Bhavna Dhawtall Khemraz : comment quatre karay et quatre deksi ont changé sa vie

À Rivière-du-Rempart, entre parfums d’épices et vapeurs de fourneaux, une femme de 31 ans a transformé huit vieux récipients en entreprise florissante. Portrait d’une self-made woman qui nourrit le Nord de l’île.

La chaleur est étouffante ce matin-là. Dans la cour d’une maison à Rivière-du-Rempart, les casseroles frémissent, les cuisiniers s’activent dans un ballet minuté. Au centre de cette effervescence, Bhavna Sharma Dhawtall Khemraz, 31 ans, garde son calme habituel. Un regard sûr, un sourire confiant. Elle surveille tout, anticipe tout. « Quand je repense à mes débuts, dit la gérante de l’entreprise Signature Catering en riant doucement, j’avais seulement quatre ‘karay’ et quatre ‘deksi’. C'est tout. Et beaucoup de rêves. »

Rien ne la prédestine à devenir cheffe d’entreprise. Fille d’un homme simple et travailleur, également pandit, Bhavna grandit dans une famille où la cuisine est un acte d’amour. Un jour, son père lui offre huit vieux récipients. « Il m’a dit : ‘Commence avec ça, ma fille. Si tu fais les choses avec ton cœur, tu iras loin.’ »

Ces mots resteront gravés. Ce don modeste, presque symbolique, devient la pierre fondatrice d’une aventure exceptionnelle. Au début, Bhavna travaille seule, parfois aidée par sa mère, sa sœur et une voisine. Elle prépare ses plats dans sa petite cuisine, livre à la main ses premiers clients : anniversaires, mariages de quartier, réceptions modestes. « Il fallait tout faire : cuisiner, livrer, nettoyer. Je finissais mes journées à minuit, épuisée mais heureuse. »

Elle se souvient de ce mariage en 2018 où, avec ses quatre récipients, elle nourrit 100 personnes. « Je n’avais pas dormi la veille. Tout était une première. Mais quand j’ai vu les invités se resservir et me féliciter, j’ai su que c’était ma voie. »

L’ascension

Le matériel manque, les moyens sont limités, la concurrence rude. « Il m’est arrivé de pleurer, de douter. Mais chaque fois, je pensais à mon père. Il croyait en moi, je ne pouvais pas abandonner. » Petit à petit, la jeune femme s’impose par la qualité de sa cuisine et sa ponctualité irréprochable. Les clients reviennent, en parlent autour d’eux. En deux ans, son nom résonne dans le Nord. « On me disait : ‘Bhavna, to manze ena gou!’ C’était le plus beau des compliments. »

Dans cette aventure, un homme joue un rôle essentiel : Lovlesh Sharma Khemraz, son époux. « Sans lui, rien n’aurait été possible », confie-t-elle. Lovlesh, calme et patient, a toujours cru au talent de sa femme. Au début, il charge les marmites, installe les buffets, gère la logistique. « Il me disait souvent : ‘Toi, tu t’occupes du goût, moi je occupe du reste.’ »

Leur complicité se lit dans leurs gestes, leurs regards. Aujourd’hui, Lovlesh gère les livraisons, les installations, le transport du matériel, Bhavna dirige la partie culinaire et la planification des menus. « Il y a des jours de tension, mais on ne se couche jamais fâchés. On a appris à travailler ensemble, sans se marcher dessus. On se complète parfaitement. » 

Leur complicité est devenue la force tranquille de l’entreprise. « Quand je doute, il me dit toujours : “Regarde d’où on vient.” Et tout de suite, je reprends confiance. »
En effet, sept ans plus tard, le rêve a pris des proportions inattendues. L’entreprise Signature Catering réalise aujourd’hui un chiffre d’affaires impressionnant. Son secret ? « Je commence chaque matin par une prière. Je crois que Dieu récompense ceux qui travaillent avec honnêteté. »

Bhavna gère désormais un store entièrement équipé, rempli de casseroles industrielles, de buffets modernes et d’ustensiles en acier brillant. « Quand j’entre là-dedans, je me dis : tout ça a commencé avec quatre récipients. »

Chaque week-end, son agenda déborde : mariages, réceptions, fêtes religieuses, corporate events. Pendant que d’autres se reposent, elle supervise deux ou trois événements, parfois simultanément. « Il m’arrive d’être à un mariage à Goodlands le matin et à un autre à Triolet le soir. »

Elle garde cependant les pieds sur terre. « Le travail est ma passion, mais ma famille reste ma priorité. Le soir, j’essaie toujours de partager un repas simple avec Lovlesh, même si je suis fatiguée. C’est notre moment à nous. »

L’art du goût

Son équipe compte une cinquantaine d’employés : cuisiniers, aides, serveurs, logisticiens. Une grande famille qu’elle traite avec respect. « J’ai connu la difficulté, alors je veux que ceux qui travaillent avec moi se sentent valorisés. »

Beaucoup la considèrent comme une grande sœur. Elle les appelle « mes enfants ». « Quand on travaille ensemble dans une cuisine, on partage plus que du travail : on partage la sueur, la fatigue, la fierté du résultat. » Elle veille à ce que chacun ait sa place, à ce que les jeunes soient formés, à ce que les anciens soient respectés. « J’ai toujours voulu créer une entreprise humaine. Parce que je sais que le succès, ce n’est pas qu’une question de chiffres. C’est une question de cœurs. »Elle

réinvestit régulièrement dans du nouveau matériel, des formations, la modernisation des buffets. « Je veux que chaque client ait une expérience unique. Les gens doivent sentir qu’ils sont entre de bonnes mains. »

Bhavna n’est pas seulement une cheffe d’entreprise, elle est une créatrice de saveurs. Ses plats sont reconnus pour leur authenticité et leur raffinement. « Je garde toujours la base mauricienne : les épices, le goût, le partage. Mais j’aime aussi innover, ajouter une touche personnelle. »

Du riz pilaf au cari de crevettes, en passant par le biryani, le minn fri ou les gato pima, chaque plat est préparé « comme à la maison, mais pour des centaines de personnes ». Son talent : transformer la cuisine familiale en aventure professionnelle, sans jamais perdre l’âme du goût mauricien.

Être femme dans un secteur dominé par les hommes n’a pas été simple. « Au début, certains ne me prenaient pas au sérieux. Ils pensaient que je n’allais pas tenir. »
Mais Bhavna a prouvé que la persévérance pouvait tout changer. « Je n’ai jamais cherché à être meilleure que les autres. Je voulais juste être constante. » Aujourd’hui, elle inspire de nombreuses jeunes femmes. « Je leur dis toujours : commencez petit, mais avec sérieux. Il ne faut pas attendre d’avoir tout pour se lancer. Parfois, c’est le courage qui fait la différence. »

Derrière cette réussite, il y a aussi une solidarité familiale. Au premier rang de ces soutiens : sa sœur. « Ma sœur a toujours été là, dès le début. Quand je n’avais rien, elle m’aidait à préparer, à livrer, à nettoyer. Elle ne m’a jamais laissé tomber. » Aujourd’hui encore, elle reste une présence discrète mais essentielle. « Elle m’a appris qu’on ne réussit jamais seule. C’est aussi grâce à elle si je suis là où je suis. »

Les quatre marmites

Lorsqu’elle parle de son père, Bhavna devient émotive. « C’est lui qui m’a donné les huit récipients du début. Il ne m’a pas seulement offert du matériel, il m’a transmis une philosophie : travailler dur, rester honnête, ne jamais baisser les bras. »

Aujourd’hui, ces huit récipients sont soigneusement rangés dans un coin de sa cuisine. « Je ne les utilise plus, mais je les garde comme un trésor. Chaque fois que je les regarde, je me rappelle d’où je viens. »

Bhavna rêve désormais d’aller plus loin. Elle envisage un restaurant à son nom. « Mon ambition, ce n’est pas seulement de réussir. C’est de transmettre. » Elle veut aussi investir dans des pratiques plus écologiques, réduire le gaspillage, encourager l’utilisation d’emballages durables. « On a une responsabilité envers la planète aussi. »

Dans le Nord de l’île, le nom Signature Catering est désormais synonyme de qualité et de fiabilité. Les mariés la recommandent, les entreprises la sollicitent, les anciens clients reviennent année après année. « C’est ça ma plus grande fierté : voir des familles me confier leurs événements importants. »

Quand on lui demande le secret de sa réussite, Bhavna sourit : « Je crois que c’est la gratitude. J’ai toujours remercié la vie, même dans les moments difficiles. »

Et peut-être est-ce cela qui définit le mieux cette entrepreneuse. « Quand je regarde mon parcours, je vois huit marmites, un rêve, un père, une mère, un mari, et une sœur. Tout ce qu’il faut pour changer une vie. »