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Tahir Wahab : «Maurice n’est plus en mode d’urgence mais reste dans une « zone grise»

Tahir Wahab

Économie, sociale, finances ou encore actualité politique. L’interview de Tahir Wahab, sans prétention de l’être, sonne comme un rappel sans complaisance aux tenants des affaires de Maurice. L’expert-comptable et observateur économique rappelle que le temps des lauriers est bel et bien terminé, la population attendant des actions.

Depuis la reprise post-Covid, comment se portent les différents secteurs économiques de Maurice ? Quels sont les secteurs qui réussissent à sortir la tête hors de l’eau et quels sont les facteurs qui favorisent leur retour à la croissance ?
L’économie mauricienne aborde l’année 2025 dans un climat paradoxal, mêlant rebond visible, fragilités persistantes et impatience sociale croissante.

Trois ans après la pandémie, Maurice n’est plus en mode d’urgence mais reste dans une « zone grise » : la croissance repart sans véritable prospérité, les investissements redémarrent mais demeurent fragiles, et les réformes avancent lentement. Le défi est désormais de passer d’une économie de rattrapage à une économie de transformation fondée sur la productivité, la gouvernance, la technologie et une meilleure redistribution.

La dynamique reste contrastée : le tourisme progresse grâce à la demande internationale et à la roupie faible ; les services financiers doivent monter en gamme avant l’évaluation ESAAMLG ; l’ICT/BPO croît malgré une forte pénurie de talents ; le commerce, la manufacture, l’agro et la pêche souffrent de marges réduites et d’une dépendance aux importations. La reprise, bien réelle, demeure inégale et vulnérable, nécessitant une stratégie plus cohérente et inclusive.

Les soutiens de l’État aux entreprises et aux salaires durant le confinement ont-ils été déterminants ?
La pandémie a provoqué un traumatisme économique profond, et les aides publiques ont empêché une destruction massive d’emplois et d’entreprises. Le Wage Assistance Scheme, les aides aux indépendants, les reports fiscaux et les interventions de la Banque de Maurice (BoM) et de la Mauritius Investment Corporation (MIC) ont évité l’effondrement du tourisme, du commerce et des PME.

Cependant, ce soutien d’urgence a un coût lourd : déficit public et dette qui atteignent aujourd’hui 85–90 % du PIB. L’expansion du rôle de la BoM et de la MIC dans des opérations quasi-budgétaires crée aussi des zones floues entre politique monétaire et budgétaire, avec des risques de gouvernance.

En résumé, ces mesures ont sauvé le présent, mais elles peuvent hypothéquer l’avenir. Le vrai défi est désormais de reconstruire sur des bases plus solides pour éviter que l’urgence ne devienne une dépendance permanente.

Deux groupes hôteliers annoncent avoir remboursé les prêts obtenus de la MIC. Cela démontre-t-il que le secteur du tourisme renoue avec la rentabilité ?
Le remboursement anticipé des prêts MIC par certains groupes hôteliers est un signal encourageant : il reflète des flux de trésorerie renforcés et une volonté de réduire la dépendance à l’aide publique. Mais cette tendance ne représente pas l’ensemble du secteur. Tous les hôtels n’ont pas la même solidité financière, et la reprise repose encore sur des facteurs exceptionnels comme le rattrapage post-Covid, la dépréciation de la roupie et des investissements reportés. Avec 56,8 milliards de roupies injectées dans 60 entités, la performance de quelques leaders ne suffit pas à conclure à une reprise généralisée.

Le secteur reste vulnérable aux chocs géopolitiques, au coût du carburant et à la concurrence régionale. Le modèle « sun-sand-sea » doit évoluer vers des offres plus diversifiées : culture, sport, bien-être, gastronomie ou écotourisme. Cette transition exige une clarification du rôle de la MIC et une transparence accrue.

C’est aussi le moment d’ouvrir l’actionnariat touristique via le crowdfunding, afin de rendre ce secteur plus inclusif et bénéfique à l’ensemble de la population.

Le nouveau gouvernement est-il en train de mettre en place des conditions économiques et sociales ayant pour objectif d’attirer des IDE ?
On observe certains signaux positifs, mais la question n’est plus « combien d’incitations ? », elle porte désormais sur la crédibilité et la prévisibilité du cadre économique. Le climat des affaires reste flou, avec une fiscalité alourdie, un cost of doing business en hausse et des réformes annoncées — ajustements fiscaux, refonte des régimes immobiliers, simplification et digitalisation via l’EDB.

Pourtant, pour les investisseurs sérieux, le critère déterminant reste la confiance institutionnelle. Les décisions d’investissement reposent sur une stabilité réglementaire sans changements brusques, une gestion responsable de la dette et du déficit, la solidité des institutions, ainsi que sur la disponibilité des talents et compétences techniques, digitales, managériales, compliance, data, ingénierie.

Maurice demeure attractif par sa localisation, son cadre de vie et une fiscalité encore compétitive, mais doit impérativement améliorer la prévisibilité des politiques publiques (policy consistency) et renforcer sa capacité à exécuter des projets complexes on time, on budget, on quality.

Les récents soutiens annoncés par le ministre Sik Yuen en vue de stabiliser les prix de certains produits sont-ils efficaces ?
Les subventions récemment annoncées sur certains produits essentiels ont certes permis de limiter temporairement la hausse des prix, d’atténuer la grogne sociale et de protéger les ménages les plus vulnérables. Mais elles ne font que soulager le symptôme, sans traiter les véritables causes de l’inflation : coût du fret, marges dans la chaîne de valeur, manque de concurrence, faible productivité dans la logistique et le retail.

Or, ces aides ponctuelles ne constituent pas une véritable politique des prix et risquent d’installer le pays dans une logique de « pompiers budgétaires », où l’État multiplie les interventions sans corriger les déséquilibres structurels.

Une stratégie durable devrait plutôt cibler des transferts directs aux ménages, renforcer la concurrence entre importateurs et distributeurs, investir dans des chaînes d’approvisionnement plus efficaces et diversifiées, et soutenir davantage la production locale.

La stabilisation durable des prix passe avant tout par une réduction des coûts structurels, via une restructuration de la chaîne d’importation, un contrôle renforcé des pratiques anticoncurrentielles, un soutien plus ambitieux à la production agricole locale et une réduction des marges excessives sur certains produits.

Je pense que cet argent aurait été mieux utilisé pour subventionner le carburant, car son prix influence l’ensemble de l’économie. Une baisse des prix du carburant aurait généré un effet multiplicateur, réduisant les coûts d’acheminement, allégeant les charges des entreprises et entraînant un recul plus large et plus durable des prix.

Que faudrait-il pour que l’économie mauricienne parvienne à mettre en place de nouveaux piliers économiques ? Et sur quels soutiens étrangers faudra-t-il compter ?
Maurice ne manque pas d’idées : elle manque plutôt de focus, de cohérence et d’exécution. Pourtant, le potentiel pour bâtir de nouveaux piliers économiques est réel, à condition d’une stratégie disciplinée.
Maurice peut bâtir de nouveaux moteurs de croissance en misant sur le health & medical tourism, grâce à l’excellence médicale et hôtelière. Le pays doit aussi développer la fintech/regtech avec des services à forte valeur ajoutée, exploiter la blue economy via les services maritimes et la formation, accélérer les énergies renouvelables (solaire, éolien, micro-réseaux, PPP) et moderniser son infrastructure portuaire pour devenir un véritable hub africain du commerce international.

Pour concrétiser ces ambitions, Maurice devra attirer des partenariats étrangers ciblés, créer des zones d’innovation à réglementation allégée et surtout renforcer son capital humain. Le pays ne peut compter uniquement sur ses propres moyens : il doit attirer talents, compétences et technologies internationales.

Les indicateurs montrent une croissance positive, mais qui peine à se traduire par une amélioration tangible du niveau de vie. Comment expliquer cette incohérence ?
Selon les dernières prévisions SBM Insights et du FMI, Maurice devrait enregistrer une croissance de 3,2 % en 2025. Cependant, cette progression macroéconomique reste fragile et inégalement ressentie, ne se traduisant pas encore par une amélioration tangible pour la majorité des ménages.

Plusieurs facteurs expliquent ce décalage. D’abord, une partie de la croissance est tirée par la dépense publique et la dette, et non par de véritables gains de productivité dans le secteur privé. Deuxièmement, l’inflation persistante, même modérée (3 à 4 % officiellement), combinée à la dépréciation durable de la roupie, ronge le pouvoir d’achat réel des ménages. Troisièmement, la croissance est très concentrée dans des secteurs capitalistiques tels que le tourisme haut de gamme, l’immobilier et le global business — dont les retombées ne rejaillissent pas pleinement sur la classe moyenne.

En résumé, l’économie se porte mieux sur le papier, avec la reprise du tourisme, la stabilité financière et l’amélioration des indicateurs macroéconomiques, mais cette amélioration ne se reflète pas encore dans la vie quotidienne des ménages et des petites entreprises.

À cela s’ajoute un élément déterminant : la confiance envers le gouvernement s’est affaiblie, notamment après la réforme brutale du système de pension. Cette décision, perçue comme précipitée et insuffisamment expliquée, a profondément marqué l’opinion publique. Elle a provoqué un choc émotionnel durable et éclipsé d’autres mesures positives, reléguées au second plan par un sentiment d’insécurité et d’injustice.

En économie, la confiance est un actif intangible mais essentiel : elle influe sur la consommation, l’investissement et même sur l’acceptation sociale des politiques publiques. Aujourd’hui, cette absence de confiance amplifie le fossé entre la performance économique globale et le ressenti des citoyens.

Ainsi, même lorsque les indicateurs s’améliorent, une partie de la population a le sentiment que les décisions publiques ne sont plus prévisibles ni véritablement alignées sur ses préoccupations quotidiennes.

La vie politique locale a été marquée dernièrement par la menace de démission du DPM. Quel aurait pu être l’impact d’une telle décision sur le moral des entrepreneurs et autres éventuels investisseurs un an à peine après l’installation du nouveau gouvernement ?
Les investisseurs n’aiment pas les surprises politiques, surtout à peine un an après l’installation d’un nouveau gouvernement. Ceci dit, dans une démocratie, ce genre de turbulences politiques n’est pas anormal et peut même être salutaire.

L’histoire politique mauricienne nous rappelle qu’auparavant, certains gouvernements ont tenu leur majorité avec un seul député d’avance et Maurice a une longue tradition de résilience institutionnelle qui permet aux entreprises de fonctionner même avec un certain bruit politique de fond.

Mais cette situation doit servir de wake-up call aux élus : ils ne peuvent pas dormir sur leurs lauriers. Aujourd’hui, certains ministres semblent croire que leur participation à des événements, leurs discours ou leurs photos officielles constituent un bilan en soi. Il faut leur rappeler que l’heure des discours est terminée : la population veut des réformes avec des résultats, de l’exécution, et des retombées tangibles pour la population. Lorsqu’un ministre n’apporte pas de résultats, je crois fortement qu’un réajustement ministériel devient nécessaire, au lieu d’attendre, pour mettre des élus qui ont la volonté et la passion de servir activement.

Par ailleurs, je constate que la démocratisation de l’économie semble avoir disparu du débat, alors qu’elle est fondamentale pour l’avenir du pays. Sans une redistribution plus équitable des richesses et une participation accrue des Mauriciens à la création de valeur, aucune transformation durable ne sera possible.

Il est temps de repenser nos modèles, secteur par secteur, et de redessiner une meilleure distribution des richesses et une inclusion économique réelle.

Le changement ne peut plus rester un mot d’ordre abstrait ni devenir un prétexte pour des décisions brusques et sans consultation. Il doit s’appuyer sur un véritable mindset de création de valeur, un esprit de value added, visant à améliorer concrètement la vie des citoyens.

Sommes-nous en retard sur l’utilisation des technologies nouvelles, l’intelligence artificielle et la robotique entre autres dans notre écosystème ?
Maurice accuse aujourd’hui un retard technologique préoccupant, surtout face à des pays comme Dubaï, Singapour ou l’Estonie qui ont déjà bâti des stratégies nationales d’intelligence artificielle (IA) cohérentes et ambitieuses.

Les signaux d’alerte sont visibles : peu de programmes d’IA dans les universités, une adoption lente par les PME, très peu de robots dans nos usines, une administration encore lourde et peu digitalisée, et une forte dépendance à la main-d’œuvre étrangère dans la construction, le textile ou les services.

Penser qu’un simple strategic plan ou la création symbolique d’un robot fera de Maurice une nation technologique est du rêve en plein jour.

Le pays doit impérativement attirer des investisseurs étrangers dotés d’une expertise pointue dans des domaines variés tels que l’IA générative, la cybersécurité, le cloud, la blockchain, la robotique, la biotech, le métaverse, les data centres. Le développement d’un véritable écosystème exige une ouverture internationale, des transferts de compétences et une collaboration active entre talents locaux et experts étrangers.
Le véritable retard du pays est aussi culturel et organisationnel. Quelques banques, télécoms et grands groupes utilisent déjà l’IA pour les chatbots, le scoring ou l’analytics. Mais la majorité des PME, des services publics et même certaines grandes entreprises fonctionnent encore avec des fichiers Excel, des processus papier et une faible culture d’expérimentation.

Le gouvernement ne peut pas, à lui seul, porter une transformation d’une telle ampleur, d’autant que le budget public consacré à la digitalisation reste limité. Adopter la technologie ne suffit pas : il faut aussi des personnes capables de l’utiliser, de l’adapter et de l’améliorer, surtout dans les services publics. Sans capital humain formé, la technologie n’est qu’un décor.

Une nation technologique ne se décrète pas avec des actions timides, elle se construit avec des talents, des investissements et une vision durable.

De plus en plus de voix s’élèvent afin que nous nouions davantage de liens tous azimuts sur le continent africain dans une relation ‘gagnant-gagnant’. Comment peut-on y arriver ?
La diplomatie mauricienne doit désormais changer de culture. Les enjeux actuels ne sont plus administratifs, mais profondément stratégiques, économiques et technologiques. Chaque ambassade devrait devenir un véritable business development hub, pour faciliter des partenariats et attirer des investissements.

Maurice doit adopter une diplomatie économique offensive avec multiplication des missions, signature de MoUs, modernisation des accords fiscaux et implantation ciblée d’entreprises mauriciennes dans des capitales africaines.

Mais aller vers l’Afrique exige aussi un changement de posture, d’un simple discours de “gateway” à celui de partenaire opérationnel avec des joint-ventures réels, co-investir, avec des équipes mixtes mauriciennes et africaines dans des secteurs comme l’énergie, l’agro-industrie, la fintech, l’éducation ou encore la santé.

Cette stratégie doit aussi s’appuyer sur des partenariats globaux avec l’Inde (technologie, pharmacie, éducation), la France (tourisme, culture, agriculture moderne), les Émirats (logistique, aviation, finance), la Chine (infrastructures, technologie).

La question de l’attractivité au niveau des salaires reste d’actualité à Maurice, de nombreux jeunes préférant aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs. Que doivent faire les entreprises locales afin d’attirer les compétences locales ?
Le départ des jeunes n’est pas un caprice mais un arbitrage économique. Beaucoup estiment qu’ils n’ont pas de perspectives de carrière solides à Maurice.

La frustration des jeunes s’explique aussi par un calcul rationnel : salaires d’entrée insuffisants face au coût de la vie, perception d’un système fermé, absence de transparence dans les promotions, emplois peu innovants et manque d’opportunités internationales structurées. Changer de gouvernement ne changera rien si leur expérience quotidienne reste inchangée.

Pour inverser la tendance et regagner leur confiance, il faut : des logements abordables, des recrutements transparents, un soutien réel aux startups, des programmes internationaux formels (stages, mobilité, formations). Les jeunes veulent des perspectives réelles, pas des slogans.

De nombreux chefs d’entreprises remettent sur l’ouvrage l’idée qu’il faut que les Mauriciens travaillent mieux et plus afin que nos entreprises deviennent plus compétitives à l’international. Est-ce que ce souhait est-il justifié ?
Le discours sur la productivité est souvent mal posé. Oui, Maurice doit progresser, mais la productivité n’est pas qu’une question de bonne volonté individuelle : c’est un système. Elle dépend de l’organisation, des outils, des processus, du management et de la formation.

Le modèle gagnant repose sur un contrat équilibré : investissement des entreprises dans la technologie et la formation, engagement des salariés sur des objectifs clairs et partage équitable des gains.

La productivité durable n’émerge pas de slogans, mais de systèmes efficaces, de leadership cohérent et d’une vision partagée.


 

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