Nulle part ailleurs qu’à Maurice, les travailleurs engagés, issus du Bihar, n’ont perpétué la tradition du ‘gamaat’. Aucune trace de ces soirées à Trinité-et-Tobago, au Fidji ou en Guyane. Il faut venir à Maurice pour assister, à la faveur d’une veille de mariage, à un duel entre deux chanteurs payés pour venir croiser le fer. Cette tradition a quasiment disparu. L’un des derniers chanteurs de ‘gamaat’, Gian Mohiputloll, raconte cette époque où la musique et le verbe enflammaient le peuple.
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Helvetia a une particularité unique à Maurice. C’est l’endroit où habitaient deux beaux-frères dont la réputation de chanteurs de gamaat avait atteint toute l’île. L’un d’entre eux, l’aîné et le plus célébré, Rudraduth Pokhun est décédé depuis longtemps, et il incombe toujours à Gian Mohiputloll, 72 ans au compteur, de raconter aux journalistes ce temps, tellement imprégné de nostalgie, qui n’est plus.
Dans son salon, des dizaines de trophées sont alignés dans une vitrine, témoins de son parcours triomphal. Sur le mur, une photo le montre en jeune premier, une autre, en compagnie de son épouse Sarojini, et plus loin, l’effigie du Swami Dayanand, fondateur du mouvement Arya Samaj. La philosophie samajiste a été au centre de la vie rurale à Maurice, servant de moteur à la scolarisation des filles et à l’enseignement des textes sacrés dont les Vedas, l’épopée du Mahabharat, le Gita.
Comme des dizaines de milliers d’Indiens, Gian a vu le jour dans le village de Rivière-Rouge. Son père est laboureur sur la sucrerie de Britannia et sa mère, femme au foyer. Enfant, il les perd. Sa maman périt sous les décombres de leur misérable maison à la suite d’un cyclone. Le père meurt en plein champ. Il est alors pris en charge par un oncle, part à l’école mais arrête à huit ans. Il rejoint une usine sucrière où il nettoie les étables. C’est au baitka de la localité (école d’enseignement de l’hindi et des textes religieux hindous) qu’il va parfaire son éducation qui lui sera utile pour ses chansons durant les gamaat.
Le Sud à l’ère des ‘gamaat’
Vers l’âge de 14-15 ans, Gian s’initie à la chanson sacrée, les bhajans, auprès de deux chanteurs réputés de la localité, Ramdeo Hurdoyal et Deochand Jugessur. Le sud de l’île vit à l’ère des ‘gamaat’, ces soirées qui se tiennent les samedis durant les mariages hindous où deux chanteurs sont conviés pour distraire les invités après un repas.
Gian n’a que 15 ans lorsqu’il s’empare d’un tube de l’époque « Pinjre ke panchi re tera dard na jane ko », de Pradeep pour pousser ses gammes lors d’un gamaat.
« J’avais appris la chanson à la radio, c’était un grand morceau à l’époque », se souvient-il. Cette reprise ne lui suffit pas pour se faire un nom car il faut qu’il élève son niveau et se crée un répertoire. Il fait donc appel à son maître Devduth Sooroojlall pour que ce dernier lui compose des morceaux. Il se cherche aussi d’autres enseignants dont Lalkan Soomaroo et Devduth Sooroojlall. Il s’achète des petits livres religieux contant les prouesses des dieux et déesses du panthéon hindou. C’est durant une soirée de gamaat à Bel Air qu’il croise le maître, Rudraduth Pokhun. Ils sympathisent immédiatement malgré leurs 10 ans d’écart.
Sa vie et sa carrière vont connaître un heureux tournant lorsqu’il se voit contraint de quitter son village à la fermeture de l’usine qui l’emploie. À l’invitation de Rudraduth Pokhun, il va habiter à Helvetia où ce dernier lui offre le gîte. Le maître, qui dirige déjà une école de chants, le Yuvak Sangeet Sangh compose pour lui. En même temps, il lui explique comment écrire des textes pour les gamaat. Nous sommes en 1967 et la scène gamaat est dominée par une poignée de chanteurs dont la popularité n’est plus à faire. Parmi : les frères Dawaking, Bagoban, Sanskrit, Seeven Chinien, Mahadev.
‘4 jours à Paris et 3 jours à Londres’
À 22 ans, Gian Mohiputloll épouse Sarojini dont la sœur est mariée à Rudraduth Pokhun. Comme les soirées gamaat ne nourrissent pas les chanteurs, notre ami doit trouver un emploi. Ce sera le fameux « 4 jours à Paris et 3 jours à Londres », ce job précaire qui casait les jeunes sans-emploi. Ensuite, il est embauché chez Chantecler où il y reste jusqu’à sa retraite en 2008.
Sans son auréole de chanteur de gamaat, Gian Mohiputloll serait resté un inconnu parmi les dizaines d’employés de Chantecler. Le titre d’Order of Star and Key (OSK), qui lui est décerné en 2015, est le couronnement d’une longue carrière au service d’une tradition qui puise ses racines dans les années qui voient l’émigration massive de travailleurs engagés à Maurice. Cependant, si le gamaat est une composante essentielle de leurs mariages, ce n’est pas un chemin sans épines. Il arrive que des chanteurs ne perçoivent rien ou des sommes dérisoires après les soirées ou qu’ils rentrent à pied au petit matin.
Gian Mohiputloll préfère se souvenir des bons moments. Par exemple quand la crosse – le duel, la joute – arrive à des sommets et qu’il faut chercher le détail qui tue dans un texte sacré. « Cette partie du spectacle se passait le plus souvent en fin de soirée après un début sage et consensuel. Parce qu’à ce moment-là, les dames sont encore sous la tente », explique-t-il. Le chanteur, à lui seul, n’est pas capable de sonner la révolte ou de donner la réplique à son adversaire. Ce sont les deux percussionnistes, l’un aux tablas, l’autre au dholok, qui donnent le la, battent la mesure et mettent le feu aux poudres en parfaite harmonie avec le chanteur.
Livres sacrés
Les textes sont souvent inspirés des livres sacrés où l’un des deux chanteurs s’emploie à trouver une parole du prince Rama et dont il s’approprie pour s’auto-glorifier. Évidemment, le jeu consiste à provoquer l’adversaire, qui est comparé au démon Ravana mais sans jamais le nommer. Cela suffit pour enflammer le camp adverse qui n’a d’autre choix que de faire monter les enchères. Voilà comment se passaient les gamaat.
« Je n’ai pas fait fortune avec ces soirées, c’était parfois épuisant, mal payé, mais j’ai aimé parce cela rendait les gens heureux », confie Gian Mohiputloll.
Les gamaat ont une double fonction : égayer les samedis de safran et cimenter la communauté hindoue autour des textes sacres, revus et corrigés selon les réalités mauriciennes. Durant ces soirées, le chanteur, les mains étirant son harmonium, était le prince des cérémonies avec sa voix et des mots capables de moduler les émotions.
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