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Administration publique - Numérisation des services : quelle efficacité ?

Le matin, les files d’attente n’en finissent pas.

Tous les matins, la scène se répète. À l’aube, des dizaines de citoyens se rassemblent devant les grilles des services administratifs du pays. Carte d’identité, extrait de naissance, permis de travail, déclaration fiscale : les démarches les plus basiques exigent encore patience, présence physique et parfois plusieurs allers-retours. Pourtant, au fil des années, les gouvernements ont multiplié les annonces autour de la transformation numérique du secteur public. L’objectif était clair : fluidifier les procédures, réduire les files d’attente et rapprocher l’administration du citoyen.

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Mais entre les ambitions affichées et la réalité sur le terrain, l’écart reste flagrant. Depuis 2006, la Mauritius Revenue Authority (MRA) a progressivement mis en place un système de déclaration et de paiement en ligne. Aujourd’hui encore, elle fait figure d’exemple en matière d’efficience numérique, notamment avec sa plateforme eFiling et son application mobile, lancée en 2018. En 2015, le Passport and Immigration Office (PIO) a, lui aussi, basculé vers une prise de rendez-vous électronique, réduisant nettement l’attente pour le renouvellement des passeports. Des initiatives similaires ont vu le jour ailleurs, à l’image du portail « Maupass », lancé en 2021, qui centralise l’accès aux services en ligne via une authentification unique.

Mais l’usage de ces outils reste inégal. L’état civil, le bureau du Registrar of Associations ou encore les centres d’enregistrement pour les cartes d’identité nationales continuent d’imposer un passage physique quasi systématique. Les retards, les absences de mise à jour ou les bugs techniques viennent souvent frustrer les usagers, déjà peu confiants face à ces plateformes.

Au-delà des outils, c’est le modèle même du service public qui est remis en question. Car une numérisation sans accompagnement, sans écoute des besoins réels, ne suffit pas à améliorer l’expérience utilisateur. Et pendant que les promesses de modernisation s’empilent, les citoyens, eux, prennent toujours le premier bus, espérant être les premiers dans la file.

Haniff Peerun : « Beaucoup de plateformes sont en ligne mais ... »

La numérisation de l’administration publique ne peut être repoussée indéfiniment. C’est l’avis tranché de Haniff Peerun, président du Mauritius Labour Congress (MLC), qui considère cette transformation comme une nécessité. Toutefois, il souligne que les progrès réalisés jusqu’ici restent insuffisants pour garantir un service efficace et sans faille aux citoyens. « Lors des consultations prébudgétaires, nous avons insisté sur la nécessité de repenser en profondeur le fonctionnement de la Fonction publique. Il faut aller au-delà de l’apparence numérique et s’attaquer aux failles structurelles », dit-il.

Pour le syndicaliste, le constat est simple : malgré les efforts amorcés par différents gouvernements, les services publics continuent de souffrir de lacunes persistantes. « Beaucoup de plateformes sont en ligne, mais combien sont réellement fonctionnelles et mises à jour ? C’est ce qui explique les longues files d’attente devant certains organismes. La numérisation est en cours, c’est un progrès, mais il faudra encore du temps avant qu’elle ne devienne une réalité concrète pour la majorité des usagers », fait-il observer.

Au cœur de cette transition, Haniff Peerun insiste sur le rôle que doit jouer la transparence. Selon lui, la numérisation ne devrait pas seulement être une question de rapidité ou de confort, mais aussi un outil de lutte contre les abus. « Nous l’avons toujours affirmé : un système numérique bien conçu permet non seulement d’éviter les fraudes, mais aussi de mieux contrôler les dérives administratives. C’est un levier d’assainissement qu’il ne faut pas négliger. »

Le président du MLC attire également l’attention sur un secteur souvent oublié dans les discussions autour du numérique : la santé. Il estime que la mise en place du e-Health doit aller bien au-delà d’un simple projet pilote. « Il faut une approche globale, avec un système fiable, sécurisé, réactif et capable de répondre aux besoins des patients comme des professionnels de santé. La numérisation du secteur ne peut réussir sans une mise à jour constante des données médicales. »

Un autre point sensible soulevé : le paiement des pensions à des bénéficiaires décédés. Un problème récurrent, lié selon lui à l’absence d’un registre centralisé et mis à jour en temps réel. « Ce genre d’irrégularité nuit à la crédibilité de tout le système. Et tous les ans, le rapport de l’Audit le rappelle, en soulignant les sommes gaspillées en matière de Sécurité sociale. Sans une base de données solide, interconnectée et fiable, ces erreurs continueront de se reproduire. »

Pour Haniff Peerun, la transformation numérique de l’État ne peut se limiter à des outils ou des plateformes. Elle doit être accompagnée d’une stratégie claire, d’une formation adéquate du personnel, d’un contrôle rigoureux des données et d’un suivi réel. « numériser un service, ce n’est pas simplement le mettre en ligne. C’est d’abord structurer, sécuriser et rendre chaque action traçable. Ce n’est qu’à cette condition que le citoyen pourra faire confiance à l’administration. »

Krish Ponnusamy : « La numérisation ne peut réussir sans main-d’œuvre qualifiée et un suivi rigoureux »

Pour Krish Ponnusamy, ancien haut fonctionnaire, la numérisation de l’administration publique est un impératif de modernisation, mais son succès dépend de plusieurs conditions aujourd’hui insuffisamment remplies. « Il ne suffit pas d’avoir des plans ambitieux. Il faut aussi une exécution rigoureuse, une main-d’œuvre formée et une volonté politique soutenue », affirme-t-il.

Il pointe du doigt quatre obstacles majeurs qui, selon lui, freinent l’aboutissement réel des projets numériques. D’abord, le manque de personnel qualifié dans le domaine de l’informatique. De nombreuses administrations ne disposent pas des ressources humaines nécessaires pour assurer un déploiement efficace ou même pour accompagner les usagers dans la transition numérique. « Sans compétences internes solides, il est difficile de maintenir ou d’améliorer un service digitalisé dans la durée », fait-il remarquer.

Deuxième point : les défaillances dans l’implémentation. Si les intentions sont bonnes sur le papier, les étapes de réalisation posent souvent un problème. Des délais non respectés, des plateformes incomplètes ou peu accessibles et un manque d’alignement entre les divers ministères compliquent la réussite des projets.

Le troisième frein évoqué concerne le manque de volonté de suivi, une lacune structurelle. « On lance une plateforme, puis on la laisse sans mises à jour, sans véritable évaluation. Il n’y a pas de mécanisme de retour d’expérience. Cela nuit à la crédibilité du processus », explique-t-il.

Enfin, l’absence de formation continue, tant pour les fonctionnaires que pour les citoyens, affaiblit les initiatives. « Une fois le service mis en ligne, il n’y a pas de stratégie pour accompagner les utilisateurs. Sans accompagnement, les outils restent sous-utilisés. »

S’il salue la présentation récente de la Digital Strategy 2030, dévoilée le 26 mai dernier par le ministre Ramtohul, Krish Ponnusamy reste prudent. « Le plan est prometteur, le ministre est engagé. Mais pour réussir, il faudra éviter les erreurs du passé : absence de consultation, manque de coordination et surtout négligence dans le suivi. Sinon, ce sont encore les citoyens qui paieront le prix des projets inachevés. »

À l’heure quand les plateformes se multiplient et quand les slogans vantant une île Maurice numérique se répètent, une vérité demeure : la technologie, aussi avancée soit-elle, ne remplace pas la confiance, l’écoute et la clarté. Digitaliser, ce n’est pas simplement équiper, c’est repenser l’État au service du citoyen. Tant que les réalités du terrain ne seront pas pleinement intégrées aux stratégies de modernisation, les files d’attente continueront de faire de l’ombre aux écrans.

Pas une question de système mais de stratégie 

Rajnish Hawabhay plaide pour une refonte du marketing numérique public

Si les technologies sont aujourd’hui bien présentes dans les services publics mauriciens, leur utilisation demeure en deçà des attentes. Pour Rajnish Hawabhay, CEO de Mauritius Network Services (MNS), le problème ne réside pas tant dans les systèmes informatiques eux-mêmes, mais dans la manière dont ils sont intégrés et perçus par la population. « L’informatique n’est qu’un outil. Ce n’est pas le système qu’il faut remettre en cause, mais toute la stratégie autour de son adoption », affirme-t-il.

Selon cet expert du numérique, la réussite d’une application ou d’un service en ligne ne dépend pas uniquement de sa performance technique. La façon dont elle est promue, expliquée et rendue indispensable dans le quotidien des citoyens est aussi importante. Il cite l’exemple du pass sanitaire numérique mis en place pendant la pandémie de covid-19. « Cette application s’est imposée parce qu’elle répondait à une urgence. Elle permettait non seulement d’obtenir les autorisations de sortie, mais aussi d’accéder à sa carte vaccinale, aux informations officielles sur le virus, aux lieux de vaccination et bien plus encore. »

Pour Rajnish Hawabhay, cette réussite temporaire prouve qu’un service numérique peut fonctionner efficacement, à condition qu’il soit accompagné d’une stratégie claire de communication, de sensibilisation et de contextualisation. « Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que les applications développées par les organismes publics ne sont pas toujours bien absorbées par les citoyens. Elles restent en marge, faute d’une vraie appropriation collective », poursuit-il.

Un autre exemple cité : la Mauritius Revenue Authority (MRA). Depuis la numérisation progressive de ses services en 2006, et plus particulièrement avec le lancement de son application mobile en 2018, elle a su s’adapter aux besoins des usagers. « La MRA montre qu’une plateforme peut devenir un point de référence si elle offre un service cohérent, rapide, bien structuré et pensé pour tous les types de transactions », souligne-t-il.

Rajnish Hawabhay s’est également exprimé sur la présentation du Digital Blueprint 2025-2030, dévoilé par le ministre des Technologies de l’Information et de la Communication, le Dr Avinash Ramtohul, le 26 mai. Ce document stratégique ambitionne de faire de Maurice une île pleinement numérique. S’il salue cette initiative, le CEO de MNS insiste sur l’importance de ne pas répéter certaines erreurs du passé.

« Le Blueprint est un document ambitieux et bien construit. Mais ce n’est pas en créant de nouvelles plateformes qu’on va améliorer l’expérience utilisateur. Il faut adopter une politique plus cohérente, avec des priorités clairement identifiées. Si on continue à avancer par phases, sans répondre aux besoins immédiats des usagers, il y aura toujours un décalage entre les outils proposés et les attentes du public », avertit-il.

Au cœur de sa réflexion : la nécessité d’un changement de paradigme. Pour Rajnish Hawabhay, la numérisation des services publics ne doit pas être vue comme un simple chantier technologique, mais comme un projet global impliquant les citoyens. « La vraie transformation commence quand on comprend que c’est l’utilisateur final qui donne de la valeur à un système. »

Parvez Dookhy : « L’accès aux services publics est un droit »

La transition numérique de l’administration publique est souvent présentée comme une avancée incontournable. Elle promet simplification, gain de temps et meilleure traçabilité. Mais pour Parvez Dookhy, observateur averti des politiques publiques, cette modernisation doit impérativement être repensée à l’aune des réalités humaines.

Car derrière les interfaces numériques et les plateformes automatisées, subsiste un public divers, aux compétences inégales face à l’outil informatique. « Une réforme qui ne prend pas en compte la fracture numérique risque de devenir un facteur d’exclusion », prévient-il.

Les jeunes, souvent à l’aise avec les technologies, naviguent sans grande difficulté dans les procédures en ligne. Mais de nombreuses personnes âgées, ou encore celles peu exposées aux environnements numériques, peinent à s’approprier ces nouveaux outils. Pour elles, chaque démarche en ligne devient un défi. L’exemple est parlant : certaines bornes de ticketing automatique restent inutilisées, simplement parce qu’elles sont trop complexes ou peu intuitives pour certains usagers.

Face à cette réalité, la transition ne peut être brutale. Elle doit s’appuyer sur des mesures d’accompagnement, de formation et sur le maintien de solutions alternatives, notamment les guichets physiques. « L’accès aux services publics est un droit. Il doit rester garanti pour tous, quel que soit le canal utilisé », insiste Parvez Dookhy.

Un autre point soulevé : les plateformes numériques, malgré leurs performances techniques, peinent à prendre en compte la complexité des situations individuelles. Certaines demandes nécessitent un traitement humain, une écoute, un ajustement que les systèmes automatisés ne permettent pas. D’où l’importance de conserver des points de contact humains capables de gérer les cas particuliers. Enfin, pour être réellement efficaces, les interfaces numériques doivent être ergonomiques, intuitives et multilingues, afin d’englober la diversité linguistique et culturelle du pays. « Le bilinguisme, anglais-français, dans les portails administratifs, reste essentiel pour toucher l’ensemble de la population », souligne-t-il. Plus qu’une transformation technique, la numérisation est un chantier social. Elle doit se construire autour des besoins réels des citoyens, dans le respect de leur diversité et de leurs compétences. 

  • Nou Lacaz

 

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