Chief Executive Officer d’Air Mauritius à deux reprises (2003 à 2005 et 2016), Megh Pillay commente la chute de la compagnie et donne des pistes pour son redécollage. Certaines décisions gouvernementales, dont l’ambitieux projet d’ « air corridor » ont mis, selon lui, du plomb dans l’aile du Paille-en-queue.
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Quelle direction emprunter pour faire redécoller la compagnie ?
Il faut enlever le fardeau de l’endettement en premier; puis redresser les opérations en optimisant le réseau ; focaliser les ressources sur les routes lucratives ; abandonner les dessertes non productives ; recomposer une flotte fit-for-purpose correspondant à un nouveau Plan Quinquennal, profitant des retombées de la Covid-19 sur le marché d’équipements et les coûts réduits de location ; idem pour les effectifs opérationnels, marketing, distribution, et administratifs, en s’appuyant sur autant de outsourcing que possible, permettant au ‘top talents’ licenciés de revenir par d’autres biais ; renégocier les accords avec les partenaires de l’industrie dont les ‘big-players’, tels Air France, BA et Emirates. Mais cela ne peut aboutir que si les principes de bonne gouvernance sont respectés, que les directeurs siégeant sur le Board soient des personnes indépendantes, responsables et conscientes de leurs obligations fiduciaires, et qu’aucun conseiller politique ne soit autorisé à dicter de l’extérieur l’orientation des affaires d’une ligne aérienne pour laquelle il ne maîtrise pas les technicités et les enjeux.
Il était clair que la compagnie allait piquer du nez si elle persistait sur la voie d’acquérir autant d’avions très chers d’un coup sans que son Business Plan n’en prévoie leur utilisation.
Certains affirment que MK a été trop gourmande et ambitieuse et qu’elle aurait dû se contenter de rester une « petite » compagnie aérienne. Partagez-vous cette analyse ?
Au contraire, je pense que MK aurait dû prendre avantage des conjonctures favorables pour se convertir en operateur régional. Si Emirates opère 14 vols en A380 sur Maurice, avec même pas une poignée d’Emiratis parmi ses passagers, il est clair que Maurice est une destination très prisée. MK peut offrir le vol direct que les touristes traditionnels venant en famille préfèrent. MK transportait plus de 50 % des passagers sur Maurice malgré une concurrence féroce. La réduire à une petite compagnie inter-îles alimentant les long-courriers des autres serait fatale pour notre tourisme. Notre région passait par des moments difficiles avant Covid-19. C’était le moment idéal pour composer avec les autres lignes régionales. MK avait le statut, le prestige et l’expérience pour étendre sa base d’opérations avec de tels partenaires, style AF/KLM.
Pensez-vous que la compagnie est overstaffed et qu’il y a eu trop de largesses ? N’y a-t-il qu’une ‘downsizing’ de la flotte et un dégraissage comme solution ?
Il n’y aucun doute que MK est overstaffed. Il y a aussi des disparités de salaires phénoménales. Un redressement permettra d’éliminer ces faiblesses. Toutefois, le poids de la masse salariale lorsqu’on la pèse contre le montant de la dette par rapport aux revenues et aux autres coûts, n’est pas un facteur déterminant de l’état d’insolvabilité de MK. Les fuites sensationnelles sur les salaires des pilotes ne sont que diversions pour masquer les véritables causes de l’écroulement d’un géant de l’économie. Il semblerait que beaucoup d’employés vont se retrouver sur le carreau car la pandémie a créé une opportunité pour faire le ménage.
Faudrait-il envisager une privatisation?
MK est déjà privatisée avec des milliers d’actionnaires, dont Air France, Air India, Rogers, et aussi le gouvernement qui est actionnaire majoritaire à travers un holding. Il n’y a rien de mal à cela. L’État éthiopien détient à 100 % du capital d’Ethiopian Airlines mais il ne s’ingère pas dans le ‘day-to-day running’ et l’autorité de ‘hire and fire’ reste la prérogative du CEO et son entourage spécialisé. C’est un modèle de succès dans l’aviation internationale. Il est dans l’intérêt de notre économie, du tourisme et de MK que l’État reste actionnaire car le transport aérien est un outil stratégique pour l’État insulaire que nous sommes.
Dans leurs propositions soumises aux administrateurs d’Air Mauritius, les syndicats des pilotes suggèrent de mettre fin à l’Air Corridor car trop coûteux. Partagez-vous ce constat?
Personne à MK ou dans le monde de l’aviation ne vous dira le contraire. Pour créer l’Air Corridor, les vols réguliers à destination de Kuala Lumpur (KUL) qui duraient 7 heures ont été prolongés avec une escale inutile de 2 heures à Singapour, uniquement pour plaire à Changi Airport. Avec plus de 1 000 vols sur 3 ans, cela a pesé lourd. En retour pas un seul passager n’avait réservé un billet ‘Corridor’ avec Singapore Airlines (SIA) pour rallier même Maurice. Les vols opérés sur Maputo et Dar es Salaam étaient vides. L’aviation est caractérisée par de lourds investissements qui génèrent un faible retour. Dans ce contexte, le bon sens dicte qu’on ne doit opérer une route seulement si cela va satisfaire une demande ferme, identifiée, qualifiée et validée par des études de marché, afin d’assurer de couvrir ses coûts et de rentabiliser son investissement. Ainsi la loi de Say, selon laquelle toute offre crée sa propre demande, n’est pas en adéquation avec la réalité commerciale de ce secteur. C’était pourtant la philosophie du concepteur du Corridor et MK restera dans l’histoire pour l’avoir appris à ses dépens. Il n’est donc pas surprenant que les pilotes en fassent état dans leurs propositions de redressement économique.
Ce projet avait été lancé à la mi-mars 2016, un jour avant votre arrivée aux commandes de MK. Comment vous l’aviez pris ?
Il fallait vite entériner cet engagement avant l’arrivée du CEO et ainsi le mettre devant le fait accompli ! Mon premier constat : il n’y avait aucun accord avec SIA, contrairement à ce qui avait été annoncé en campagne médiatique et à ce qu’on avait fait croire au PM d’alors, sir Anerood Jugnauth. Il n’y avait ni étude de faisabilité ni Business Plan - pas de véritable projet mais juste une idée, suivie d’une carte de routes aériennes imaginaires.
Maurice et Singapour y sont connectés comme deux hubs. D’un côté, des rayons allant de Maurice vers les îles voisines et l’Afrique et, de l’autre côté, des rayons vers l’Asie à partir de Singapour. Ce que vous évoquez comme lancement de projet s’est résumé à un vol régulier sur KUL, déjà en opération depuis 2012, basculé sur Changi. Dès le départ d’André Viljoen, un MK sans CEO a signé en octobre 2015 un accord avec Changi prévoyant des rabais sur ses frais aéroportuaires élevés, au cas où MK décidait d’y débarquer ses passagers destinés à l’Asie du sud-est. On se rend compte que ce n’était que les incitations promotionnelles offertes à toute nouvelle ligne débarquant des passagers à Changi. Il ne s’agit pas là d’une première, car MK sous Harry Tirvengadum opérait une ligne directe sur Singapour depuis 1985. Cette route alors très rentable a aussi été exploitée par SIA jusqu’à la fin de l’apartheid et le rétablissement des liaisons directes entre l’Afrique du Sud et le reste du monde. Depuis, SIA opère directement sur l’Afrique du Sud. Pour sa part, MK a choisi de basculer ses vols Asie du sud-est sur KUL, entre-temps modernisé et offrant des correspondances bien plus économiques que Changi. Cela car Singapour était devenu la ville la plus chère au monde. En ce faisant, MK n’a fait que répondre à la demande du marché.
Il n’y aucun doute que MK est overstaffed. Il y a aussi des disparités de salaires phénoménales. Un redressement permettra d’éliminer ces faiblesses.
Qu’est-ce qui n’a pas marché?
Sans jeu de mots, le concept était mort-né. Il n’y a pas de demande de voyages sur des lignes régulières, étalées sur quatre aéroports. Il n’y a pas un marché établi de voyageurs africains à la fois suffisamment aisés et conciliants pour partir en Chine en prenant un vol sur Maurice où on embarquera sur l’un des trois vols hebdomadaires pour Singapour, d’où on prendra un autre vol pour la Chine, quand ce sera disponible. Dans l’autre sens il n’y a pas de touristes chinois, japonais ou coréens disposés à se trimbaler avec leurs familles et bagages dans l’autre sens. L’avion n’est ni un bus ‘Hop-on Hop-off’, ni un bateau de croisière. En tout cas pour opérer ainsi, il faut en amont négocier et établir les arrangements techniques interlignes, les accords tarifaires (SPA) et le partage de code régissant le transfert d’un passager entre deux lignes. Ces négociations prennent du temps et dépendent du calendrier des parties concernées, pas que de MK. Cette approche n’est même pas faisable avec les ‘low-costs carriers’ pourtant nommés, sans leur aval, dans la campagne médiatique. Ils n’opèrent pas en réseau avec d’autres lignes, mais ont un mode opératoire point-à-point en navette. Leurs systèmes informatiques ne s’interfacent même pas avec ceux des grandes lignes comme MK, AF ou SIA.
Georges Chung, à l’époque Senior Advisor au PMO et architecte du projet, a soutenu début mai, que ce projet avait été en quelque sorte boycotté alors qu’il aurait permis à Air Mauritius de faire des gains de plusieurs milliards de roupies, et ainsi éviter sa situation actuelle. Qu’en pensez-vous ?
Sans la structure que je viens d’évoquer, aucune ligne ne peut construire de telles routes. Un CEO de MK ne peut boycotter ce qui est énoncé dans le programme gouvernemental et dans le Budget national. S’il n’est pas d’accord, il part. L’idée de Georges Chung ayant déjà été propulsée comme directive nationale, MK en tant que porte-drapeau, ne pouvait que l’accommoder du mieux qu’elle pouvait. Il fallait tenir compte des réalités du marché afin de rentabiliser les opérations, minimiser à la fois la casse et à la fois l’embarras au gouvernement qui s’était engagé de bonne foi à financer les dessertes à être opérées à perte. Je n’ai certainement pas manqué à mon devoir de faire part de nos propositions pour sortir honorablement de cette situation burlesque. La position était vite comprise au plus haut niveau et Georges Chung s’était engagé à ne plus interférer dans les affaires de MK. Promesse non-tenue. Dès mon arrivée à MK, j’ai été informé que les départements concernés de SIA ne voulaient même pas discuter coopération sur le ‘Corridor’. J’ai dû en discuter en tête-à-tête avec le CEO de SIA. Pourquoi SIA passerait-elle ses passagers par Maurice sur des vols MK alors qu’il opérait déjà 10 vols gros porteurs Boeing 777 sur l’Afrique du Sud par semaine ? De bon gré, il a mis ses techniciens à œuvrer avec les nôtres pour aplanir les aspects techniques, opérationnels, régulatoires et commerciaux. Même sur fast-track, il leur a pris six mois pour conclure l’accord qui n’existait pas lors du lancement. Il a été signé que le 5 octobre 2016, soit trois semaines avant mon départ. Il n’est d’ailleurs que de peu d’intérêt car les billets de Singapour vers les aéroports d’Asie sont entre 70 à 200 % plus élevés que pour les vols sortant de KUL vers ces mêmes destinations. Plus de deux ans après, le bon sens a prévalu et MK est retournée « en catimini » sur KUL.
Il est dans l’intérêt de notre économie, du tourisme et de MK que l’État reste actionnaire car le transport aérien est un outil stratégique pour l’État insulaire que nous sommes.
Vous n’aviez quand même pas affiché des pertes ?
Pas du tout ! La desserte sur KUL était parmi nos routes les plus profitables attirant depuis 2012 les voyageurs mauriciens, réunionnais, malgaches, comoriens et sud-africains partant pour la Malaysie et y profitant des tarifs attrayants et de la haute fréquence de vols disponibles à KUL pour la Thaïlande, l’Indonésie, le Vietnam et le Cambodge, etc. C’est le nombre d’arrivées de ces mêmes passagers basculés du jour au lendemain sur Changi que Georges Chung s’est permis de passer sur le compte de son Corridor pour en vanter le ‘succès’ à l’époque. MK, ne dépendant pas que de ce marché, est arrivé à accommoder dans son chiffre d’affaires ce fardeau qui n’avait rien contribué en termes de passagers additionnels nets. Nous avons terminé les premiers six mois de mon mandat au 30 septembre 2016 avec un profit de Rs 632 millions, contre une perte de Rs 155 millions pour la période correspondante de 2015. Nos dépenses ont chuté de 6 %. Nos revenus ont grimpé de 2,4 % malgré les promotion-braderies permanentes sur Singapour pour remplir ces vols. Les fonds propres de MK ont atteint Rs 4,1 milliards, en partant de Rs 3,3 milliards. L’actif net par action de MK a augmenté de 26 %, passant de Rs 32,32 à Rs 40,83. Cela a été accompli avec une flotte vieillissante, car il n’y avait pas les A350 ou A330 neo en 2016, mais on avait transporté 62 255 passagers de plus, soit une augmentation de 8,9 % en six mois. MK était alors une équipe soudée avançant dans une même direction avec pour point d’orgue : la profitabilité et donc la pérennité. Je suis parti un mois après. Où est donc le boycott dont parle Georges Chung ?
Vous qui connaissez bien Air Mauritius pour en avoir été le CEO à deux reprises, cette situation de mise sous administration volontaire aurait-elle pu être évitée ?
Certainement, si seulement les bonnes décisions avaient été prises en 2015 ou même après mon arrivée quand j’avais tiré la sonnette d’alarme dès avril 2016. Mais comme les affaires allaient bien, les mauvaises nouvelles étaient mal reçues. Il était clair que la compagnie allait piquer du nez si elle persistait sur la voie d’acquérir autant d’avions très chers d’un coup sans que son Business Plan n’en prévoie leur utilisation.
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