L’observateur politique et ancien rédacteur en chef Lindsay Rivière reconnaît que le Budget 2019-20 comprend des mesures sociales utiles. Il lui reproche cependant de ne pas répondre aux défis économiques qui sont, selon lui, de plus en plus préoccupants.
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Le Budget de Pravind Jugnauth présenté le lundi 10 juin 2019 a-t-il au final été un budget « labous dou » ?
Je crois que c’est un Budget largement social avec des arrière-pensées électoralistes. Mais il ne faut pas être naïf. Chacun comprend que les prochaines élections générales seront dans six mois et que Pravind Jugnauth choisira un Budget avec des connotations populistes. Toutefois, ce Budget social n’est pas à la hauteur des difficultés économiques actuelles. C’est-à-dire au moment où l’économie nationale s’essouffle sérieusement et que le larger picture du pays se dégrade.
À quel niveau se situe cette dégradation ?
Il faut analyser ce Budget avec en toile de fond la détérioration de tous les indices. Si vous faites le compte, vous constaterez que la croissance, malgré les initiatives prises, reste au-dessous de 4 %. Cette croissance est tirée principalement de la consommation publique, pas de la production des biens exportables. En raison de cette consommation accrue, le déficit commercial est énorme, soit Rs 120 milliards. Ce qui affaiblit l’économie et impacte sur la balance des paiements qui commence à être déficitaire. Nous voyons que les importations ont atteint plus de Rs 200 milliards, tandis que nos exportations sont de Rs 80 milliards, ce qui est extrêmement préoccupant. Avec une économie tirée par la consommation, cela continuera à augmenter.
Nous voyons aussi que les investissements directs étrangers, malgré toutes les mises en garde depuis cinq ans, continuent à provenir de l’immobilier, pas de la production. L’économie nationale est donc tirée par la consommation au lieu de la production. Nous voyons les grands secteurs en grosses difficultés. Le tourisme, l’agriculture, le textile et le port franc ralentissent. Le secteur financier aussi. Singapour nous a dépassés en Inde. Les investissements publics sont bons, mais les investissements du privé ralentissent. L’épargne nationale est en baisse. De plus, 67 % de nos importations sont payées en dollars qui s’achètent maintenant à Rs 36. Nos importations nous coûteront donc très cher.
Tout cela laisse place à un tableau économique très préoccupant. Cela demandait des mesures énergiques de Pravind Jugnauth. Il y a eu quelques mesures ponctuelles. Mais il faut reconnaître que Pravind Jugnauth a toujours eu une conscience sociale. Depuis 2002 il accorde beaucoup d’attention au social. Ce qui est très bien, car il y a beaucoup d’inégalités à Maurice. Plusieurs de ces mesures sont socialement utiles. Il ne faut donc pas toujours blâmer les mesures populaires. Le salaire minimum, la gratuité dans les universités publiques et la Negative Income Tax sont socialement utiles. Il faut reconnaître que Pravind Jugnauth a choisi de ne pas être irresponsable.
Qu’est-ce qui illustre le fait qu’il ait choisi de ne pas être irresponsable ?
La pension de vieillesse. La population s’attendait à ce qu’elle s’aligne sur le salaire minimum de Rs 9 000. Avec le vieillissement de la population, cela aurait représenté Rs 9 milliards de plus par an. Dans quelques années, cela aurait été insoutenable. Pravind Jugnauth a choisi d’être responsable vis-à-vis du pays et des institutions internationales comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. C’est un Budget qui certes tient compte des élections avec quelques mesures ponctuelles. Mais ce n’est pas un Budget grossièrement électoraliste, même si je persiste à dire qu’il n’est pas à la hauteur des attentes économiques.
Pravind Jugnauth n’a-t-il pas déçu les « seniors » ?
Il y a probablement eu une attente. Mais il faut aussi tenir compte de la réalité économique du pays. Aligner les pensions sur le salaire minimal pourrait créer un dangereux précédent. Peut-être que l’idée a traversé l’esprit du gouvernement et qu’il s’est ravisé à la dernière minute. Il ne faut pas oublier qu’il y a 250 000 bénéficiaires concernés. Ceci dit, on n’a pas besoin d’un Budget pour faire des annonces, même si je pense qu’il l’aurait déjà fait s’il le pouvait.
Les réserves de la Banque de Maurice doivent surtout servir à la politique monétaire, pas à rembourser la dette publique.»
Vous avez brossé un sombre tableau de notre économie. Pensez-vous que Pravind Jugnauth a délibérément ignoré toutes ces préoccupations économiques ?
Je ne crois pas qu’il ignore ces craintes. Je crois qu’il n’y a pas de suivi. Il faut dire que c’est très difficile d’être à la fois Premier ministre et ministre des Finances et de l’Économie. Résultat : il y a un manque de focus. Je trouve qu’il n’y a pas de volonté politique et qu’on refuse de faire appel à des compétences techniques. Je suis inquiet de voir les nominés politiques partout. Maurice n’utilise pas assez son potentiel.
> Pourtant, Pravind Jugnauth ne cesse pas d’afficher beaucoup d’optimisme quant à l’avenir économique du pays…
Cet optimisme est injustifié. Il n’y a pas assez de mesures novatrices pour combattre l’essoufflement. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que depuis 10 ans, on passe notre temps à nous lancer dans de nouveaux secteurs et à vouloir créer des hubs sans pour autant faire de suivi. On nous tire chaque année un nouveau hub. Il y a d’abord eu l’Ocean Economy, le concept Maurice île Durable, la Green Economy et la création de Regional Headquarters… Là on nous parle du bunkering.
Mais ce ne sont que des mots. C’est souvent du bluff. On parle d’intelligence artificielle, mais pas de suivi. On lance une dizaine de secteurs , sans pour autant les accompagner. Il n’y a pas de planification ni d’investissement adéquats. Pense-t-on qu’on développera l’Ocean Economy avec Koonjoo ? Le projet de Regional Headquarters était une idée qui me plaisait bien. Cela nous aurait permis d’attirer de grosses multinationales, permettant ainsi à Maurice d’être le pont vers l’Afrique. On n’en entend plus parler. Nous sommes en train de rater notre tournant africain. Nous n’avons pas de stratégie. On attrape puis on lâche. Ce n’est pas sérieux.
L’opposition et plusieurs économistes décrient la mesure visant à puiser dans les réserves de la Banque centrale pour rembourser la dette publique. Que pensez-vous de cette décision ?
C’est une aberration. Les réserves de la Banque de Maurice doivent surtout servir à la politique monétaire, pas à rembourser la dette publique. Le rôle central de la Banque de Maurice est de combattre l’inflation et d’assurer la stabilité de la roupie. La Banque de Maurice n’est pas là pour éponger la dette publique. Cela fragilise la Banque de Maurice.
Ce Budget fera-t-il la différence aux prochaines élections ?
Non, ce n’est pas un Budget qui fera gagner les élections. Ce n’est peut-être même pas un bilan. L’électorat vote selon une perception d’ensemble. Il tient compte du leadership du pays et vote en fonction de sa poche. C’est donc beaucoup trop tôt pour le dire. On parlera davantage de ces mesures d’ici trois mois. Pravind Jugnauth cible des groupes mais ce n’est pas ce qui lui fera remporter les élections.
Depuis son accession au poste de Premier ministre, Pravind Jugnauth a-t-il pu s’élever au rang d’un leader qui aspire, pour la toute première fois, au poste de PM ?
Depuis 2017, il a beaucoup gagné en termes de leadership, d’autorité et de responsabilité. On dit que la fonction fait l’homme. C’est vrai. Pravind Jugnauth en est la preuve. Puis il y a le fait que le système politique se présidentialise et s’éloigne du système westministérien. Ce sera dorénavant une bataille de chefs. Les prochaines élections se joueront entre Navin Ramgoolam et Pravind Jugnauth. Je crois que Pravind Jugnauth est prêt pour cette bataille. Il a aussi réalisé qu’il doit se distinguer de Navin Ramgoolam. Et je dois dire qu’il a bien réussi cet exercice.
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