Nous sommes en janvier 1968. La situation sociale à Maurice se dégrade après que des bagarres ont éclaté entre deux groupes ethniques. La capitale, Port-Louis, vit dans la peur. Plusieurs Portlouisiens fuient pour se réfugier dans d’autres endroits du pays. L’état d’urgence est décrété le 21 janvier de cette même année.
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Le couple Jowree est parmi ceux qui ont été témoins de cette période sombre de l’histoire mauricienne qui les a marqués à vie. Françoise et son époux Jean Baptiste craignaient que leur mariage n’ait pas lieu. Car les préparatifs s’étaient déroulés dans des conditions pas évidentes.
Aujourd’hui âgés de 69 et 68 ans respectivement, Jean Baptiste et Françoise ont de quoi raconter à leurs sept petits-enfants. La période de janvier à février 1968, considérée dans l’histoire de Maurice comme étant une période noire, reste inoubliable pour eux. Les souvenirs ne manquent pas. Ils se rappellent les détails comme si c’était hier. « Pei ti sou ot tansion. Dimounn ti pe sorti avek laper », se remémore Françoise. Auparavant, les préparatifs se faisaient un ou deux mois avant le mariage.
Jean Baptiste et Françoise avaient prévu de se marier pour Pâques en avril 1968. À un moment, ils avaient même envisagé de renvoyer l’événement, mais se sont ravisés. Ils avaient finalement eu l’autorisation d’organiser leur mariage, malgré la tension qui régnait dans le pays.
Couvre-feu
Leur consolation était la venue des troupes britanniques pour rétablir l’ordre dans le pays, mais surtout pour s’assurer que le 12 mars 1968 se déroule sans encombre.
Ils sont complices comme au premier jour.
« Il fallait faire très vite et ne pas s’attarder dans la rue. La vue des soldats avec leurs fusils sur les routes me faisait trembler à chaque fois. Je ne pourrai jamais oublier ces moments de frayeur. On devait constamment être sur ses gardes », relate Françoise, mère de trois enfants âgés de 49 ans, 46 ans et 41 ans.
En effet, un couvre-feu avait été imposé et les Mauriciens ne pouvaient pas sortir après 18 heures. Le shopping dans les magasins, les visites aux salles de réception se faisaient donc rapidement. Le mariage est finalement fixé pour le 15 avril 1968 à la cathédrale Saint-Louis et la réception dans une salle des fêtes dans la capitale de 14 heures à 17 heures.
Entre-temps, les deux amoureux peinent à se rencontrer, Jean Baptiste résidant à Curepipe et sa tendre moitié à Triolet. Il ne peut pas faire le trajet souvent pour voir sa future femme.
« Dimounn pe gagn bate lor sime, ena finn trouv lamor. Zame ti trouv sa kalite la », raconte Jean Baptiste. Il se souvient qu’il était sorti un jour en compagnie de son père pour se rendre dans la capitale. Ils avaient été pourchassés et ils avaient dû trouver refuge dans un poste de police. « Ti dir pa sirkile brit me nou ti oblige fer li ». Les amoureux ont pu faire face à ces obstacles et leur mariage a été célébré sans encombre le jour J.
Soldats britanniques
Tout a été mis en place pour que le mariage de Jean Baptiste et Françoise soit célébré en grande pompe. Pour cela, il fallait également penser à la sécurité. Pour que le trajet de la mariée de Triolet à Port-Louis se déroule sans encombre, la mère de Françoise a employé les grands moyens.
Elle a rencontré les autorités pour faire une requête : que les troupes britanniques escortent sa fille. Sa requête a été agréée et Françoise a été escortée par les soldats anglais le jour de son mariage. « Ti lor tansion, pa kone ki kapav arive. Me erezman tou inn pass byen », dit Françoise.
Après leur mariage, Jean Baptiste et Françoise ont élu domicile dans le Nord du pays. Ils ont dû faire beaucoup de sacrifices pour mener à bien leur barque. Le mari a cumulé plusieurs boulots pour subvenir aux besoins de sa famille tandis que l’épouse était femme au foyer. Parents d’un garçon et de deux filles, ils ont tout fait pour que leurs enfants aient une bonne éducation. Ils sont d’avis que Maurice est un pays où il fait bon vivre. Cependant, ils disent que la loi doit être rendue plus sévère et que les vieilles personnes ne sont pas en sécurité. « Fer per kouma ban vie dimounn victim bann atak zordi zour e kouma ladrog pe fer ravaz dan pei… »
Les époux profitent de leur retraite. Ils sont toujours aussi complices comme au premier jour. L’amour est au rendez-vous, malgré des hauts et des bas. Françoise est très active dans le social tandis que Jean Baptiste aime les balades et s’occupe d’un business de pierres précieuses. Il ne manque pas une occasion de rencontrer ses amis à la plage ou de se gaver de gâteaux. Ils s’occupent aussi de leurs petits-enfants dont deux sont à l’étranger.
Jean Baptiste et Françoise ont d’ailleurs pu faire plusieurs voyages ensemble. « Lavi aster pli bon. Tou inn sanze, inn modernize. Pei inn progresse. », dit Jean Baptiste.
Le couple Jowree fêtera ses 50 ans de mariage le 15 avril 2018, en compagnie de leurs trois enfants, sept petits-enfants et proches. La célébration sera, sans doute, des plus somptueuses. Mais ce sera pas comme il y a 50 ans.
La bagarre raciale fait officiellement 29 morts
Les combats entre les gangs créoles et musulmans pour affirmer leur autorité sur Port-Louis ont duré pendant plusieurs semaines. L’affrontement entre le gang créole « Texas » et le gang musulman « Istanbul » fait suite à un incident survenu au cinéma Venus. L’état d’urgence avait été décrété le 21 janvier 1968 par le gouverneur général, sir John Shaw Rennie et il prit fin le 21 février 1968.
L’historien Jocelyn Chan Low, s’appuyant sur des rapports confidentiels émanant des services de renseignements et de la police, estime que ces bagarres ont officiellement fait 29 morts. Selon lui, la tension se faisait sentir même le 12 mars 1968, le jour de l’indépendance de Maurice. « Des provocations avaient commencé un peu avant 1965. Mais les choses se sont envenimées après. » L’historien note que les gangs organisés protégeaient les politiciens. Et qu’ils étaient également impliqués dans la prostitution, le racket et le proxénétisme, entre autres. Les conflits les opposant ont fini par dégénérer de manière violente et meurtrière. Des maisons étaient saccagées et réduites en cendres. Des gens tués ou agressés en pleine rue. Plusieurs personnes ont fui la capitale pour se réfugier dans d’autres villes. Port-Louis qui était une ville très animée, un vrai symbole du « mauricianisme », était devenue dangereuse.
Le gouverneur général, sir John Shaw Rennie, devait annoncer alors que des troupes britanniques viendraient pour rétablir l’ordre dans le pays et s’assurer que la transition vers l’indépendance, le 12 mars 1968, se passe sans incident. Près de 500 soldats anglais foulèrent ainsi le sol mauricien. « Ce n’est que plus tard que les choses se sont calmées après plusieurs tentatives de réconciliation », a souligné Jocelyn Chan Low.
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