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Ces femmes prisonnières des harceleurs sexuels

Trois cas de harcèlement sexuel ont été enregistrés en 2016. Ce chiffre serait loin de refléter la réalité. Par honte ou par peur de représailles, de nombreuses employées se murent dans le silence. Comment les pousser à dénoncer ? Dossier.

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Trois cas de harcèlement sexuel contre les femmes ont été enregistrés en 2015 et trois en 2016, c’est ce qu’indiquent les chiffres du ministère de l’Emploi. Rien d’alarmant, direz-vous. Cependant, tout porte à croire que la majorité des cas n’est pas rapportée aux autorités. Cela pour plusieurs raisons.

Ashna est âgée de 24 ans. Elle est employée dans un centre d’appels à Ébène. La jeune femme confie avoir été victime de harcèlement sexuel de la part d’un superviseur, en décembre 2016.

Le responsable, âgé de 26 ans, lui aurait fait parvenir des notes qu’elle juge « déplacées ». De plus, selon Ashna, il l’aurait traînée de force dans les toilettes pour essayer de l’embrasser. Elle a porté plainte contre son supérieur. Le cas d’Ashna en lui même n’est pas rare, mais la jeune femme est une des rares personnes à témoigner de harcèlement sexuel sur un lieu de travail.

Anushka Virahsawmy, manager de Gender Links, estime que peu de femmes arrivent à briser le silence. Tout commence par une insinuation et  cela devient par la suite une nuisance. Pour elle, même s’il n’y a pas d’attouchements, le simple fait d’envahir l’espace personnel de l’autre est une forme de harcèlement. « Nous ne pouvons nous fier aux chiffres officiels, car de nombreuses femmes préfèrent se taire. Intimidées par leur supérieur et par crainte de représailles, elles se replient sur elles-mêmes.

Elles ont aussi peur pour leur sécurité si elles voient le harceleur en dehors du cadre professionnel. Parfois la direction essaye d’étouffer l’affaire et décourage la victime de porter plainte. On leur demande des preuves. Le harceleur ne va rien faire devant les autres membres du personnel. De plus, dans certains cas, on fait croire à ces femmes qu’elles ont mal agi, qu’elles s’habillent mal, ne se tiennent pas correctement et qu’elles ont provoqué le harceleur », explique-t-elle.

Pour Anushka Virahsawmy, une section au département des ressources humaines devrait s’occuper du bien-être des employées qui formulent ce type de doléances. Notre interlocutrice est d’avis qu’il est temps d’éduquer la population sur les lois qui protègent les femmes contre le harcèlement sexuel. Cela réduirait, dit-elle, le nombre de cas de violence envers les femmes.

Dans le cadre de la Journée mondiale de la Femme, Gender Links a organisé des ateliers de travail à l’intention des employés du secteur privé. « Nous avons abordé plusieurs thèmes, dont le harcèlement sexuel au travail. Nous ciblons également les jeunes, car ils ont une éducation différente. Ces derniers doivent comprendre que la femme doit être respectée sur son lieu de travail », souligne Anushka Virahsawmy.

Des sessions de formation sont organisées dans les entreprises privées pour sensibiliser sur le harcèlement. Un séminaire est organisé chaque mois au ministère du Travail et les droits des employés ainsi que les problèmes de violence domestique y sont abordés.

Danisha, 32 ans, a dû quitter son travail, car elle estimait que son patron voulait entretenir une relation « plus que professionnelle » avec elle. Et comme d’autres femmes dans le même cas, elle n’a pas rapporté l’affaire, car elle ne voulait pas perdre son emploi.

« Tout a commencé par des compliments. Des paroles que je prenais à la légère, car c’était très subtil. Ensuite, des messages après les heures de bureau ont suivi. Il me posait des questions sur ma vie privée. J’étais intimidée et je répondais de manière évasive pour ne pas le vexer.Mon mari est très jaloux et je n’osais pas lui montrer les messages en question. Mon supérieur insistait toujours pour que j’aille déjeuner avec lui. Je me suis dit qu’il n’y avait rien de mal à cela. Or, j’avais tort. Sur le trajet du retour, il a commencé à me caresser. J’ai résisté et je lui ai clairement dit que je n’accepterai pas cela. Et là, ce qu’il m’a dit m’a vraiment choquée. Il croyait que j’étais réceptive à ses avances, car je ne disais rien. Il a pris mon silence pour un oui », raconte Danisha.

Après cet incident, la jeune femme a changé de job. « Je ne voulais pas faire un scandale. Je suis sûre que mon époux allait me blâmer pour le comportement de mon ex-patron. J’ai préféré quitter le travail que j’aimais tant. Mon patron faisait d’ailleurs tout pour me forcer à partir, car j’avais repoussé ses avances. J’espère qu’il n’a pas recommencé avec une autre. »

Jane Raggoo : « Elles craignent pour leur emploi »

« Dans beaucoup de cas, les bourreaux rejettent le blâme sur celle qui les dénonce »

Bien que l’article 54 de l’Employment Rights Act fasse mention de violence sur le lieu du travail, cela n’offre pas vraiment une protection aux employées. C’est ce qu’indique la syndicaliste Jane Raggoo.

« Les harceleurs sont généralement les supérieurs. Bon nombre de personnes qui estiment être victimes d’une quelconque violence se taisent, craignant de perdre leur emploi. Dans beaucoup de cas, les bourreaux rejettent le blâme sur la femme qui les dénonce. Il arrive aussi que le partenaire de la victime ne la soutienne pas. Ainsi, la femme préfère vivre dans cet enfer jusqu’à ce que sa santé en pâtisse. Face à plusieurs discriminations à son égard, elle finit par soumettre sa démission. Or, on ne peut rien faire pour ces femmes qui viennent nous voir, mais ne veulent pas loger de plaintes », explique la syndicaliste.

C’est dans cette optique, souligne Jane Raggoo, que la Confédération des travailleurs du secteur privé a demandé à ce que la loi du travail soit amendée pour s’assurer que les femmes victimes de harcèlement sexuel puissent dénoncer les persécuteurs.

« Jusqu’ici, rien n’a été fait. Elles doivent se sentir en sécurité après avoir dénoncé leurs harceleurs, mais dans plusieurs entreprises à Maurice, les conditions sont réunies pour décourager la femme à s’exprimer », poursuit la syndicaliste.

Sarvesh Dosooye : « La victime est rongée par la culpabilité, croyant qu’elle est l’instigatrice »

« Dans la majorité des cas, c’est l’individu qui est au pouvoir qui est le harceleur »

Sarvesh Dosooye, psychologue du travail, explique les différents traits d’un harceleur et aborde le traumatisme de la femme qui subit le harcèlement sexuel au travail.
« Un harceleur est un individu qui veut à tout prix satisfaire ses exigences, quitte à  recourir à la force. Que ce soit pour une promotion ou une quelconque offre, il voudra obtenir quelque chose en échange. Cependant, il n’y a pas de profil fixe du harceleur. On ne naît pas harceleur. Ce dernier peut être issu de n’importe quel milieu.

Il peut être une personne qui est prête à traverser les barrières du professionnalisme ou tout simplement quelqu’un qui passe par un moment difficile. Son jugement est affecté et il ne réalise pas les conséquences de ses actes. Tout dépend aussi de la culture de la compagnie. Dans certaines entreprises, les employés sont très à l’aise avec le fait que l’on se touche en parlant, alors que dans d’autres, c’est totalement différent », explique-t-il.

Selon le pscychologue, une femme victime de harcèlement sexuel au travail est meurtrie. Il y a le sentiment de culpabilité, car elle a tendance à croire que c’est elle qui a encouragé ce comportement chez le harceleur. « Elle est aussi confuse par rapport à son attitude, car elle veut maintenir une relation purement professionnelle, alors que le harceleur attend quelque chose d’autre. Dans la plupart des cas, la femme ne dit rien et laisse le harceleur l’affecter psychologiquement ».

Selon Sarvesh Dosooye, il est malheureux que certaines entreprises rechignent à investir pour assurer un suivi psychologique continu des employé.

« C’est ainsi que les femmes parviendront à s’exprimer à cœur ouvert. L’accent doit être mis sur la prévention, c’est-à-dire connaître les causes du harcèlement et définir des stratégies pour les éviter. Nous avons constaté qu’il est futile de s’attendre à ce que les femmes le dénoncent. Dans la majorité des cas, c’est l’individu qui est au pouvoir qui est le harceleur et il estime avoir le droit d’agir ainsi. La femme, pour sa part, a peur de le dénoncer, car si justice n’est pas rendue, sa réputation est en jeu. Chaque entreprise devrait définir sa politique concernant le harcèlement et s’attacher les services de psychologues qui expliqueraient à la direction comment gérer ce genre de cas », fait-il ressortir.

Fazila Daureeawoo : « Personne ne doit se sentir intimidé ou menacé »

« Nous encourageons tous les secteurs à prendre des mesures appropriées contre le harcèlement sexuel sur le lieu de travail »

Pour la ministre de l’Égalité des genres, Fazila Daureeawoo, le harcèlement sexuel est un sujet important qui doit être abordé en urgence, afin d’assurer un environnement de travail agréable et sain à tout un chacun. « Nul ne doit se sentir intimidé ou menacé. La Gender Unit de mon ministère reçoit régulièrement les doléances des femmes. Elles font face à différents types de harcèlement au quotidien, allant du harcèlement moral (les menaces de transfert, les comportements inappropriés) au harcèlement sexuel.

J’estime que les femmes devraient pouvoir jouir d’un environnement de travail serein. Il nous faut à tout prix promouvoir une culture de respect envers les femmes. N’oublions pas qu’elles ont les mêmes droits que les hommes et doivent avoir l’occasion de participer pleinement au développement socio-économique du pays, sans crainte et sans le moindre sentiment d’infériorité », indique-t-elle.

La ministre précise qu’une campagne d’information est en cours sur les Guidelines on prevention of sexual harassment. Des affiches seront visibles dans tous les ministères et les institutions para-étatiques, afin de sensibiliser le public à ce sujet. « Nous encourageons tous les secteurs à prendre des mesures appropriées contre le harcèlement sexuel sur le lieu de travail », souligne Fazila Daureeawoo.

Témoignages

Christine : « Je n’ai pas pu me défendre »

« Une fois, nous sommes restés pour travailler sur un projet. Il m’a suivie jusqu’aux toilettes et s’est jeté sur moi... »

Christine, 23 ans, dit avoir vécu un calvaire à cause d’un collègue. Ils travaillaient dans la même équipe pendant plus de deux ans. « Mon collègue m’appelait sans cesse et m’envoyait des photos obscènes de lui. Il était au courant que j’étais en couple, mais cela ne semblait guère le décourager. Une fois, nous sommes restés tard au bureau pour travailler sur un projet. Il m’a suivie jusqu’aux toilettes et s’est jeté sur moi dans le couloir. Il était bien plus grand que moi et je n’ai pas pu me défendre. Il m’a fait des choses, alors que je n’étais pas consentante. Il m’a embrassée à plusieurs reprises et il m’a menacée. Il m’a dit qu’il allait raconter à mon petit ami que je lui faisais des avances. »

Pendant plusieurs jours, elle dit s’être murée dans le silence. Christine ne voulait pas que son petit ami intervienne et que cela se termine par une scène au bureau. « Il a fallu prendre une décision pour mettre un frein à cela. Je n’arrivais plus à me concentrer au travail. Je passais mon temps à pleurer dans ma chambre. Quand il a appris ce qui s’était produit, mon petit ami m’a soutenue. Il avait confiance en moi et m’a incitée à porter plainte. Après mûre réflexion, j’ai tout révélé à la direction et des sanctions ont été prises contre mon collègue. Mais les gens vous jugent quand vous rapportez un cas de harcèlement. La femme est qualifiée de menteuse ou de provocatrice. Depuis, mes collègues se sont éloignés de moi », relate la jeune femme.

Brinda, 24 ans : « Elle envahissait tout mon espace au bureau »

Au début, Brinda s’estimait chanceuse d’avoir un bon travail et une supérieure attentionnée. « Je me disais qu’elle voulait que je progresse. Elle n’aimait pas que je me mêle aux collègues. À chaque fois qu’elle passait par mon poste, elle me caressait les cheveux ou la nuque. Elle m’invitait à passer la soirée chez elle quand son mari était absent. Elle me faisait des faveurs et mes collègues n’appréciaient pas cela. Certains ont même pris leur distance », raconte la jeune femme.

Les caresses etles allusions répétées n’ont pas éveillé les soupçons de Brinda, jusqu’à ce que la supérieure aille plus loin. Quand on est dans cette situation, on ne réalise pas qu’il s’agit de harcèlement, lance-t-elle.

« Après quelques mois, elle envahissait tout mon espace et m’empêchait de parler aux autres. Ma supérieure me faisait des crises de jalousie. Elle m’appelait pendant la nuit et me parlait pendant des heures. J’étais dans son bureau, quand elle a voulu m’embrasser. Je n’ai rien pu faire, car j’étais intimidée. Je suis rentrée bouleversée. Je ne savais pas ce qui m’attendait le lendemain. Elle a pris mon silence pour un accord et a cherché à recommencer. Cette fois, j’ai refusé », dit la jeune femme.

Après cet épisode, la relation avec sa supérieure se dégradera, indique Brinda. « La suite vous la devinez. Elle m’a rabaissée pendant les réunions et m’insultait sans raison. Elle voulait que je fasse le travail des autres. Mon état de santé s’est détérioré et j’ai dû soumettre ma démission. Aujourd’hui, je suis sans emploi. Seule ma mère est au courant cette histoire. J’ai peur de me retrouver dans un nouveau cadre professionnel », explique-t-elle.

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