
Maurice a frôlé une crise énergétique majeure, exposant les faiblesses d’un système incapable d’allier croissance et durabilité. Les coupures d’électricité rappellent l’urgence d’agir entre dépendance aux énergies fossiles et lenteur de la transition vers le renouvelable.
Maurice a évité de justesse le délestage la semaine dernière. Une alerte rouge lancée par le Central Electricity Board (CEB) a mis le pays en haleine. La marge entre la demande en électricité et l’offre disponible, était faible forçant les autorités à activer une série de mesures d’urgence pour éviter le pire. Le pays a finalement été épargné, mais cette alerte, la plus grave depuis des années, révèle un déséquilibre profond dans notre modèle énergétique. Peut-on encore se contenter d’éteindre les feux au fur et à mesure, ou faut-il enfin repenser, en profondeur, la manière dont le pays produit et consomme son électricité ?

Pour Damodar Doseeah, Senior Engineer au CEB, le diagnostic est clair : le système a atteint ses limites. « Nous faisons face à un déficit d’environ 58,5 mégawatts, causé par des moteurs défectueux, des maintenances planifiées et des pannes simultanées, y compris chez nos producteurs indépendants d’électricité. Certaines centrales sont à l’arrêt depuis plusieurs mois, comme celle de Savannah. Nous produisons environ 466 mégawatts alors que la demande dépasse les 445 mégawatts », explique-t-il.
En un an, la demande a augmenté de 30 mégawatts, une progression qui illustre la pression croissante sur le réseau national. Pour contenir cette hausse, le CEB a dû faire appel à la population. « Nous avons lancé l’alerte rouge pour sensibiliser. Chacun doit contribuer en limitant l’usage des appareils énergivores. Chaque geste compte », indique-t-il.
De ce fait, il insiste sur les mesures prises pour éviter la surcharge : accords temporaires avec les hôteliers pour qu’ils basculent sur leurs propres systèmes, plan de rationnement prêt à être activé en dernier recours, et surveillance accrue du réseau. « Nous avons tout fait pour éviter le pire », fait-il ressortir.
Un manque de stratégies nationales
Le pays a donc échappé au « black-out », mais à quel prix ? Les solutions mises en place ont permis de stabiliser la situation, sans pour autant résoudre les causes structurelles, soutient l’expert en écologie, Sunil Dowarkasing. Pour lui, cette crise n’est pas un accident, mais le résultat d’une absence prolongée de vision. « Nous sommes otages du système des IPP depuis 1997. Depuis près de 30 ans, nous dépendons de producteurs privés qui fonctionnent selon leurs propres règles ».
Il déplore qu’aucune stratégie nationale cohérente n’ait été mise en œuvre depuis la fin du plan intégré de l’électricité couvrant la période 2013–2022. « Où est la nouvelle feuille de route ? Où est la planification à long terme ? Nous avançons à vue, d’alerte en alerte », indique-t-il.
Depuis l’abandon du programme Maurice Île Durable, il n’y a plus eu de politique cohérente ni de vision à long terme»
À ce constat s’ajoute une voix plus critique encore, celle de Nalini Burn, membre de la plateforme Moris Lanvironnman. Pour elle, la crise actuelle est la conséquence directe d’une décennie perdue. « Depuis l’abandon du programme Maurice Île Durable, il n’y a plus eu de politique cohérente ni de vision à long terme. Nous déplorons un manque d’engagement robuste vers la sécurité et la transition énergétique », fait-elle ressortir.

Elle pointe également du doigt les lenteurs administratives et les zones d’ombre dans certaines procédures de passation de marchés. « Les affaires entourant des personnalités politiquement exposées ont paralysé plusieurs projets et affaibli la crédibilité des institutions. Pendant ce temps, d’autres pays progressent, nous stagnons », déplore-t-elle.
Vers la transition énergétique
Selon Sunil Dowarkasing, le problème dépasse la question technique. Il s’agit d’un modèle à bout de souffle, resté figé dans une logique fossile, alors que le monde entier amorce sa transition. « Cela fait 25 ans que nous parlons d’énergies renouvelables, mais sur le terrain, rien n’avance. Nous restons prisonniers d’un système centralisé, dépendant et vulnérable ».
La seule voie de sortie, insiste-t-il, est celle d’une transition énergétique réelle, c’est-à-dire la réduction de la dépendance aux énergies fossiles par un investissement massif et durable dans les énergies renouvelables. Il évoque la nécessité de moderniser le réseau, de décentraliser la production et de permettre à chaque Mauricien de devenir producteur d’énergie : « D’autres pays, comme l’Inde ou certains États africains, ont démocratisé la production. Pourquoi pas nous ? Nous avons les moyens, il ne manque que la volonté politique ».
Maurice a évité le pire, mais rien ne garantit que le pays saura éviter la prochaine crise. Le danger ne réside pas uniquement dans la panne technique, mais dans l’absence de planification stratégique. Les différents intervenants s’accordent à dire que la gouvernance énergétique demeure trop morcelée et la dépendance envers les IPP trop forte. Sans une transition pleinement engagée vers les renouvelables, le pays continuera de vivre au rythme des alertes.
La sortie de crise, selon les experts, ne se jouera pas dans l’urgence, mais dans la vision. Repenser la production, moderniser les infrastructures, encourager la participation citoyenne, diversifier les sources d’énergie et renforcer la transparence institutionnelle : autant de conditions nécessaires pour bâtir un modèle énergétique résilient. Comme le résume Sunil Dowarkasing, « ce n’est pas seulement une question d’électricité, mais une question de société, soit nous continuons à subir, soit nous choisissons enfin de construire un avenir durable ».
Prof. Khalil Elahee, président de la Mauritius Renewable Energy Agency : «La crise actuelle est un signal d’alarme»
Quel diagnostic dressez-vous de la gestion énergétique actuelle à Maurice ?
La situation actuelle s’apparente à une crise, mais j’y vois une opportunité. Nous devons éveiller une véritable conscience énergétique. Depuis toujours, nous considérons l’électricité comme un acquis : disponible, bon marché, illimitée. Pourtant, atteindre l’objectif du SDG 7 – Affordable Clean Energy suppose que chacun comprenne les impacts de la production et de la consommation sur notre environnement. L’énergie n’est pas un simple intrant économique; elle façonne nos vies. Si cette crise peut nous pousser à adopter des comportements plus responsables, alors elle aura joué un rôle essentiel.
Où se situent, selon vous, les principales failles du système ?
Notre modèle énergétique repose encore sur une logique centralisée héritée des années 1950. Le CEB a longtemps assuré une production efficace fondée sur les combustibles importés, mais ce système a atteint ses limites : les ressources locales comme la bagasse ou l’hydroélectricité sont saturées, et les impacts environnementaux se font sentir. Nos institutions et nos mécanismes de financement doivent être repensés. La crise actuelle est un signal d’alarme : il faut réinventer notre gouvernance énergétique.
La récente crise énergétique est-elle désormais maîtrisée ?
Nous avons évité le pire grâce à la mobilisation collective, mais la stabilité reste précaire. L’avenir dépendra de notre capacité à mieux gérer la demande, non pas en imposant des privations, mais en promouvant l’efficacité, la sobriété et la responsabilité. À moyen terme, il faudra encourager les investissements dans le solaire et le stockage ; des hôtels pourraient par exemple remplacer leurs générateurs diesel par des systèmes plus propres. C’est le sens de la révolution des 4D : Décarboniser, Décentraliser, Démocratiser et Digitaliser.
Nous avons trop tardé à investir, notamment dans les renouvelables, alors que la demande augmente sans cesse. Le problème est aussi culturel : notre vision du développement n’a pas été pensée dans la durée. Le manque d’anticipation, à tous les niveaux, a fragilisé notre système. Il faut désormais sortir d’une logique de réaction pour adopter une culture de planification durable.
Quels obstacles freinent la transition énergétique ?
Les freins sont techniques, institutionnels, économiques, mais aussi humains. Nous manquons de compétences locales et peinons à retenir ou attirer les talents. La MARENA a posé un cadre stratégique, mais il faut une approche globale : transfert de savoir-faire, recyclage des batteries, évaluation des impacts. Le gouvernement agit sur deux fronts : obtenir des résultats rapides tout en posant les bases d’une transformation structurelle. La transition est désormais incontournable, et les deux ou trois prochaines années diront si nous avons su transformer cette crise en véritable opportunité.
Risque de black-out
Paul Bérenger : « Le temps commence à manquer »
Depuis plusieurs mois voire plusieurs années, Paul Bérenger tire la sonnette d’alarme : Maurice court, selon lui, un risque réel de black-out si rien n’est fait pour renforcer le système énergétique. Lors d’une récente conférence de presse, il a affirmé sans détour que « le pays risque un black-out d’ici la fin de l’année » si les mesures structurelles continuent d’être reportées. Pour lui, la crise actuelle n’est pas un simple épisode passager, mais le symptôme d’une mauvaise planification à long terme et d’un retard accumulé dans la mise en œuvre des projets énergétiques.
Le leader du MMM reconnaît les efforts récents des autorités, mais estime qu’« il est trop tard » pour espérer des résultats immédiats. Les projets liés au gaz naturel liquéfié (LNG) ou aux énergies renouvelables, dit-il, demandent du temps avant d’être opérationnels, entre un et trois ans selon leur envergure. « Le temps commence à manquer », a-t-il insisté, appelant à des décisions rapides, claires et coordonnées pour éviter une nouvelle crise dans les prochains mois.
Paul Bérenger salue également la mobilisation citoyenne et celle des opérateurs économiques, notamment les hôtels qui ont accepté de réduire leur consommation d’électricité pour soulager le réseau. Il y voit un signe encourageant d’une prise de conscience collective.
Mais il prévient : ces gestes, aussi louables soient-ils, ne suffiront pas sans une vision nationale cohérente, capable de concilier la sécurité énergétique, la transition écologique et la stabilité économique.

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