Notre modèle de développement économique est-il à bout de souffle ou faut-il être « refondé » ? À cette question, l’économiste Éric Ng reste nuancé, refusant une remise en question totale, mais insistant sur la nécessité de trouver une solution à la problématique de la pauvreté absolue. À ce défi, il ajoute l’impératif de rattraper notre retard dans l’application des nouvelles technologies dans nos entreprises.
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À la lecture de votre livre, ‘Fifty Economics Steps, The Economy of Mauritius from 1968 to 2017’, le lecteur sort convaincu que Maurice s’en est toujours sorti, face à ses défis, grâce à un choix judicieux en matière de modèle de développement…
Je crois que c’est un modèle qui repose sur un compromis entre l’État et le secteur privé, Sir Seewoosagur Ramgoolam (SSR) ayant compris que tout développement ne pouvait être réalisé que par cette entente. C’est pour cette raison qu’il a maintenu les intérêts des grands groupes, sans aucune velléité de nationalisation et d’expropriation des terres. Face au PMSD, qui soutenait le mouvement anti-indépendantiste, SSR a joué la carte de l’apaisement entre l’État et le secteur privé. Cette collaboration a été, aussi, une manière de sauvegarder l’État-providence, alors que les taxes de sortie imposées sur le sucre ont augmenté les revenues de l’État. Celui-ci a été gagnant dans les bénéfices perçus par les sucriers grâce aux conventions, telle comme celles de Lomé. Ce modèle économique a fonctionné grâce à un dialogue permanent entre l’État et les différentes institutions du secteur privé.
Est-ce que ce modèle reste toujours viable ?
Cela, l’est encore, mais durant ces dernières années, je trouve que l’État cède trop facilement aux exigences du secteur privé. L’explication tient au fait que nous n’avons pas un leadership fort. Je vous donne un exemple : l’État a cédé avec la création de l’Exchange Rate Support Scheme, qui vient subventionner les pertes de change des exportateurs. Il faut souligner que le Fond monétaire international est contre ce qu’il désigne comme un arrangement préférentiel. C’est cette faiblesse de leadership gouvernemental qui explique que la grande majorité de personnalités au sein de l’Economic Development Board sont issues du secteur privé.
« (…) trop d’argent dédié à ce combat (la pauvreté absolue) est dépensé dans les salaires, à l’administration, à la location des bureaux, et très peu arrive dans les poches des gens pauvres. »
Il aurait fallu nommer des professionnels indépendants, dont les intérêts économiques sont éloignés des grands groupes. En anglais, on appelle cela, la ‘policy capture’. Aujourd’hui, on trouve des personnes du secteur privé au cœur de l’État et elles sont en mesure d’influencer la politique fiscale et économique du gouvernement. De par leur proximité avec les gens du gouvernement, certains membres du secteur privé arrivent à dicter leurs choix en fonction de leurs intérêts propres. Je ne parle pas des PME, mais des grands groupes économiques.
Est-ce que ce choix porté sur le secteur privé ne tient-il pas au fait que les entreprises gérées par l’État donnent peu de résultats ?
Je crois que si l'on crée des entreprises parapubliques pour permettre à des gestionnaires indépendants de les gérer, c’est parce que le ministre de tutelle n’est pas là pour le faire. Il confie des projets à des corps paraétatiques, afin qu’ils soient viables et leurs finances saines. L’État ne peut pas continuer à les financer, s’ils ne sont pas profitables. Si une entreprise privée fait des pertes, elle ferme, car elle a une obligation de résultat et elle met des compétences à sa direction. L’État, qui se sert de l’argent des contribuables, lui, ne met pas nécessairement des compétences à la tête de certaines de ses entreprises, et même lorsqu’il n’y a pas de résultats, il n’y a pas de sanction. Lorsque l’État nomme des personnes à la tête de nombreuses entreprises publiques et même à la fin de leurs contrats, il faut mettre sur pied une ‘performance appraisal’. Je suppose que c’est cette ‘performance appraisal’ qui a été à l’origine du récent limogeage à Airports of Mauritius.
L’année 2018 a commencé avec un grave conflit qui a opposé la Présidente de la République. On parle de trois années perdues, est-ce que ce conflit ne risquait-il pas de mal augurer 2018 ?
Depuis 3 ans, je dis que la politique prédomine l’économie depuis les scandales qui remontent à 2015. Nous sommes dans une période d’agitation, avec des affaires à la petite semaine, et là nous étions au summum de la déstabilisation de nos institutions. Je pense que l'on ne pouvait pas tomber plus bas que cela, en raison d’un manque de leadership. On a été témoin d’un certain mutisme du Premier ministre, ce qui tient au fait qu’il cumule aussi les fonctions de ministre des Finances. On avait presque oublié cela, tellement, il a abdiqué. Or, les défis sont déjà là : le Brexit, le protectionnisme américain, la faiblesse du dollar, la montée du baril. Puis, il y a le défi structurel, qui concerne la réforme de la pension de vieillesse, la réforme dans le secteur public pour davantage de productivité.
Certains observateurs font valoir la nécessité d’une refondation de la société mauricienne. Sommes-nous à la croisée des chemins ?
Je ne comprends par le terme « refondation de notre société ». Notre société est composée d’un ensemble d’individus qui ont le choix et le libre arbitre. Je suis opposé à ce que l’État vienne nous dicter nos choix. Nous ne sommes pas un pays communiste, mais une démocratie libérale. Ce qu’il nous faut, c’est un sursaut des Mauriciens pour relancer l’économie et nous remettre au travail. On a définitivement perdu l’enthousiasme des années 80 où l'on voulait travailler pour protéger ces 50 années d’État-providence, mais on a trop choyé les Mauriciens, au point qu’aujourd’hui, les gens sont amenés à croire qu’ils auront tout de l’État sans effort, sans esprit d’entreprise. Il faut se dire ceci : « Voyons ce que nous pouvons faire pour le pays, et non pas ce que le pays peut faire pour nous ».
Mais encore faut-il que les Mauriciens aiment leur pays ?
Ils aiment leur pays, mais il faut une politique qui motive les compétences à rester dans le pays. À ce titre, nos dirigeants politiques doivent donner l’exemple en montrant qu’ils travaillent dans l’intérêt du pays plutôt que de favoriser leurs ambitions personnelles.
Est-ce que le « phénomène » Macron peut-il voir le jour à Maurice ?
C’est un phénomène propre à la France et qui a émergé au centre, un courant ni à gauche, ni à droite, pour lequel les Français ont toujours eu un faible. Emmanuel Macron a réussi parce que ces derniers en avaient assez des clivages idéologiques. À Maurice, ces clivages-là n’existent pas, tous les partis se disent socialistes, mais en matière de politique économique, il n’y a pas de grandes différences. On favorise toujours une politique d’ouverture économique et on ne nationalise pas, sauf dans le cas de la BAI, qui a, elle, été provoquée.
Faut-il laisser intact notre modèle de développement tel qu’il a été conçu à l’époque de l’indépendance ?
Non, je crois qu’il faut traiter sérieusement la question de la pauvreté absolue. On peut y arriver grâce à l’‘empowerment’, par la formation, afin que cette couche de la population puisse faire partie de notre processus de développement.
Beaucoup d’argent a été consacré à la question de l’exclusion sociale, pourquoi les résultats ne sont pas là ?
Je crois que les projets ne ciblent pas suffisamment ceux qui sont dans le besoin réel. Il faudrait un véritable travail d’identification. Certes, le registre social est une bonne initiative, mais, à ce jour, trop d’argent dédié à ce combat est dépensé dans les salaires, à l’administration, la location des bureaux, et très peu arrive dans les poches des gens pauvres.
Quelle autre priorité voyez-vous se dessiner ?
Nous sommes très en retard dans l’application des nouvelles technologies dans nos entreprises, dont la numérisation des processus de fabrication, c’est-à-dire l’industrie 4.0, que l'on désigne comme la quatrième révolution. Ce sont les usines du futur, hyper-connectées, en réseau, l’intelligence artificielle et l’Internet des objets. C’est là où l’État doit envoyer des signaux forts, avec des exemptions fiscales aux entreprises qui investissent dans ces nouvelles technologies. Au lieu d’exempter les Smart cities, il faut aider les PME à s’initier à la digitalisation pour être compétitives.
Est-ce que notre système éducatif favorise-t-il l’initiation à ces nouvelles technologies ?
La formation doit s’articuler à la fois dans les entreprises et à l’université. Il faut encourager les jeunes à étudier les mathématiques, les sujets scientifiques et l’économie doivent être obligatoires durant la première année d’études. Les jeunes sont, certes, libres d’étudier les sujets de leurs choix, dont les langues et les sciences sociales mais ils doivent être sensibilisés sur l’importance d’être formés au monde du travail.
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