Interview

Yousuf Mohamed : «La prescription acquisitive des terres est malhonnête et immorale»

Yousuf Mohamed

Le Senior Counsel Yousuf Mohamed revient sur la conférence de presse du nouveau chef juge, Eddy Balancy, qui a promis d’être un juge de terrain. Me Mohamed donne aussi son point de vue sur la Land Court.

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Eddy Balancy succède à kheshoe Parsad Matadeen au fauteuil de chef juge. Comment accueillez-vous cette nomination ?
Nous avons perdu un chef juge d’expérience et nous trouvons aujourd’hui un chef juge avec beaucoup d’énergie et d’initiatives. Ce qui fait honneur à la succession. Et je constate que Monsieur Balancy est déterminé à mettre de l’ordre au sein du judiciaire et au barreau. Cela augure d’un avenir honorable pour la profession légale.

Il promet d’être un chef juge de terrain. À quel point est-ce possible ?
Malgré ce désir honorable, ce ne sera pas toujours possible. Je ne le vois pas continuer à le faire. L’administration est le travail du Master and Registrar. Le chef juge a d’autres tâches, comme écouter les réclamations et les appels. Malgré sa détermination, je vois mal Monsieur Balancy faire cela.

Des cours sans un mobilier ou des infrastructures appro-priés, cela a étonné le chef juge. Est-ce une exception ou une réalité récurrente des autres cours également ?
Il a visité la Bail and Remand Court. Je suis d’accord qu’elle est dans un état déplorable. Il faut se demander comment on en est arrivé là ? Je crois que des avocats nerveux passent leur temps à éplucher le marocain, quand ils n’ont rien à faire ou quand ils sont stressés, à cause d’un dossier sur lequel ils travaillent. Monsieur Balancy serait d’accord que, même à la cour intermédiaire, tout n’est pas rose. Des câbles pour le digital recording trainent ici et là, et on peut facilement se casser la figure. La cour de Rose-Hill laisse aussi à désirer.

Et que dire des locaux que le gouvernement loue ? En l’occurrence, la cour de Souillac, qui a été relogée dans un bâtiment à Surinam. Moi-même, je ne suis pas satisfait. Idem pour les tribunaux de Mapou et de Pamplemousses. Cependant, personne n’est à blâmer. Il s’agit avant tout d’une question d’argent. Je me demande s’il n’y a pas de finances pour construire des tribunaux dignes de ce nom comme auparavant. Le chef juge effectue des visites et veut s’occuper du côté esthétique. Mais pour cela, il y a des Court Managers qui en répondent au Master and Registrar. J’espère que faire de telles visites ne l’embarrassera pas dans son travail de chef juge.

Le chef juge sera occupé pendant six mois à se concentrer sur la réforme qu’il souhaite apporter au judiciaire. Que-ce qui doit être prioritaire ?
Il faut savoir si le gouvernement dispose de fonds pour ériger de nouveaux bâtiments. Puis, Monsieur Balancy doit s’occuper des officiers de la cour, tous postes confondus, et savoir qui fait quoi. Il a un droit de regard sur tout cela. Il y a aussi l’état déplorable des toilettes dans les cours. Plusieurs  jugements ne sont pas rendus rapidement, comme l’a souhaité le Judicial Committee du Privy Council, car les magistrats et juges sont débordés. On ne peut pas les blâmer. J’ai moi-même été témoin qu’un magistrat ait eu à céder sa salle d’audience à un autre, car il manquait de salles. Auparavant, quand une affaire était prise, on l’écoutait chaque jour jusqu’à ce qu’elle prenne fin. Aujourd’hui, le cas est renvoyé ultérieurement, dépendant de la disponibilité des avocats, du schedule du juge ou du magistrat. Très souvent, les témoins sont absents. Ou le policier dit que le dossier n’est pas encore ficelé, car tous les documents ne sont pas disponibles, à cause du policier qui était en charge précédemment… Tout cela prend un temps infini à la justice. Franchement, je plains Monsieur Balancy. Est-ce qu’il aura le temps de faire tout ce qu’il désire faire ? Je lui souhaite bonne chance. Cela dit, j’admire son énergie. Je pense que c’est dû au fait qu’il fait beaucoup de sport et joue au foot. Je jouais d’ailleurs avec lui et après moi, mon fils Shakeel.

Les chefs juges ayant de bonnes intentions, on en a vu beaucoup. Qu’est-ce qui souvent bloque ces réformes ?
Je ne suis pas expert en administration. Il s’agit avant tout d’un problème de budget. Il n’y a pas suffisamment d’argent pour réformer. Puis, la réforme doit être discutée pas seulement au niveau de la cour Suprême, mais aussi entre le chef juge et le Premier ministre, qui occupe aussi le portefeuille des Finances. Il faut tomber d’accord pour financer la réforme.

Le nouveau chef juge explique la lenteur judiciaire par le fait que des avocats seniors délèguent leurs tâches à des juniors ne maîtrisant pas les dossiers concernés. Il qualifie cette pratique de cancer qu’il faut soigner...
Il a peut-être raison, mais en tout cas, quand je délègue un dossier à un junior, je lui donne des instructions claires et nettes et je m’assure qu’il maîtrise le dossier. Sinon, hors de question qu’il aille en cour. Quand le chef juge dit cela, je ne sais pas s’il a une personne spécifique en tête ou si c’est d’ordre général.

Rendre la justice plus accessible, telle est la devise de tous les nouveaux chefs juges. Qu’est-ce qui fait que la justice reste encore inaccessible....
La pauvreté. C’est tout ce que je peux dire. Si chaque avocat était d’accord pour faire un maximum de pro bono, tout comme les avoués, cela aurait beaucoup aidé. Au début de ma carrière, une personne avait été prise en flagrant délit de mendicité près des magasins, acte qui était prohibé. Elle est venue me voir pour la défendre. J’ai remporté cette affaire car j’ai pu prouver que c’étaient les propriétaires qui lui demandaient de passer. Jeune avocat à l’époque, comment aurais-je pu demander à cette personne de me payer ?

Partagez-vous le même avis qu’Eddy Balancy, qui compte décourager les cas frivoles ?
Là-dessus, je suis tout à fait d’accord avec lui. Il y a des affaires logées en Cour suprême dont la défense est ridicule. Des fois, c’est juste pour satisfaire le client et on n’arrive même pas au but ultime : la légitimité des droits du plaignant.

Votre avis sur l’introduction du ‘legal fees and cost rules’ en juillet prochain ?
Il y a un grand débat là-dessus. Si les coûts deviennent trop élevés, cela va décourager les gens qui n’ont pas les moyens d’entrer un cas en cour. Il faut se rendre à l’évidence : tout le monde ne peut pas payer. Il faut donc penser à eux. On me dira qu’il y a le legal aid. Sauf qu’il y a une enquête sur la capacité financière des personnes. Est-ce qu’on leur dira : vous ne pouvez aller en cour parce que vous n’avez pas les moyens ? Sir Veerasamy Ringadoo, de qui j’étais très proche, m’a dit : ‘This is a profession where you can help people. Do not always think about money’. Il avait raison. Je suis un Head of Chamber et j’ai huit avocats. Nous faisons beaucoup de pro bono. Les veuves et les orphelins, il faut les aider. Ou encore une victime d’accident de la route. Et de par la déontologie, on ne demande que le strict minimum.

Il y a un débat sur la nécessité d’une Land Court. Votre avis sur le sujet ?
Quand il y avait la commission d’enquête sur la prescription des terres, présidée par Madame Hamuth-Laulloo, je suis parti déposer. J’ai dit que j’étais contre la prescription acquisitive. Je trouve malhonnête, voire immoral que quelqu’un s’absente du pays pour une raison quelconque et qu’une autre personne se déclare propriétaire, simplement parce qu’elle a occupé le terrain de celui qui n’était pas là. On doit abolir cette forme d’acquisition à Maurice. Ainsi, des propriétés sucrières en ont profité, non satisfaites des concessions obtenues du temps du gouvernement français. Je ne suis pas d’accord que des héritiers se retrouvent sur la paille, parce que les terrains de leurs ancêtres ont été prescrits par certaines personnes très souvent malhonnêtes. Suite au travail de cette commission, c’est au gouvernement de légiférer.  

N’y a-t-il pas trop d’avocats pour notre petite population ?
Le défunt juge Lallah présidait une commission sur la possibilité d’avoir des avocats  produits localement. Selon lui, c’était pour la démocratisation de la profession. Aujourd’hui, nous avons quelque 800 avocats pour une population de 1,2 million. à l’époque, j’étais président du Bar Council et on pensait que cela allait noyer la profession. Pour lui et peut-être pour beaucoup d’autres, j’avais tort. Certains avocats ayant fait leurs études à Maurice sont très bons. Toutefois, avec le grand nombre d’avocats, la compétition est devenue féroce pour obtenir des clients. Certains travaillent même pour dipin diber. Il est bien possible que le niveau baisse chez certains.

Et des avocats, comme vous, qui réclament des honoraires élevés…
Allez voir parmi les seniors. Comparez nos honoraires. Vous verrez que Yousuf Mohamed est le moins cher !

 

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