
Après les différentes phases de restructuration et de transition marquées par la centralisation, les départs volontaires à la retraite et surtout la diversification, l’industrie cannière reste un pilier économique majeur local. Mais, face à la concurrence internationale, la fin du Protocole sucre et les fluctuations liées aux cours mondiaux et au changement climatique, il est devenu « primordial que nous nous adaptions à la volatilité du prix », fait observer Devesh Dukhira, Chief Executive Officer du Mauritius Sugar Syndicate.
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Vous venez d’indiquer que les cours du sucre sur le marché mondial ont chuté avec des répercussions sur les prix payés aux petits planteurs et aux usiniers mauriciens. À quoi attribuez-vous cette baisse ? Faut-il relativiser cette baisse ?
Après des prix rémunérateurs en 2022 et 2023, dont nous avons nous-mêmes profité, dû au déclin de la production mondiale, causée par des conditions climatiques défavorables, certains principaux producteurs sucriers ont investi dans des capacités additionnelles de culture et d’usinage. Ce qui a eu pour effet une hausse de la production, résultant en un surplus global de sucre en 2023/24 mettant ainsi la pression sur les prix à partir du début de 2024.
Le marché européen a connu la même tendance après des prix records en 2022, déclenchés par un déficit de production et une flambée des coûts. La récolte a ainsi augmenté d’environ 1 M tonnes tous les ans, par rapport à une consommation annuelle moyenne de 14 M tonnes, mettant ainsi une pression sur les prix dès la mi-2024. Ces tendances baissières ont ainsi accentué la pression sur les prix de vente pour les sucres de Maurice. À titre d’exemple, lorsque le Syndicat des Sucres s’est mis à négocier les contrats de vente pour la récolte 2024 en mai/juin 2024, les cours mondiaux avaient déjà baissé d’environ US$ 150 la tonne de sucre par rapport à la même période en 2023 alors que les prix en Europe affichaient une réduction de plus de 200 euros la tonne.
Faut-il désormais s’habituer, selon vous, à ces fluctuations sur lesquelles le secteur cannier mauricien n’a aucune prise ?
Les cours sucriers, comme pour d’autres commodités agricoles, sont sujets à l’offre et à la demande. Alors que la consommation globale augmente tous les ans, actuellement d’une moyenne de 1 %, la production fluctue selon les prix en vigueur et aussi pour des raisons climatiques qui deviennent de plus en plus influentes. Avec une production de seulement 225 000 tonnes de sucre, par rapport à une production globale de 180 M tonnes, dont 16 M tonnes en Europe, Maurice n’est qu’un price taker. Ses prix de vente sont également tirés vers le bas. Mais les baisses sont atténuées grâce à la valeur ajoutée de nos sucres et à l’agilité de nos services de marketing qui dévient une partie de nos exportations vers les marchés les plus rémunérateurs. Par exemple, alors que le prix européen a baissé de plus de 25 % durant les deux dernières années, le vieux continent qui avait absorbé 80 % du sucre blanc de Maurice en 2022/23 n’en a reçu que 26 % en 2024/25.
Avec une production de seulement 225 000 tonnes de sucre, par rapport à une production globale de 180 M de tonnes dont 16 M tonnes en Europe, Maurice n’est qu’un price taker.»
À ce jour, comment décrirez-vous l’état de santé de notre secteur cannier ?
Quoique la contraction continue de la production nationale reste inquiétante, la superficie récoltée pour la campagne 2024 n’ayant été que de 34 759 hectares, par rapport à 43 711 hectares en 2020, l’industrie sucrière a pu s’adapter au nouvel environnement du marché. La valeur ajoutée et la flexibilité au niveau du produit et des exportations sont essentielles, surtout après la fin des prix garantis sous le défunt Protocole sucre en 2009. Après une consolidation des usines, celles-ci se sont spécialisées dans la production des sucres à valeur ajoutée, dont le sucre raffiné et les sucres spéciaux. Comme ces sucres apportent des primes additionnelles, le syndicat des sucres met l’accent sur le développement de leurs ventes. Et ils sont commercialisés dans 65 pays au monde, en Europe, aux États-Unis, au Moyen-Orient et en Asie, une présence que nous souhaitons consolider davantage. Pour ce qui est du sucre blanc, où la priorité est également la recherche de la plus forte valeur ajoutée, nous restons flexibles sur les destinations européennes et régionales, selon les meilleurs prix de vente atteignables.
Il est néanmoins primordial que nous nous adaptions à la volatilité de prix comme décrit plus haut. Déjà, les bénéfices revalorisés des autres sous-produits de la canne, dont la bagasse pour la production d’électricité et la mélasse pour la distillerie, aideront à atténuer ces fluctuations de prix. Ces deux composantes représentent environ 15 % des recettes totales du planteur. Mais les producteurs doivent aussi pouvoir prendre avantage des prix rémunérateurs pour améliorer leur efficience afin de faire face aux saisons plus difficiles à l’avenir. En fait, après les trois dernières années durant lesquelles le syndicat a finalisé des prix au-dessus des Rs 25 000 la tonne, nous craignons que pour la nouvelle campagne, le prix se rapproche des Rs 20 000. Car les conditions du marché sont défavorables, avec le cours mondial ayant baissé de plus d’US$ 100 la tonne de sucre.
Le premier Budget du gouvernement contient-il des mesures afin de consolider ce secteur ? Est-ce que celui-ci a besoin d’être consolidé pour assurer sa viabilité ?
Ce premier budget du nouveau gouvernement donne le ton pour la revalorisation du secteur agricole en général. Premièrement, par un meilleur contrôle des conversions de terre, mettant l’accent sur le maintien des prime agricultural lands. Et deuxièmement, par une utilisation optimale des ressources. Le ministre de l’Agro-industrie s’est, de son côté, fixé comme objectif de production un retour à un minimum de 300 000 tonnes de sucre. Ce qui renforcera sans doute la compétitivité de l’industrie tout en augmentant la part de source renouvelable, dont la bagasse, dans la production nationale d’électricité. Ce qui manque néanmoins, c’est une réévaluation du prix payé pour la bagasse, actuellement à Rs 3,50 le KWH, qui est moins de la moitié du coût actuel d’importation de toute autre biomasse.
En complément à sa contribution dans la production de l’énergie verte, les champs de canne aident à maintenir un environnement durable, avec un effet d’entrainement sur d’autres secteurs. Ainsi, la canne, tout en assurant un paysage vert, aide à la prévention de l’érosion des sols, qui préserve nos lagons et qui profite au secteur touristique. Comme une annonce a été faite dans le budget pour l’imposition d’un tourist fee de trois euros par nuit, on s’attend que cette contribution soutienne aussi le secteur cannier.
L’industrie cannière contribue, avec la bagasse et la mélasse, environ à 2 % du PIB. Ce qui a un effet multiplicateur de 6-7 fois sur l’économie mauricienne, prenant en considération les autres activités qui gravitent autour d’elle, comme les opérateurs de transport, les activités portuaires et de stockage, l’assurance marine, etc. Par exemple, l’exportation de sucre nécessite la mobilisation d’approximativement 12 000 à 14 000 conteneurs, soit environ un tiers des exportations domestiques en conteneurs. Ce qui contribue à rendre le secteur portuaire et par ricochet les coûts d’importation plus compétitifs.
La canne, tout en assurant un paysage vert, aide à la prévention de l’érosion des sols, qui préserve donc nos lagons et profite au secteur touristique.»
De manière générale, le Budget jette-t-il les bases destinées à relancer la croissance de Maurice ?
Le gouvernement a mis l’accent sur les réformes structurelles afin d’assurer un nouveau modèle économique basé, entre autres, sur l’innovation, la recherche et l’optimisation des ressources. Ces réformes sont inévitables si nous souhaitons éviter « ce précipice’ qu’évoque le gouvernement.
Pour le secteur agricole en particulier, des mesures ont été annoncées pour optimiser les ressources tout en modernisant les pratiques culturales, incluant le vertical farming ou l’utilisation de l’intelligence artificielle. Le gouvernement semble être engagé pour un renversement de la tendance baissière des dernières années, tout en mettant la sécurité alimentaire comme objectif prioritaire. Concernant l’industrie cannière, l’objectif de production sucrière fixée à 300 000 tonnes est hautement louable.
Des critiques sont souvent formulées contre les opérateurs historiques du secteur cannier. Ces derniers auraient choisi de se diversifier dans des secteurs comme l’immobilier – en termes de reconversion de terres – plutôt que de créer des jobs pour la population ?
Prenant en considération nos ressources limitées, la conversion de terre pour des besoins immobiliers, tout comme pour des infrastructures publiques ou des logements sociaux, est inévitable. L’économie mauricienne s’est d’autre part diversifiée, et tant mieux, étant donné les défis récurrents auxquels font face chacun des secteurs existants. Le plan de réforme en début de ce siècle prévoyait déjà ces conversions, mais tout en se limitant sur des terres marginales. Je comprends que les opérateurs dont vous faites mention utilisent ces terres marginales pour d’autres développements.
Une politique cohérente est toutefois requise au niveau de l’état pour promouvoir une industrie en particulier. Nous croyons dans le secteur cannier pour ses différents bénéfices pour le pays, comme décrit plus haut. Mais nous devons nous assurer qu’il y ait une masse critique de production en évitant, par exemple, la conversion des prime agricultural lands, une des annonces dans le budget du gouvernement.
Vous n’hésitez pas à plaider pour que l’État aide les petits planteurs à récupérer les terres abandonnées afin de les mettre sous culture de cannes ou maraichère. Avez-vous le sentiment qu’on vous écoute ?
Assurer un prix minimum de Rs 35 000 la tonne de sucre pour la récolte 2025 aux planteurs produisant moins de 60 tonnes de sucre est déjà un signal fort du gouvernement. Cette mesure les encourage à produire davantage, en améliorant leurs pratiques culturales, donc leurs efficiences. Les surfaces qu’ils pourront cultiver seront augmentées. La création d’une land bank a été annoncée. Les terres agricoles inutilisées de l’État ainsi que celles abandonnées par les planteurs individuels seront répertoriées. Avec d’autres soutiens financiers, dont la replantation ou les subventions sur les fertilisants, le planteur intéressé ne peut que s’y mettre pour contribuer à une reprise de ce secteur.
Quelques conditions en vue de traiter la problématique d’un certain niveau d’autosuffisance alimentaire à Maurice seraient la disposition de terres destinées à cultiver en volume, une main-d’œuvre appropriée, des saisons favorables et la possibilité d’exporter. Peut-on remplir raisonnablement ces critères en vue de mettre sur pied une filière agroalimentaire viable ?
La modernisation des pratiques culturales et de nouvelles techniques de culture en utilisant par exemple l’intelligence artificielle peuvent aider les opérateurs. Le principal challenge reste la disponibilité de la main-d’œuvre, comme pour les autres secteurs de l’économie.
Quoique l’importation reste inévitable, il faut se rendre compte que la demande pour le secteur cannier en particulier est en hausse surtout pendant la coupe. La flexibilité est nécessaire afin que ces travailleurs étrangers puissent s’impliquer dans d’autres activités durant le reste de l’année. Les coûts doivent rester sous contrôle, sachant que les recettes sucrières fluctuent.
Avant de considérer la possibilité de la culture maraichère dans les champs de canne, qui risque d’être problématique pour des raisons évidentes, il est plus judicieux de récupérer, pour ces besoins, des terres abandonnées, que l’on estime à plus de 10 000 hectares.»
L’État et les autres organismes privés forment-ils suffisamment de compétences dans le domaine agricole à Maurice, notamment dans le domaine de la recherche ?
Le Mauritius Sugar Industry Research Institute demeure une référence mondiale dans le domaine de la recherche appliquée à la canne à sucre. Et le Regional Training Centre fait partie intégrante de l’industrie cannière. Il a pour partenaire principal la Chambre d’Agriculture de Maurice qui assure depuis plusieurs décennies la formation dans le secteur agricole et celui de la canne. Cette proximité avec le terrain et les opérateurs lui permet de concevoir des programmes pour les besoins locaux et régionaux.
Toutefois, nous avons constaté, au fil des années, que les projets de formation les plus réussis sont ceux qui reposent sur une collaboration étroite entre les acteurs publics et privés. L’État, la Chambre d’Agriculture, le RTC, des bailleurs internationaux comme Expertise France ont tenté l’expérience. Ce modèle de partenariat tripartite – public, privé et international – a montré son efficacité et peut servir de socle pour un développement plus stratégique des compétences, notamment si on l’intègre dans des initiatives qui ont été annoncées récemment comme « Study in Mauritius ».
Le secteur agricole, et particulièrement celui de la canne à sucre, a un potentiel énorme en matière de formation technique et de recherche appliquée. Il pourrait être positionné comme un pôle régional de compétence, à condition que tous les acteurs travaillent main dans la main. Il existe bel et bien un réel appétit pour la formation dans le secteur agricole, notamment de la part des jeunes et des personnes en reconversion professionnelle. Ce qui peut parfois faire défaut, c’est le soutien post-formation. Sans accès facile à la terre, aux semences, aux équipements et à l’accompagnement technique et financier, les compétences acquises risquent de ne pas être pleinement valorisées sur le terrain. Pour que la formation ait un véritable impact, elle doit s’inscrire dans un écosystème de soutien plus large, au sein duquel les bénéficiaires peuvent concrètement mettre en œuvre ce qu’ils ont appris.
Est-ce que, selon vous, le secteur cannier a déjà passé par tous les cycles de transformation afin d’assurer sa viabilité ?
L’industrie sucrière a continué à s’adapter au nouvel environnement du marché, non seulement pour améliorer son efficience, surtout en anticipation de la fin des prix garantis, mais aussi pour s’adapter aux différentes demandes qui surgissent. La transition au début de la dernière décennie en faveur de la production des sucres pour la consommation directe fut une étape cruciale de cette transformation. Elle a permis de maintenir la valeur du produit mauricien. Elle donne la flexibilité de livrer directement vers différents pays, dont les destinations les plus rémunératrices.
Comme nous nous approchons des consommateurs finaux, il nous a fallu répondre à leurs exigences, notamment au niveau de food safety. Les usines sont certifiés BRC qui est de renommée mondiale – de contrôle rigoureux de la chaine d’approvisionnement - pour assurer des livraisons ponctuelles – et pour se conformer aux normes de durabilité. Cette dernière requête est devenue incontournable parmi les utilisateurs industriels surtout en Europe. L’industrie mauricienne s’est embarquée sur cette voie depuis 2007 avec la certification Fairtrade. Plus de la moitié des petits planteurs l’avait. Les plus grandes exploitations ont eu la certification Bonsucro à partir de 2019. Actuellement, environ un tiers de la récolte est certifié et l’objectif est d’atteindre les 100 %.
Avec la concurrence croissante pour les sucres spéciaux, il est important de se distinguer et de toujours garder une longueur d’avance. Nous faisons face très souvent malheureusement à des concurrences déloyales, notamment des sucres ordinaires ou colorés. Cette situation détruit les valeurs que nous avons construites dans le passé. Nous avons ainsi repositionné le Mauritius Sugar Label en 2021 comme une référence de qualité, qui réside sur les atouts de sucres spéciaux de Maurice. L’année dernière, ces sucres ont reçu la certification d’Indication géographique, le premier produit de Maurice ayant obtenu cette distinction.
Comment se portent les autres sous-traitants dans la filière cannière ? On a entendu la critique selon laquelle la sous-traitance serait réservée à l’oligarchie remontant ainsi à l’ère précoloniale ?
Il faut se rendre compte avant tout que plusieurs secteurs d’activité dépendent de l’industrie cannière. À ma connaissance, ces activités sont ouvertes à tout entrepreneur pouvant offrir un service efficient au moindre coût.
Est-ce qu’il y a suffisamment de terres cannières qui sont réservées aux cultures maraichères durant l’entrecoupe et est-ce qu’il a possibilité d’augmenter ces superficies réservées à la culture de légumes ?
Comme l’a recommandé le gouvernement dans son budget, il faut optimiser toutes nos ressources, afin d’assurer la sécurité alimentaire avant tout. Il faut aussi contribuer au développement économique du pays. Je n’ai aucun doute que chaque planteur fera tout ce qui est possible dans le but d’augmenter ses recettes. Cependant, avant de considérer la possibilité de culture maraichère dans les champs de canne, qui risque d’être problématique pour des raisons évidentes, il est plus judicieux de récupérer, pour ces besoins, des terres abandonnées, que l’on estime à plus de 10 000 hectares.

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