Nombreuses sont les familles de la classe moyenne à se plaindre et qui ont du mal à joindre les deux bouts depuis la pandémie de la Covid-19. La crise économique y relative accélère-t-elle la paupérisation de la classe moyenne ? Des experts font le point.
L’économiste Manisha Dookhony explique qu’avec la crise de Covid-19, il y a quatre facteurs qui ont contribué aux difficultés de la classe moyenne. Il s’agit de la perte de pouvoir d’achat, la perte d’emploi, la perte de revenu et la dette des ménages.
Perte de pouvoir d’achat
« Avec la dépréciation de notre roupie, les produits d’importation deviennent plus chers. Si on ajoute à cela, la TVA qui est perçue à l’import et les taxes douanières, le coût d’un produit sur le marché devient encore plus cher. On voit donc que d’un côté, les revenus du gouvernement augmentent, alors que le pouvoir d’achat des consommateurs baisse. Aussi, la dépréciation a un effet sur les intrants. On a vu récemment une hausse du prix du poulet, car les intrants, dont la nourriture, proviennent d’ailleurs », explique l’intervenante.
Manisha Dookhony pense qu’un autre élément à prendre en compte est que les importateurs et revendeurs appliquent les mêmes pourcentages de marge sur les coûts qui sont déjà plus élevés. « Il y en a qui ont majoré leur marge de profit pour compenser le volume de vente en baisse », déplore l’économiste.
Perte d’emploi et baisse de revenu
Elle poursuit que la perte d’emploi et la baisse de revenu contribuent à appauvrir la classe moyenne. « Le gouvernement a déjà bien contribué à travers le Wage Assistance Scheme et le Self-employed Assistance Scheme. Or, c’était pour aider plus particulièrement ceux au bas de l’échelle. Il faudrait les inclure dans les registres sociaux afin de leur permettre de subvenir à leurs besoins. J’en connais qui ont toutes les peines du monde pour finir le mois. Ceux qui ont des enfants à l’école doivent trouver l’argent, par exemple, pour l’achat de livres. Et ce n’est pas facile », indique-t-elle.
Dette
L’économiste souligne qu’on parle beaucoup de la dette publique, mais on oublie souvent la dette des ménages. Selon elle, le montant de la dette des ménages avait dépassé la barre des 100 milliards en 2019. « L’endettement a été influencé par un taux d’intérêt qui reste très bas et un climat économique avant la Covid-19 assez favorable. Le Loan-to-Value Limit avait été aboli et cela avait considérablement aidé les ménages à avoir des facilités de crédit. Cela comprend de nombreuses familles qui sont au bas de l’échelle. Environ deux tiers de la dette des ménages sont des emprunts liés au logement », soutient notre intervenante.
Manisha Dookhony concède qu’avec la Covid-19, la période moratoire avait été prolongée jusqu’au 30 juin 2021. Or, il s’avère néanmoins qu’avec la perte d’emploi et les sévères réductions de salaire, qu’un bon nombre de ménages ne peuvent plus repayer leurs mensualités même après cette période moratoire, dit-elle. « Et cela même si la Banque de Maurice a pris en charge les intérêts sur les prêts aux ménages auprès des banques commerciales pour la période du 1er janvier 2021 au 31 mars 2021 ».
Le gâteau national produit en 2020 plus petit
Pour sa part, l’économiste Eric Ng affiche un pessimisme quant à cette situation engendrée par une baisse du pouvoir d’achat et la hausse exponentielle des prix des produits. « Une crise sociale sera inévitable si aucune mesure n’est prise pour solutionner ce problème », estime-t-il.
L’économiste indique que la classe moyenne est de plusieurs niveaux. « C’est la classe moyenne inférieure qui est la plus affectée par la crise. La paupérisation est un grand mot, mais on peut dire qu’il y a un appauvrissement de cette catégorie à cause de l’augmentation des prix et de la baisse des salaires et du chômage », croit Eric Ng.
Aide
Quant à l’économiste Pierre Dinan, il affirme qu’il est évident qu’il y a une paupérisation de la classe moyenne et également de ceux au bas de l’échelle. « La crise a empiré la situation pour tout le monde. Le gâteau national produit en 2020 est plus petit. La part de chacun a donc été réduite. Toutes les bourses sont affectées et les gens sont en train de souffrir. Cependant, les riches arrivent à faire face, alors que les autres doivent se serrer la ceinture. Mais comment se serrer encore la ceinture quand c’est déjà trop serré ? » se demande l’intervenant.
Pierre Dinan ne passe pas par quatre chemins. Il déclare que ce sont les personnes issues de la classe moyenne inférieure qui risquent de subir les conséquences. « Cette catégorie risque de tomber dans la classe des pauvres si la situation perdure. Il faut voir quelle aide on peut leur apporter pour éviter que leur situation n’empire. Ils sont menacés », prévient-il.
Facteurs externes
Un économiste, exerçant dans un organisme parapublic, qui a voulu garder l’anonymat, est d’avis que la flambée des prix affecte tout le monde. Il met cela sur le compte « des facteurs externes qui sont au-delà de notre contrôle », Maurice étant isolé sur les plans maritime et aérien. « Le pays dépend sur l’importation et nous importons près de 80 % de ce qu’on consomme. Le coût du fret a connu une hausse exponentielle, impactant les prix. Sans oublier que pendant 15 mois, le tourisme étant en berne, on n’a pas eu de devises étrangères. Sans parler de la dépréciation de la roupie qui est instable. Tout cela a de grosses implications sur le panier ménager », évoque-t-il.
Ibrahim Koodoruth : « Plus consciencieux sur les dépenses superflues »
Le sociologue, Ibrahim Koodoruth, ne fait pas dans la dentelle. Selon lui, la crise est bel et bien là. « La pauvreté va empirer. Elle va impacter non seulement la classe moyenne, mais aussi sur la classe ouvrière. Au lieu de faire des progrès, les gens vont régresser », estime le sociologue.
Il précise que cet appauvrissement de la classe moyenne aura des répercussions. Surtout pour la gent féminine. Il prévoit un retour en arrière avec la priorité accordée aux garçons. « Des parents n’auront pas les moyens pour envoyer leurs enfants faire des études supérieures. Ils auront un choix à faire. On va demander à la fille de se marier, alors que son frère aura à trouver du travail pour fonder une famille », dit-il. Il y aura alors moins de femmes qualifiées sur le marché, alors que le nombre de femmes au chômage va augmenter.
En sus, Ibrahim Koodoruth ajoute que des Mauriciens de classe moyenne aiment voyager pour des vacances ou ont tendance à rénover pour décorer leur maison. « Ils seront plus consciencieux sur les dépenses superflues. N’ayant plus les moyens, ils mettront de côté les voyages et les travaux de rénovation ou de peinture », indique-t-il. Conséquences : des PME qui étaient sollicitées pour ces travaux seront, elles aussi, pénalisées par cette situation.
Il souligne de plus que les Mauriciens sont connus pour leur sens de l’entraide exemplaire. Mais comme la classe moyenne se retrouve elle-même en eaux troubles, « la solidarité envers les plus démunis pourrait en prendre un coup ».
En chiffres
Dans un rapport de Statistics Mauritius, intitulé ‘Monitoring the socio-economic effects of Covid-19 on Mauritian households’, publié en décembre 2020, 75% des ménages affirment faire face à des difficultés à couvrir leurs dépenses avec leurs salaires en octobre. Le chiffre est passé à 76 % en décembre 2020.
Ménages en mesure de faire face aux dépenses mensuelles en octobre et en décembre 2020
Afin de pouvoir sortir la tête de l’eau, des ménages ont adopté de stratégies négatives, où des membres ont sauté un repas ou sont restés sans manger pendant une journée entière. Le pourcentage était de 4% en octobre contre 3% en décembre 2020.
Changement dans les revenus des ménages en octobre et en décembre 2020
Les stratégies adoptées par les ménages afin de faire face à la situation en octobre et en décembre 2020
Témoignages
Hansa : « Nous sommes endettés »
Hansa, la trentaine et son époux sont tous deux fonctionnaires avec leurs salaires totalisant près de Rs 50 000. Ils ont à leur charge trois enfants de 3, 6 et 10 ans. « La cherté de la vie a impacté notre budget. Nous avons des dettes à rembourser, les dépenses pour les enfants, l’achat des provisions et les factures à payer. Même si nous gagnons bien notre vie, nous sommes endettés, car nous avons voulu avoir notre chez-nous, ce qui nous a poussés à prendre un emprunt pour acheter notre maison. Voilà que la situation actuelle fait qu’on arrive difficilement à arrondir les fins de mois », raconte-t-elle.
Ishfaq : « Je peine à économiser »
Si jadis, il pouvait faire des économies. Tel n’est plus le cas. Ce fonctionnaire gagne bien sa vie avec un salaire. Il est marié et son épouse ne travaille pas. « On souhaite acheter notre maison, car on vit avec mes parents. Or, je peine à économiser avec tous les prix qui ont pris l’ascenseur. On a décidé de patienter encore un peu, car on ne veut pas s’endetter pour les 30 prochaines années, car l’avenir est incertain », estime ce jeune homme de 26 ans.
Adam : « Nous sommes à l’affût des promos »
Adam travaille dans le secteur privé, alors que son épouse est fonctionnaire. Leurs salaires avoisinent les Rs 60 000 par mois. « Nous avons un enfant d’un an et nous avons récemment acheté une voiture. Heureusement que mon épouse a hérité d’une maison de sa famille, sinon nous aurions dû nous endetter encore plus. De par nos salaires, nous avons un train de vie correcte. Nous aimons aller au resto, faire du shopping et donner tout à notre seul enfant. Or, depuis quelque temps, tout a augmenté. Nous sommes désormais à l’affût des promos pour faire nos achats pour pouvoir faire quelques économies », lance ce quadragénaire.
Jayen Chellum : « Les familles sont endettées »
Le secrétaire général de l’Association des Consommateurs de l’île Maurice (Acim) pense que cette paupérisation de la classe moyenne crée les « nouveaux pauvres ». « Perte d’emploi, augmentation des prix, réduction des salaires… ce sont autant de facteurs faisant que de nombreuses personnes de la classe moyenne ont basculé dans la pauvreté devenant les nouveaux pauvres », s’indigne Jayen Chellum.
Selon lui, ces personnes et les familles sont endettées, car elles avaient les moyens de le faire. Sauf qu’avec la crise, leur situation a changé. « Elles font dorénavant face à des difficultés. Elles avaient un certain niveau de vie et consommaient des produits avec aisance. Leurs enfants sont habitués avec certains goûts organoleptiques. Elles ont acheté des choses à crédit. Or, aujourd’hui tout a basculé. Elles sont dans la peine », se désole l’intervenant.
Jayen Chellum est d’avis que dans les mois à venir, les choses vont empirer pour cette catégorie de personnes. « Il y a un manque d’égard du gouvernement envers cette classe. Je pense que si rien n’est fait pour les soulager, une crise sociale sera inévitable à l’avenir », ajoute-il.
Income class (Rs) | Households | Income (Rs) | ||
---|---|---|---|---|
Average household size | Average no. of persons deriving income per household | Average monthly household income | Average monthly per capita income | |
Less than 5,000 | 2.5 | 1 | 3,346 | 1,896 |
5,000 to < 7,500 | 1.6 | 1.1 | 6,115 | 4,962 |
7,500 to < 10,000 | 2.4 | 1.1 | 8,751 | 5,168 |
10,000 to < 12,500 | 2.4 | 1.4 | 11,199 | 6,258 |
12,500 to < 15,000 | 2.8 | 1.6 | 13,752 | 6,190 |
15,000 to < 20,000 | 3 | 1.6 | 17,343 | 6,921 |
20,000 to < 30,000 | 3.4 | 1.9 | 24,713 | 8,702 |
30,000 to < 40,000 | 3.8 | 2.2 | 34,384 | 10,324 |
40,000 to < 50,000 | 3.9 | 2.4 | 44,682 | 13,277 |
50,000 and above | 4 | 2.7 | 82,448 | 23,482 |
All Classes | 3.4 | 2 | 36,803 | 11,751 |
Source : Statistics Mauritius |
La classe moyenne est divisée en trois catégories :
- La Lower Middle Class - les salaires des ménages varient entre Rs 20 000 et Rs 35 000
- La Middle Class - les salaires des ménages varient entre 35 000 et Rs 60 000
- La Upper Middle Class’- les salaires des ménages sont de Rs 60 000 à monter
Les priorités des Mauriciens
Depuis la pandémie de Covid-19, les Mauriciens ont trois priorités.
- La gestion du budget
- La famille
- La santé
Les solutions pour redonner confiance à la classe moyenne
Exemption de la taxe
« Il y a un effort à faire au niveau du gouvernement pour s’assurer que certains produits restent abordables. Ainsi je prônerais pour qu’on puisse être exemptés de la taxe douanière ou qu’il y ait une suspension temporaire, pour cette année au moins, de la TVA et des droits de douane sur certains produits qui sont les plus vitaux pour les consommateurs. Cela, même si ce ne sont pas des produits de première nécessité », estime Manisha Dookhony.
Mark-up
La solution serait d’imposer une majoration maximale (Maximum mark-up) comme cela a été fait pendant quelques semaines en 2020.
Soutien
L’économiste pense que la crainte est en particulier pour les ménages qui ont des emprunts. « Il faudrait y avoir une analyse au cas par cas pour les soutenir », estime-t-elle.
Baisse des prix
Eric Ng indique qu’il faut avant et surtout arrêter de déprécier la roupie. Ensuite, dit-il, « il faut mettre un frein à la hausse des prix. Il nous faut aussi créer la confiance au sein de la communauté des investisseurs pour créer de l’emploi ».
Solidarité
Pierre Dinan conseille, lui, plus de solidarité. « C’est un appel à la population dans son ensemble. Nous avons le devoir d’aider ceux qui sont dans le besoin ».
Changement de mentalité
« Il faut un changement de mentalité où l’on se dit qu’à la fin du mois, on aura notre salaire. Il faut que chaque individu travaille intelligemment pour être plus productif et inventif », conseille Pierre Dinan.
Limiter les gaspillages de fonds
L’économiste, qui a requis l’anonymat avance qu’il faut limiter le gaspillage. « Les instances du gouvernement doivent s’assurer qu’il y ait une bonne utilisation des fonds disponibles, tout en limitant les gaspillages. Il faut donc utiliser au mieux le peu d’argent qu’on a », croit-il.
Assise nationale
Jayen Chellum, en sus de préconiser la baisse du prix de l’électricité et l’extension des moratoires pour le paiement des prêts bancaires ou des mensualités sur les ventes à tempérament, pense qu’il faut une table ronde. « Il faut une assise nationale où tout le monde puisse donner son point de vue et venir de l’avant avec des solutions », espère-t-il.
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