle-income trap. Il faut surtout s’améliorer dans le domaine des services. Il y a beaucoup de choses à mettre en place. Savez-vous que nous sommes l'un des pays qui n’investissent presque pas dans la recherche ?
C’est ce qui empêche d’atteindre un autre palier ?
Il faut qu’il y ait ce pont entre les universités et le marché de l'emploi. Prenez l’exemple du pôle de compétitivité en
France : il s’agit de petits clusters, où des personnes de différents bords contribuent à développer des idées, qu’elles soient du secteur privé ou du monde universitaire. J’ai notamment en tête le modèle du MSIRI de l’époque. C’était une référence. Le modèle du MSIRI doit être appliqué à d’autres secteurs.
Vous avez mentionné l’économie des services. C’est là qu’on trouve les plus gros salaires de nos jours. Le problème ne vient-il pas du fait qu’on n’a pas su gérer la transition rapide vers une économie de services ?
Nous devons suivre le marché. Il y avait une opportunité et nous l’avons saisie. On ne peut rester inactif et se contenter de ce qu’on a. Même dans les services financiers, il y a différents échelons. Notre Global Business n’est pas encore à très forte valeur ajoutée. Il faut éventuellement bouger vers le haut, surtout avec les changements qu’il y a eus dans l’offshore.
Il faudrait donc un MSIRI pour l’offshore ?
Pas vraiment pour l’offshore. Il faudrait que le modèle du MSIRI soit imité par le secteur manufacturier dans un premier temps. Ce serait essentiel surtout pour les Tic. Même dans le secteur agricole, il y a des opportunités, mais on ne peut continuer à suivre les mêmes modèles. Il faut dde la Market Intelligence : quand tous les planteurs récoltent leurs tomates en même temps, cela fait chuter les prix. S’il y avait plus de planification, il y aurait plus d’opportunités. Il faut investir dans la technologie, la recherche, l’innovation. Certains doivent davantage se mécaniser.
Si ces mesures sont appliquées et que Maurice passe au niveau de pays à haut revenu, comment s’assurer que la distribution de la richesse soit équitable ?
Des revenus plus importants ne signifient pas une réduction des inégalités, mais il y a des moyens. L’État-providence doit pouvoir ajuster les inégalités. Le ciblage est important dans ces circonstances. Il y a des modèles à suivre, c’est une affaire de décision politique.
Beejaye Coomar Appanna : «Le salaire minimal aura un impact»
Quel impact du salaire minimal sur les inégalités. Beejaye Coomar Appanna, président du National Wage Consultative Council (NWCC), estime que l’introduction du salaire minimal aura définitivement un impact sur les inégalités des revenus. Sauf que tout dépendra de la formule choisie.
« Définitivement, si vous prenez un groupe de personnes et que vous augmentez leur salaire alors que celui des autres ne change pas, vous réduisez automatiquement l’écart, bien que le salaire minimal fasse bouger le salaire de ceux qui se trouvent en haut de l'échelle salariale, dépendant de l’ampleur de cet impact, il y aura une réduction. »
Toutefois, le président du NWCC ne veut pas en dire plus sur les options à l’étude par le conseil, allant même jusqu’à préciser que si les salaires augmentent de manière quasi uniforme, l’impact sur les inégalités sera minime. L’économiste Éric Ng émet toutefois des doutes concernant l’impact réel du salaire minimal.
« Les PME auront-elles les moyens de soutenir le salaire minimal ? On ne peut prôner une politique pour augmenter les revenus de quelques-uns et provoquer en même temps des pertes d’emplois ailleurs. » Pour lui, il va falloir que le salaire minimal soit un succès.
Selon la Banque mondiale : deux fois moins de pauvres avec une meilleure distribution de la richesse
Les chiffres de la dernière Household Budget Survey (HBS) le prouvent : les plus riches ont considérablement augmenté leurs revenus plus que ceux qui se trouvent au bas de l’échelle. C’est également ce que relève le rapport 'Mauritius : Inclusiveness of Growth and Shared Prosperity' de la Banque mondiale (BM), publié en septembre 2015, qui analyse les données de la HBS. Les analystes estiment qu’avec une meilleure politique de redistribution de la richesse, la réduction de la pauvreté aurait été deux fois plus importante.
L’analyse des augmentations par quintile de revenus, à savoir cinq tranches, du plus bas au plus élevé (voir illustration), indique clairement que les salariés se trouvant dans le quintile le plus bas n’ont pas beaucoup bénéficié de la croissance économique entre 2007 et 2012. « Inequality was high among the employed, and it has tended to increase », affirme la BM. Les plus pauvres touchaient un salaire médian de Rs 5 400 en 2007. En 2012, ce chiffre avait chuté de 11,6 %. En revanche, les revenus des plus riches avait augmenté. Pour le quintile des plus riches, les revenus avaient augmenté de 15,3 %.
Modèle économique
La raison de cet écart, selon la BM, c’est la transition du modèle économique national : « The economy’s polarization was associated with a structural transformation from labour-intensive industries to services and knowledge- intensive industries. » La transition du pays vers une économie de services a donc été à l’origine du creusement des inégalités. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les salaires les plus élevés se trouvent dans le secteur des services. « Professionals and generally skilled workers have benefited the most from growth », conclut aussi la BM.
Cette accentuation des inégalités a aussi un impact sur la prévalence de la pauvreté, selon la BM. Le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités salariales (0 = parfaite égalité, 1 = parfaite inégalité) a empiré, passant de 0,36 à 0,39.
« According to our analysis, the reduction of absolute poverty in Mauritius would be almost twice as large if growth were better shared, and inequality would not have worsened », conclut alors la BM. Une analyse plus détaillée du coefficient de Gini révèle que les différences de revenus sont la principale source d’inégalités à Maurice.
Le FMI préconise l’impôt sur les riches
Alors que plusieurs défendent la thèse traditionnelle que l’impôt sur les riches est mauvais pour le développement économique et la création de richesse, le Fonds monétaire international (FMI) a surpris plus d’un dans sa dernière édition du Moniteur des finances publiques, publiée en octobre 2017, en prenant fait et cause pour la position inverse. Les économistes basés à Washington arguent non seulement qu’il n’existe aucune preuve de l’impact négatif de la taxe sur les riches, mais ils conseillent même leur imposition pour réduire les inégalités.
« Une progressivité moins marquée pourrait-elle être une réponse aux craintes liées aux effets potentiellement négatifs dela progressivité sur la croissance ? Les résultats empiriques ne valident pas cet argument, du moins pour des niveaux de progressivité qui ne sont pas excessifs », peut-on notamment lire dans ce document. Si pour les pays développés, l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) peut être relevé « sans entraver la croissance économique », pour les pays en développement, le FMI préconise « d’élargir progressivement le champ d’application de l’IRPP et d’augmenter les impôts indirects, dont les droits d’accise sur les produits de luxe et les biens de consommation qui créent des externalités négatives, comme l’énergie produite à partir de combustibles fossiles, l’alcool et le tabac ».
En bref, le meilleur outil pour combattre le creusement des inégalités pour le FMI, c’est la politique budgétaire. Dans les pays développés, les impôts diminuent les inégalités de revenus d’environ un tiers, selon le FMI, qui critique par la même occasion l’insuffisance de telles politiques dans les pays en développement et le recours aux taxes indirectes. « Dans les pays en développement, la redistribution budgétaire est nettement plus limitée, ce qui s’explique par une fiscalité et des dépenses moins élevées et moins progressives et par le recours plus important à des impôts indirects régressifs. »
Le document du FMI s’intéresse aussi à d’autres moyens de réduire les inégalités, comme la taxation des revenus du capital, actuellement plus basse que la taxation des revenus du travail dans la plupart des pays et l’investissement dans l’éducation et la santé, méthode de moyen terme de réduire les écarts.
Les inégalités de revenus en 6 chiffres
22,3 % : c’est le pourcentage par lequel les revenus moyens des ménages ont augmenté entre 2007 et 2012, après ajustement sur l’inflation. En chiffres absolus, la somme est passée de Rs 19 080 à Rs 29 360.
48,8 % : le pourcentage d’augmentation du salaire médian, passant de Rs 14 640 à Rs 21 790.
5,4 % : c’est le pourcentage de revenu total, allant 20 % aux moins riches, comparé à 6,1 % en 2007.
47,4 % : c’est le pourcentage de revenu total, allant 20 % aux plus riches, comparé à 45,6 % en 2007.
9,4 % : le pourcentage de ménages vivant dans la pauvreté relative, comparé à 7,9 % en 2007.
33 800 : le nombre de ménages vivant sous le seuil de pauvreté. Il y en avait 26 400 en 2007.
Codétermination : le modèle allemand
Le modèle de codétermination allemand, mentionné par Reaz Chuttoo, fait son chemin dans la pensée économique occidentale. L’économiste français Thomas Piketty en a même fait l’éloge dans son blog sur Le Monde dans un article intitulé « Repenser le code du capital ». Il y préconise l’adoption du modèle allemand, où la moitié des directeurs d’un conseil d’administration sont choisis par les employés. Il en explique les vertus. Critiquant la réforme du travail du président Macron, il avance que la codétermination « aurait aussi permis de promouvoir un véritable modèle européenen de démocratie économique ».
Ce modèle préconise un « véritable partage du pouvoir entre capital et travail ». Le modèle existe aussi dans les pays scandinaves, notamment en Suède, où un tiers des sièges est réservé aux salariés, peu importe leur participation au capital. Les effets sont prouvés, selon l’économiste. « Il existe un très large consensus sur le fait que ces règles ont contribué à une meilleure implication des salariés dans la stratégie des entreprises allemandes et suédoises. »
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