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Clensy Appavoo : «Le Budget aura un effet boomerang sur l’endettement du pays»

Dernier exercice comptable national du gouvernement de Pravind Jugnauth, le Budget 2024-25 suscitait des attentes majeures. Or, regrette Clensy Appavoo, expert-comptable, fondateur et CEO de HLB Mauritius, ce Budget est caractérisé par « une vision à très court terme sans une vraie réforme économique et structurelle pour le développement des nouveaux secteurs d’activités ». Notre interlocuteur rappelle aussi que « le pays est confronté à de nombreux défis au niveau de notre capital humain ». 

Le ministre des Finances souhaitait « investir dans la population, en réduisant les inégalités pour accroître la croissance et le développement ». Est-ce qu’il a réussi, selon vous ?
Je ne pense pas qu’on puisse mesurer le succès économique d’un pays par le simple discours d’un ministre des Finances concernant le budget national. Il est vrai que ce Budget 2024-25 fait la part belle aux mesures sociales et qu’il est axé sur la distribution à plusieurs franges de la population, mais il demeure, comme tous les budgets précédents de Renganaden Padayachy, doter d’une vision à court terme. Nous n’avons rien vu sur les mesures pour vraiment stimuler la croissance économique, une vraie réforme fiscale redistributive ou encore de nouveaux piliers économiques pour assurer un développement à long terme.

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Je pense que le ministre a réussi à épater certaines sections de la population avec des mesures populaires surtout dans cette période électorale, mais je pense aussi qu’il y aura un effet boomerang sur l’endettement du pays, car l’île Maurice est maintenant une économie basée à plus de 60 % sur le service avec deux secteurs clés, le tourisme et le service financier qui ont démontré leur fragilité. Pour réussir une véritable réduction des inégalités, il nous faut des politiques intégrées et cohérentes sur le long terme.

La reprise sera-t-elle suffisante pour les dépenses sociales contenues dans le Budget 2024-2025 ?
Une forte reprise économique génère généralement des revenus fiscaux plus importants pour l’État, ce qui pourrait permettre d’augmenter les dépenses sociales comme le gouvernement le préconise : augmentation de la pension, augmentation du salaire minimum, etc. Après une période de crise comme celle liée à la Covid-19, les besoins sociaux sont plus élevés (chômage, pauvreté, santé, etc.). Une reprise vigoureuse pourrait aider à dégager des marges de manœuvre pour y répondre. Une bonne reprise économique est une condition favorable pour consolider l’État-providence, mais il faudra également tenir compte de l’évolution des déficits et de la dette publique. 

Les mesures relatives au monde du travail ambitionnent de rendre notre marché du travail plus actif pour faire croître notre productivité et notre compétitivité. Cet objectif est-il viable ?
Le pays est confronté à de nombreux défis au niveau de notre capital humain. D’un côté, nous avons plus de 20 % de la population qui est âgé de plus de 60 ans et sur une seule année 2023, nous avons vu l’exode de plus de 5 000 de nos jeunes talents vers l’étranger. 

Quoique le pays semble avoir enregistré une légère baisse au niveau du taux de chômage, le manque de main-d’œuvre dans tous les secteurs économiques se fait sentir de plus en plus.

Nous avons noté plusieurs mesures pour inciter l’accueil des travailleurs étrangers avec une réduction du ticket d’entrée des salaires, le maintien de la Prime à l’emploi et d’autres mesures incitatives. Toutefois, il nous faut une main-d’œuvre plus active et productive pour effectivement booster la compétitivité économique du pays. 

Il est regrettable que le ministre des Finances ait raté le coche concernant l’Intelligence Artificielle et son intégration dans plusieurs secteurs de notre économie. Nous n’avons vu qu’un effet d’annonce : IA pour tous sans des mesures phares et concrètes dans ce secteur.

Ce Budget contient-il des mesures destinées à favoriser l’environnement des affaires ?
Je pense que tous les secteurs de l’économie sont maintenant sur une pente ascendante ce qui est une très bonne chose. Le ministre a annoncé la simplification de certaines procédures administratives et une adaptation plus soutenue du e-government. Les investissements dans les infrastructures, les mesures pour attirer les investissements étrangers et le soutien aux PME sont effectivement des mesures favorables à l’investissement.
 
Le ministre parle d’une « trillion economy » d’ici à 2030. Est-ce un objectif raisonnable et comment y arriver ?
L’objectif d’une économie d’un billion (trillion en anglais) est très ambitieux pour un pays comme Maurice. La faisabilité dépend de la taille actuelle de l’économie mauricienne et du taux de croissance projeté. Notre modèle économique est toujours grandement basé sur la consommation, les importations, un endettement élevé et un taux d’inflation qui est appelé à augmenter. 

Nous avons vue jusqu’ici une vision à très court terme sans une vraie réforme économique et structurelle pour le développement des nouveaux secteurs d’activités, à forte valeur ajoutée, une augmentation de la productivité et une production accrue axée vers l’export.

Notre économie est maintenant axée sur le service essentiellement et il est à noter que le secteur touristique demeure toujours très fragile par rapport aux changements climatiques, tandis que le secteur financier, plus particulièrement le Global Business, stagne depuis 2022.

Afin de passer à la vitesse supérieure, il nous faut développer de nouveaux secteurs d’activités dans les nouvelles technologies basées sur l’IA et surtout accroître notre concentration sur le développement de notre zone maritime qui est de plus de 2,3 millions de kilomètres carrés.  Jusqu’ici les gouvernements successifs ont ignoré ce potentiel et il est fort dommage que le dernier budget n’ait fait que proposer une allocation budgétaire médiocre sans vraiment démontrer une vraie volonté de développement.

Allons garder espoir qu’il y aura un changement d’approche dans les cinq prochaines années pour vraiment construire un nouveau modèle économique.

À intervalles réguliers, la Banque mondiale ne manque pas de demander au gouvernement mauricien de baisser ses dépenses sociales, entre autres. Faut-il suivre ces recommandations ?
L’île Maurice prône l’État-providence avec des mesures sociales qui visent à augmenter le pouvoir d’achat des citoyens. Afin de maintenir cette philosophie économique et sociale, il nous faut équilibrer nos fondamentaux économiques, créer de nouveaux secteurs économiques soutenables dans le long terme.

La Banque mondiale a raison dans son approche et ses recommandations visent généralement à assurer la stabilité macroéconomique et la soutenabilité de la dette. Elle préconise des modèles économiques qui privilégient souvent l’efficacité économique. 

Quoique les recommandations soient pertinentes, il nous faut trouver la juste mesure entre nos priorités nationales et les recommandations externes.

Certains économistes font valoir que la consommation est le moteur de la croissance. D’autres affirment que c’est l’emploi qui est primordial. Lequel vous paraît le plus approprié ? 
Cette question touche à un débat fondamental en économie. Les deux perspectives - consommation et emploi comme moteurs de croissance - ont leurs mérites et sont interconnectées.  La consommation comme moteur de croissance stimule directement la demande de biens et services, elle encourage les entreprises à produire davantage, ce qui peut créer des emplois, mais cela peut conduire à un « cercle vertueux » économique. D’autre part, il est évident qu’une dépendance excessive à la consommation peut mener à l’endettement et il peut ne pas être durable à long terme sans croissance des revenus.

En contrepartie, l’emploi comme moteur de croissance fournit des revenus aux ménages, permettant la consommation, il contribue à la production de biens et service et il favorise le développement des compétences et l’innovation. Mais n’oublions pas que l’emploi seul ne garantit pas une consommation suffisante si les salaires sont bas et le modèle peut être affecté par l’automatisation et les changements technologiques

En réalité, la consommation et l’emploi sont étroitement liés et se renforcent mutuellement.  Plutôt que de choisir entre consommation et emploi, une approche équilibrée serait plus appropriée pour Maurice :

  1. Stimuler l’emploi productif pour générer des revenus stables
  2. Encourager une consommation durable qui soutient l’économie locale
  3. Investir dans l’éducation et la formation pour améliorer la productivité
  4. Développer des secteurs à forte valeur ajoutée pour augmenter les revenus
  5. Favoriser l’innovation et l’entrepreneuriat pour créer de nouvelles opportunités d’emploi

Cette approche permettrait de bénéficier des avantages des deux perspectives tout en minimisant leurs inconvénients respectifs, créant ainsi une base solide pour une croissance économique durable à long terme.

Faut-il, comme certains l’affirment, voir ce Budget comme un exercice s’inscrivant dans le cadre des prochaines élections ?
Cette question soulève un point important sur l’intersection entre politique et économie. Il est courant que les budgets précédant des élections contiennent des mesures populaires. Il y a une tendance naturelle des gouvernements à vouloir plaire à l’électorat et nous avons vu que ce budget contient effectivement une série de mesures à court terme visant à gagner la faveur des électeurs. 

Un bon budget devrait servir les intérêts économiques du pays, que des élections approchent ou non. L’évaluation devrait se concentrer sur la substance des mesures proposées plutôt que sur les motivations présumées derrière elles. Je suis d’accord pour dire que ce Budget a une vision à court terme et qu’il peine à maintenir une stabilité économique à long terme par l’absence des mesures phares.

Le gouvernement souhaite accueillir davantage de ‘talents étrangers’ – dont le recrutement de la main-d’œuvre importée - pour les entreprises locales grâce à la simplification des procédures. Cela signifie-t-il que nous ne sommes toujours pas capables de former notre propre population ?
Votre question soulève un point important sur la stratégie de développement économique et de gestion des ressources humaines à Maurice. Mon analyse personnelle est nuancée par rapport à la situation actuelle.

Il faut d’abord reconnaître que l’attraction de talents étrangers est une stratégie courante dans de nombreux pays, y compris des économies avancées. Cela ne signifie pas nécessairement une incapacité à former la population locale. Les raisons pour attirer des talents étrangers peuvent se résumer comme suit :

  • Combler rapidement des lacunes de compétences dans certains secteurs.
  • Apporter des connaissances et expériences nouvelles à l’économie locale.
  • Stimuler l’innovation et la compétitivité internationale.
  • Répondre à des besoins spécifiques à court terme pendant que la formation locale se développe.

Mais il faut assurer un équilibre entre l’emploi local et l’importation de talents. La formation de la population locale et l’attraction de talents étrangers ne sont pas mutuellement exclusives. Il peut y avoir un décalage temporel entre les besoins actuels du marché du travail et le temps nécessaire pour former la main-d’œuvre locale surtout dans le domaine de la construction des infrastructures publiques.

Cela fait des années que nous parlons d’un problème de « mismatch » entre le système éducatif et les besoins du marché du travail. Le gouvernement a un besoin urgent de revoir le système qui manque d’efficacité et qui ne répond pas aux exigences du marché. Il y a donc nécessité à investir davantage dans une refonte du système de l’éducation et la formation de la population mauricienne pour répondre aux besoins futurs du marché du travail.

Le gouvernement souhaite réussir son « agenda climat » en y impliquant les entreprises avec l’introduction d’un Corporate Climate Responsibility (CCR) levy, équivalent à 2 % des bénéfices des entreprises, exemptant celles dont le chiffre d’affaires est inférieur à Rs 50 millions. Comment accueillez-vous cette mesure ?
L’introduction d’un Corporate Climate Responsibility (CCR) levy est une mesure intéressante et nécessaire. Cette mesure démontre l’engagement du gouvernement mauricien envers les objectifs climatiques. Elle encourage les grandes entreprises à prendre en compte leur impact environnemental. Il nous faut cependant espérer que les fonds collectés vont être effectivement utilisés pour des initiatives environnementales, car la mise en place et la gestion de cette taxe pourraient s’avérer complexes.

L’exemption pour les entreprises avec un chiffre d’affaires inférieur à 50 millions de roupies protège les PME et nous espérons que cette mesure ne sera pas étendue au secteur du Global Business qui est actuellement dans une situation très fragile.

Cette mesure est un pas dans la bonne direction pour impliquer le secteur privé dans l’action climatique. Cependant, sa mise en œuvre et son impact doivent être soigneusement surveillés. Il est crucial de trouver un équilibre entre les objectifs environnementaux et la santé économique des entreprises mauriciennes et quelques recommandations demeurent utiles pour la réussite de cette nouvelle taxe :

  • Transparence : assurer une totale transparence sur l’utilisation des fonds collectés.
  • Incitations positives : envisager des incitations fiscales pour les entreprises qui réduisent significativement leurs émissions.
  • Accompagnement : offrir un soutien aux entreprises pour adopter des pratiques plus durables.
  • Évaluation régulière : mettre en place un système d’évaluation pour mesurer l’efficacité de cette mesure.
  • Communication : expliquer clairement les objectifs et les bénéfices attendus aux entreprises et au public.

 
De nombreuses mesures en faveur de l’environnement sont annoncées. Que faut-il pour qu’elles s’inscrivent concrètement dans le programme de l’ONU sur les objectifs de développement durable ?
Au niveau de mon réseau professionnel HLB International, je dirige actuellement des missions à travers plusieurs pays sur la mise en place des objectifs de développement durable.  Cette question me plaît et je pense pouvoir y apporter une réflexion approfondie.

Pour que les mesures environnementales annoncées s’inscrivent concrètement dans le programme de l’ONU sur les Objectifs de Développement Durable (ODD), plusieurs actions et considérations sont nécessaires :
1. Alignement explicite avec les ODD 

  • Identifier clairement comment chaque mesure contribue à un ou plusieurs ODD spécifiques.
  • Établir des liens directs entre les initiatives locales et les cibles des ODD.

2. Mise en place d’indicateurs mesurables 

  • Développer des indicateurs de performance clés (KPI) alignés sur les indicateurs des ODD.
  • Assurer que ces indicateurs sont quantifiables et suivis régulièrement.

3. Intégration intersectorielle 

  • Assurer que les mesures environnementales sont intégrées dans tous les secteurs pertinents (économie, santé, éducation, etc.).
  • Promouvoir une approche holistique du développement durable.

4. Partenariats multi-acteurs 

  • Impliquer le gouvernement, le secteur privé, la société civile et les institutions académiques.
  • Encourager les partenariats public-privé pour la mise en œuvre des initiatives.

5. Renforcement des capacités 

  • Former les fonctionnaires et les acteurs clés sur les ODD et leur mise en œuvre.
  • Développer l’expertise locale en matière de développement durable.

6. Reporting et transparence 

  • Mettre en place un système de reporting régulier sur les progrès réalisés.
  • Participer activement aux revues nationales volontaires de l’ONU.

7. Financement durable 

  • Allouer des ressources financières suffisantes et durables pour les initiatives environnementales.
  • Explorer des mécanismes de financement innovants (obligations vertes, fonds climat, etc.).

8. Adaptation locale 

  • Adapter les objectifs globaux des ODD au contexte spécifique de Maurice.
  • Prendre en compte les défis et opportunités uniques de l’île.

9. Sensibilisation et éducation 

  • Mener des campagnes de sensibilisation sur les ODD et l’importance des actions environnementales.
  • Intégrer l’éducation au développement durable dans les programmes scolaires.

10. Innovation et technologie 

  • Encourager l’utilisation de technologies vertes et innovantes.
  • Soutenir la recherche et le développement dans les domaines liés au développement durable.

11. Suivi et évaluation 

  • Mettre en place un système de suivi et d’évaluation rigoureux.
  • Effectuer des révisions périodiques pour ajuster les stratégies si nécessaire.

12. Cohérence des politiques 

  • S’assurer que toutes les politiques gouvernementales sont cohérentes avec les objectifs de développement durable.
  • Éviter les politiques contradictoires qui pourraient nuire aux efforts environnementaux.

13. Engagement international 

  • Participer activement aux forums internationaux sur le développement durable.
  • Partager les meilleures pratiques et apprendre des expériences d’autres pays.

En mettant en œuvre ces actions, Maurice peut s’assurer que ses mesures environnementales contribuent de manière significative et mesurable aux ODD, tout en répondant aux besoins spécifiques du pays. Cela permettra non seulement d’atteindre les objectifs environnementaux, mais aussi de promouvoir un développement durable global aligné sur les standards internationaux.

  • LDMG

 

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