Comment la littérature représente-t-elle les îles, quelles fonctions leur assigne-t-elle et qui sont les individus qui donnent corps à ces récits, à des moments précis de leur histoire ? Tour à tour, à l’Institut français de Maurice, (IFM) le vendredi 23 février 2018, autour d’une journée d’études intitulée ‘Le dialogue des îles’, organisée par l’Université de Maurice (UoM) et Sorbonne Université, en partenariat avec l’IFM, quatre intervenants, chargés de cours, ont articulé leurs propos autour de ces questions : les Dr Sonia Dosoruth et Bruno Cunniah, de l’UoM, et le Dr Neelam Pirbhai-Jetha.
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Sous le titre ‘L’altérité à l’interne et l’espace insulaire : étude de quelques récits de voyages non-fictionnels sur l’île Maurice (1810-1900)’, le Dr Neelam Pirbhai-Jetha, de l’Université des Mascareignes, analyse la représentation de l’Autre, plus précisément l’altérité à l’interne, ou ce que Dan Bar- on appelle « the Internal Other », dans les récits de voyageurs européens connus tels que Mark Twain et Charles Darwin et d’autres moins connus. Son travail est divisé en deux parties majeures. Dans la première, elle parle de l’Autre qui est d’origine européenne et évoque les tensions entre les Anglais et Français sur l’île. Les voyageurs tels que Twain, par exemple, critiquent le manque d’éducation des habitants de l’île. “ Most of them have never been out of the island, and haven’t read much or studied much, and they think the world consists of three principal countries – Judaea, France, and Mauritius; so they are very proud of belonging to one of the three grand divisions of the globe. They think that Russia and Germany are in England, and that England does not amount too much. They have heard vaguely about the United States and the equator, but they think both of them are monarchies”.
De plus, les voyageurs européens tentent de représenter l’île comme un espace exotique. Cette partie du texte de Neelam Pirbhai-Jetha ne manque pas de rappeler la profonde analyse à laquelle se livre Edward Said dans son essai monumental intitulé ‘L’Orientalisme’, où l’universitaire palestino-américain dépeint la vision occidentale du Moyen-Orient telle qu’elle apparaissait à l’époque de l’invasion de l’Égypte par les troupes françaises de Napoléon Bonaparte.
Les Créoles et les Européens
La deuxième partie met l’accent sur « L’Autre : Les Français de l’île ou les Créoles ». D’ailleurs, le terme « Créole » soulève énormément de questions et augmente les différences ou plutôt les distances à l’intérieur du groupe. Les femmes de l’île étaient d’ailleurs souvent comparées aux femmes européennes et critiquées dans leur parure élaborée, même pour une ascension en montagne, dans leur style de vie et dans l’architecture de leur maison. Les comparaisons et les différences entre les deux groupes – les Créoles et les Européens - semblent mettre l’accent sur ce qu’Erving Goffman appelle « symboles de stigmate » et « symboles de prestige ».
Bref, tout en valorisant son groupe, le « je » ou le « nous » dévalorise les autres, entraînant ainsi des relations discriminatoires. Dans cette étude, Neelam Pirbhai-Jetha met l’accent sur l’altérité qui se créé à l’interne et il semble que des conditions sociales, économiques et géographiques y jouent un rôle majeur.
Littérature et clichés : la prostituée chez Ananda Devi
La vision littéraire d’Ananda Devi s’inscrit dans un espace qui se conçoit comme une réécriture de l’histoire et de la philosophie patriarcale. Émerge alors un nouveau territoire qui prend la forme d’une interface entre des notions internes et externes au cœur desquelles le passif se transforme en actif. C’est justement à l’épicentre de ce processus que les prostituées créoles, nommément Paule (Rue La Poudrière) et Ève (Ève de ses décombres) prennent naissance. Écrire, voire évoluer au sein de cette interface est aussi bien libérateur que terrifiant parce qu’il s’agit, avant tout, d’un espace de dissidence universelle.
Dans cette étude, nous avançons l’hypothèse selon laquelle Ève n’est que la progression logique du personnage de Paule dans Rue La Poudrière. Or, Ananda Devi ne semble pas être de cet avis. Pourtant, une lecture des deux romans qui abordent la même problématique et cela dans le cadre spécifique de la deuxième vague du féminisme, démontre que les ponts entre les deux textes frisent l’évidence au risque de perpétuer des clichés par rapport à la prostituée d’origine créole.
Sonia Dosoruth : Les naufragés de l’île Tromelin d’Irène Frain
En 1761, L’Utile, navire français qui transporte une cargaison clandestine d’esclaves, fait naufrage au large de l’île Tromelin, qui, à l’époque, n’a pas encore de nom. Certains des rescapés prêtent main-forte à la construction d’un bateau qui s’avère cependant trop petit pour tout le monde ; les esclaves sont laissés sur place. Ce n’est que 15 ans plus tard qu’un certain Tromelin parvient à accoster l’île et offre la liberté à sept femmes et un enfant. Entre-temps, tous apprennent à cohabiter et à s’entraider. Ce roman historique construit largement à partir d’extraits, de documents et d’archives, permet de bien situer le contexte de chaque référence et de mieux cerner le choc émotif qu’ont vécu certains. Chez Irène Frain, l’archive est à la base de son écriture alors que l’espace donne lieu à la construction identitaire de ses personnages.
L’abandon
Les naufragés de l’île Tromelin brouille savamment les pistes entre la fiction et le réel, de sorte qu’on a le sentiment d’être happé par la trame narrative de l’auteure que l’on sait est largement inspirée d’un fait réel.
Cette île, nommée « Isle de Sable » par le capitaine Lafargue, prend 17 ans avant de pouvoir être répertorié dans le « Dépôt des Cartes ». Pourtant, d’elle émane un sentiment double d’amour et de haine, ce qui donne lieu à ce que Gaston Bachelard qualifie d’espaces heureux ou des ‘topophilies’ et des espaces hostiles, des ‘topophobies’.
Si les personnages vont vivre les affres de l’abandon sur cette île, c’est déjà parce que l’île s’inscrit dans ce rapport paradoxal d’attirance et de rejet. En effet, dans l’après-midi du 11 août 1722, Briand de La Feuillée, capitaine de la Compagnie française des Indes, passe près de l’île par hasard, il lit l’annonce d’un danger mortel » et « il est mort de peur ». Coloniser cette île ne s’inscrit alors que dans le fantasme des uns et des autres face à tant d’hostilités.
L’expérience de la douleur sur une île
Comment faire pour survivre sur une « île sans eau qui ne doit pas faire plus de huit cents mètres de marge sur treize cents de long » ? Comme le précise Jean-Claude Racault, et dans pareille situation, il faut l’intervention d’une distance de discours et d’une conscience spectatrice, à savoir une « altérité qui est aussi altération »
La douleur de se savoir perdus aide à construire une tension dramatique bâtie sur le temps. Sur l’île, même si les esclaves sont installés dans une extrémité de l’île, il y a comme une envie de maintenir ces stratégies sociales qui divisent les hommes, avec deux camps supplémentaires, le premier, le camp des Blancs, autour de la tente des officiers, et le second à bonne distance.
La résilience
Si toutes les expériences vécues, depuis le naufrage jusqu’à la vie sur l’île, « forcent et déstructurent les limites psychiques » (Corinne Benestroff, psychologue), c’est grâce à la résilience que certains s’en sortent. Elle permet à ceux présents sur l’île à se trouver les moyens pour sortir de la situation où ils semblent condamnés.
Ceux qui parviennent à se remettre de la situation sont ceux qui ont la capacité de vivre dans l’acceptation du moment présent qui est un élément qui sauve dans ce genre de situation.
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